S'il est une conteuse contemporaine dont je ne rate aucun roman depuis que je les ai découverts, c'est bien
Carole Martinez et je m'abreuve de ses histoires singulières, étranges même, comme d'une eau de source claire.
Aussi, lorsque Babelio et les éditions Gallimard m'ont proposé de recevoir son dernier ouvrage "
Les Roses Fauves", j'ai accepté, fébrile et impatiente. Ainsi, merci à eux pour cet envoi et le parfum de roses un peu lourd qui me hante depuis.
Les romans de Caroles Martinez ont toujours en eux quelque chose d'étrange, de mystérieux, de beau et de cruel qui relève du conte, qui lorgne un peu vers le fantastique, la légende. L'inexplicable. "
Les Roses Fauves" ne fait pas exception et et nous entraîne dans une intrigue tissée de brumes et de parfums. Si pour moi "
La Terre qui penche" était dans la droite lignée du "Domaine des Murmures", "
Les Roses Fauves" se réclame d'une filiation logique avec "
Le Coeur Cousu" dont il est pourtant bien différent.
Dans "
Les Roses Fauves", l'auteur se met elle-même en scène et se fait à la fois narratrice et personnage de son roman qui fait aussi la part belle à Lola, la postière un peu froide et mal fagotée d'un village breton où s'est installée la romancière pour quelques mois, le temps pour elle d'écrire son nouveau roman, une réécriture de "Barbe-Bleue". Ce village, elle y a atterri un peu par hasard et beaucoup par fascination: une ancienne carte postale représentant le bourg et une femme boiteuse, voilà de quoi accrocher l'imagination... Pourtant et malgré ce cadre parfait, l'écrivain peine à écrire, à accoucher de son histoire dont -cela elle en est certaine- la boiteuse de la carte postale sera l'héroïne.
Un jour de désoeuvrement, elle se rend à la poste du village, lieu de rendez-vous de toutes les vieilles femmes du village et de leurs conversations de jeunes filles. Quelle n'est pas sa surprise de se rendre compte que la postière, Lola, boite elle aussi. Irrémédiablement attirée par cette femme silencieuse, discrète qui semble n'aimer que sa solitude et son jardin soyeux mais bien ordonné, l'auteur apprivoise la postière et elles deviennent amies. Lola a un secret qu'elle révèle entre deux gorgées de calva et les effluves de son kig ar farz: de sa mère et de ses aïeules espagnoles, elle a hérité quatre coeurs, quatre coeurs cousus de tissus colorés et de secrets. C'était une tradition en Espagne: lorsqu'une femme sentait la mort venir, elle cousait un coussin en forme de coeur qu'elle rembourrait de petits papiers sur lesquels elle avait écrit ses secrets. La fille aînée devenait la dépositaire du coeur et ne devait jamais ô grand jamais l'ouvrir pour mettre au jour ses secrets d'encre, de sang et de papier. Lola sent que sa vie l'étouffe puisqu'elle passe à côté et que les coeurs battent de plus en plus furieusement derrière la porte close de l'armoire de noces dans laquelle elle les a enfermés, qu'il faut trahir l'antique promesse et écouter ce qu'ils ont à dire. Qu'il faut percer ces coeurs palpitants tout de paillettes et de lambeaux colorés. Mais elle ne le fera pas seule. Sa nouvelle amie, qui y voit matière à nourrir son nouveau roman, lui propose de le faire avec elle. C'est ainsi qu'elle brise l'un des coeurs et les papiers qu'il renfermait leur murmure l'histoire de l'aïeule de Lola. Une histoire de jardin et de faux frêne, d'un sculpteur devenu fou, d'un amour fou qui mène à la mort, d'une corde et d'une encyclopédie, d'une voix flamenca, de désir et de corps qui se découvre, de maternité, de fantômes et de tombeau, de guitare, de jouissance et de guerre. Et de roses. de roses au parfum capiteux. de roses à l'éclat de sang et de velours. de roses dont les épines emprisonnent et puis tuent. Une histoire en forme de conte cruel et d'hymne à la féminité, qui s'écrit avec le sang que font jaillir les épines et les passions que le parfum enivre. A la fin de l'histoire, Lola et l'auteur plantent les graines qu'Inès Dolorès avait laissé dans le coeur. Dès lors, c'est une étrange floraison qui envahit le jardin bien ordonné de Lola et tout le village, Lola qui se métamorphose, comme si le destin révélé se répétait avec elle... C'est alors qu'entrent dans la danse les fantômes du village, les ombres d'une autre boiteuse et d'un soldat fou amoureux fauché par la guerre et la haine. Les passés s'épousent et s'embrasent, enserrent le présent à l'étouffer et la narratrice assiste impuissante, inquiète mais fascinée à cette danse de l'amour et de la mort qu'il lui faudra bien écrire après s'être débarrassée de ses cauchemars et des roses fauves.
