Chacun a son adorée, chacun la trouve la plus belle, chacun débite sa romance, chacun est persuadé d'avoir en elle un objet sans pareil pour le plaisir, chacun voit l'éternité dans son amour. Le sage, lui, se dit qu'il est certes agréable d'aimer, également d'être aimé ou de croire l'être, mais que si ce n'eût été celle-ci et par celle-ci, c'eût été celle-là et par celle-là, qu'il n'y a donc pas lieu de s'echauffer, d'attester les cieux et les enfers, d'exagérer son bonheur ou son malheur, mais de jouir de la musique tant qu'elle joue et tant qu'on peut jouer.
L'amour, c'est le physique, c'est l'attrait charnel, c'est le plaisir reçu et donné, c'est la jouissance réciproque, c'est la réunion de deux êtres sexuellement faits l'un pour l'autre. Le reste, les hyperboles, les soupirs, les élans de l'âme sont des plaisanteries, des propos pour les niais, des rêveries de beaux esprits impuissants.
Je ne suis pas si sec qu'on pourrait le croire pour cela. Une action généreuse? Aussitôt mes yeux se brouillent d'émotion. Je raconte souvent cette anecdote. Je la tiens d'un jeune officier qui me rendait visite au Mercure pendant la guerre et qui avait été témoin du fait. Après une affaire assez sérieuse, on avait emmené dans une ambulance un groupe de blessés, au nombre desquels un capitaine français fort endommagé et un soldat allemand qui n'en menait plus large. Toute l'ambulance se précipitait vers le capitaine. Celui-ci, arrêtant tout le monde d'un geste: « Prenez le "boche". Il est plus pressé que moi ». Je tire mon chapeau, de loin, à cet homme. Il valait mieux que le métier qu'il avait choisis.
Frédéric Lefèvre, grand admirateur de Valéry. Il a écrit tout un gros volume pour expliquer, éclairer, commenter, interpréter ses vers et ses proses, établir leur signification exacte, ce qui est bien le travail littéraire le plus sot qui puisse être. Un jour que j’arrivais aux Nouvelles Littéraires et que je le voyais encore plongé dans son exégèse, je lui dis: « Eh! bien, Lefèvre, comment va votre maladie valéryenne? »
J'ai passé les années de la guerre fort tranquillement. Je me moquais complètement des événements. Je vous dirai que j'étais amoureux. Cela renforçait encore mon indifférence naturelle. Je n'étais ni d'un côté ni de l'autre. Les deux, pour moi, se valaient. Des deux côtés, la même duperie. V... me disait un jour: « Vous êtes étonnant! Vous continuez à jugez les choses, comme cela, tranquillement... — Je suis désolé, lui dis-je. Je ne peux tout de même pas devenir bête du jour au lendemain. » Que de jolis traits j'ai vu, de bêtise, de crédulité, de mensonge, de bassesse, de sauvagerie, d'abaissement de soi! Cela le patriotisme? Merci, merci. Gardez-le pour vous.
Paul Léautaud - Entretiens (Partie 1).