Comment résumer, ou même simplement appréhender un tel livre ? Si ce n'est pas tout à fait un coup de coeur, je peux quand même affirmer que ce roman m'a fait forte impression ! et pour cela, il me faut avant tout remercier (une fois encore) Lirtuel, la bibliothèque virtuelle belge francophone gratuite, qui a eu la bonne idée de proposer cette histoire dans son catalogue !
Mais je le dis aussi d'emblée : âmes sensibles s'abstenir, car plus d'un passage de ce livre est réellement insoutenable, même s'il ne s'agit « que » de fiction relevant de la fantasy, mais qui touche quand même à ce qui ressemble à un véritable génocide.
Le résumé le dit mieux que moi, mais tentons malgré tout : dans un monde imaginaire du nom de Zanabé, vivent deux peuples, les Kétas et les Lius… qui, depuis une « Catastrophe » toujours présentée avec une majuscule, mais jamais vraiment expliquée jusqu'à la fin, a vu une séparation effective et même légale de ces deux peuples. Les Kétas sont les dominants, les maîtres et seigneurs, les seuls ayant de réels droits, tandis que les Lius vivent sous le joug (et les nombreuses exactions) des premiers, dans des villages plutôt pauvres éloignés des centres urbains, et ont réellement intégré cette notion d'êtres inférieurs malgré quelques élans de révolte ici ou là.
Dans ce monde terriblement divisé, c'est une jeune narratrice qui s'exprime à la première personne du singulier : Taena, jeune femme Liu, a abouti dans un village de son peuple, après avoir complètement perdu la mémoire, malgré des bribes de phrases, toutes visant à la révolte active contre les Kétas, qui surgissent régulièrement à son esprit, venant d'un passé qu'elle ne connaît plus. Dans ce village, elle est accueillie avec chaleur et bienveillance, notamment par un Guérisseur dont la renommée s'étend de plus en plus, Eïvan. Ce dernier, admiré par les siens, parfois raillé pour sa prétendue grande naïveté, et vaguement craint par certains Kétas, reste persuadé envers et contre tout que seul l'amour et la compréhension entre les deux peuples pourra sauver leur monde…
Dans ce contexte plus qu'électrique, l'autrice introduit un certain nombre de notions plus ou moins ésotériques, dont par exemple le « Lieu du silence » où chacun, après un entraînement spécifique et assidu, peut retrouver son moi intérieur le plus profond, généralement sous la forme d'un animal – c'est ainsi qu'Eïvan est le fameux Cerf du titre, tandis que Taena se trouvera très vite capable de rejoindre son propre Lieu du silence sans avoir jamais suivi d'entraînement, avec tous les dangers que cela comporte – car, évidemment, il faut bien un peu de piquant, on ne rejoint pas ce Lieu de silence sans risque pour sa propre santé mentale. Si cet aspect-là est plutôt bien travaillé, et heureusement car il très présent dans l'histoire et essentiel à sa compréhension générale, je dois dire que son côté « melting-pot » de diverses spiritualités – ésotériques, aussi, comme je disais plus haut – qui sont ici certes centralisées pour le propos de l'autrice et tout à fait maîtrisées, ne m'a pas tout à fait convaincue, mais ça reste plutôt beau et agréable à lire.
Après tout, il faut bien qu'il y ait du « beau » quelque part, car ce livre est aussi très dur à plus d'un endroit, voire même insoutenable : âmes sensibles s'abstenir ! Sans vouloir trop divulgâcher, on a droit à des passages portant sur la déportation planifiée des habitants des villages Liu, et organisée manu militari (au sens propre comme figuré) par les Kétas, vers les régions les plus inhospitalières de leur monde… afin de, on l'a compris, éradiquer ce peuple ! Ces passages-là, qui font une grosse moitié du livre (je dis ça « à la grosse louche ») à partir du moment où, comme par hasard, Taena commençait justement à aller mieux dans son village d'adoption, sont vraiment rudes et je n'ai pas pu les lire d'une traite…
Le pire, sans aucun doute, c'est qu'ils font écho à toute une série de situations connues (anciennes ou plus récentes) de par le monde, dans lesquelles un peuple d'hommes supposément « supérieurs » cherche à asservir, voire anéantir un autre peuple qu'il considère comme inférieur ou tout simplement gênant. Et certaines images, faisant partie de l'inconscient collectif, ressurgissent alors avec force… et un certain dégoût. Ai-je besoin de préciser ? Réellement, les Kétas sont les nazis face à tous les « Lius » qu'ils ont envoyés dans des camps ; ils sont les Blancs qui ont pratiqué la tristement connue « traite des nègres » (dans des conditions qui n'avaient rien à envier à la déportation massive, à pieds, de nos Lius ici); ils sont les colons juifs en Israël qui voudraient que tous les Palestiniens disparaissent et les ont déjà parqués sur des terres réduites ; ils sont les Turcs lors de l'exode des Kurdes si magnifiquement et terriblement relaté par
Ian Manook dans «
L'oiseau bleu d'Erzeroum » ; et il y a hélas encore bien d'autres exemples de ce qu'on ne peut appeler autrement qu'un génocide !
Le fait, en plus, que l'écriture soit fluide et très visuelle, renforce le sentiment de malaise qui ne cesse de grandir – autant qu'un certain émerveillement lors des passages dans le « Lieu du silence », du moins quand ça se passe bien, même si on reste un en retrait de cette approche de l'histoire.
Et pourtant, ici, s'il y a génocide, il rend le lecteur réellement incrédule. En effet, d'emblée, une question m'est venue à l'esprit : à part le fait que les Kétas ont les cheveux nattés (ce qui est interdit aux Lius, au risque d'aller en prison !) et portent des colliers de disques de métal, je cite : « blasons familiaux auxquels chaque génération ajoutait un nouveau rang » (ce qui est donc tout autant interdit aux Lius, qui n'ont de toute façon pas les moyens de s'offrir de tels colliers !) ; bref, à part ces deux particularités très visibles, mais tout à fait extérieures et « artificielles » en réalité, rien ne semble réellement distinguer ces deux peuples – que ce soit une couleur d'yeux, de cheveux, de peau, une différence marquée et systématique de taille, une différence notable dans les us et coutumes, ou que sais-je encore : non, rien de tout cela ! Alors, pourquoi cette distinction et, partant, pourquoi cette haine qui divise les deux peuples ? au point que, par exemple, si un Kéta tombe amoureux d'une Liu, il se verra condamné à la prison et au ban de sa propre société, et ne parlons même pas du sort réservé au partenaire Liu ou aux éventuels enfants ! Il n'y a même pas de différence de religion (un autre grand classique de division humaine) : les Kétas comme les Lius partagent une même religion, à la menue différence que, dans leur panthéon spécifique, les Kétas préfèrent un dieu là où les Lius vénèrent une déesse, mais de toute façon les deux son liés!
Ainsi, l'autrice laisse planer les questions sur ce point jusqu'à la fin du livre, et la solution qu'elle y apporte est presque trop simple, peut-être parce qu'on la voyait un peu venir, et aussi parce qu'elle ouvre la porte à un happy end qui n'est pas réaliste, quand on a été hanté par les situations réelles évoquées ci-dessus, à travers toute la lecture de ce livre. Mais bon, je le disais plus haut : on est dans une fiction de fantasy, autant terminer sur une note laissant croire qu'un espoir de réconciliation est toujours possible… et on referme ce livre, charmé par la découverte d'une jolie plume intéressante, mais on reste hanté par toutes ces images de génocides auxquelles se superposent les images que cette écriture acérée a pu faire naître en nous.