"
Les Roses Fauves" est un roman très riche, intense, dense et on ne sait pas toujours où il compte nous mener. Il nous perd en route, s'arrête en bordure d'un chemin évident avant de bifurquer vers un sentier d'épines. Si au début, j'ai été un peu déçue que les coeurs ne prennent pas l'importance que leur conféraient la quatrième de couverture et -il faut bien le dire- mes fantasmes et attendus de lectrice, si je me suis surprise à penser que tout cela partait dans tous les sens avec l'arrivée des fantômes et du bel inconnu, j'ai pris le parti de me laisser porter... et finalement la magie a opéré et c'est définitivement ce que j'adore avec
Carole Martinez: ces histoires qui vous entraînent loin de ce qu'on imaginait, leur mystère et leur grâce un peu mystique, leurs oripeaux de légendes venues du passé et non pas mortes comme notre siècle voudrait nous le faire croire mais simplement endormies telle la belle dans son bois (d'épines!), ces légendes qui ne demandent que le réveil pour nimber le présent d'un rien d'angoisse et d'étrangeté...
Par ailleurs, c'est facile de se laisser porter quand la langue est aussi belle, aussi hypnotique. A l'instar de celle de Clara Dupond-Monod, la langue de Carole Martinez est une psalmodie, une mélopée qui se chuchote ou se dit à voix haute, comme une incantation. Elle est à la fois poésie, conte et prière. Chanson et mélodie. Bruit de l'eau et bruit du vent.
Et puis, dans ce conte, ce récit mystérieux, il faut saluer la multiplicité des thèmes évoqués avec beaucoup de finesse et de talent: au delà de la réflexion sur l'acte de création et d'écriture, j'ai aimé percevoir la tension entre réalité et fiction, mensonge et vérité qui se nourrissent l'un de l'autre plus sûrement qu'on croit. Création, fiction et vérité donc, mais pas seulement. Au coeur de ce roman, les femmes et l'acceptation ou le refrènement de leurs désirs, leur puissance et leur fragilité. Sans être militant, c'est plutôt fort et écrit avec beaucoup de beauté, ce qui n'exclut pas une forme d'engagement (à cet égard, j'ai beaucoup aimé le choeur des femmes à la poste, que j'ai trouvé très attachant). Enfin, les questionnement propres à la filiation qui me plaisent toujours: est-on fait de celles et ceux qui nous ont précédé? Quelle part de nous est-elle vraiment nôtre? Que doit-on de nous à nos ancêtres?
Les Roses Fauves n'apportent pas de réponses mais nous offre quelques questions -c'est plus généreux qu'on ne le croit- en même temps qu'un conte hypnotique et étrange au parfum de rose.
Mon oncle a un magnifique rosier dans son jardin, qui court le long du balcon. Lorsque j'irai respirer le parfum des fleurs, encore belles en août, j'aurai une pensée pour Lola, Marie et Inès Dolorès, tout en me méfiant des épines.