Photographie de couverture:
Raymond Depardon.
J'ai lu ce roman une première fois assez rapidement, et y suis revenue deux jours après, tant j'avais l'impression, prise par l'histoire elle-même ,d'avoir raté quelque chose d'important , un deuxième degré de compréhension de ce que l'auteur voulait dire à ce stade de sa vie, alors qu'il était déjà malade.
En exergue: "..le fugitif subsiste et dure("A Rome, ensevelie dans ses ruines , Quevedo)
Et toutes les têtes de chapitre sont des extraits du
Purgatoire de
Dante . le
purgatoire, là où on attend éternellement .
Peut être faut-il inscrire ce très beau roman dans la tradition de ce fameux réalisme magique. En tout cas la réalité, l'histoire de l'Argentine récente, et la magie, une dimension fantastique , s'y côtoient en permanence. Ainsi que la façon d'en parler, donc la littérature.
" Simon Cardoso était mort depuis trente ans lorsque Emilia Dupuy, sa femme, le retrouva à l'heure du déjeuner dans le salon particulier du Trudy Tuesday ." Première phrase.
Emilia et Simon, un jeune couple, cartographes tous les deux, ont été arrêtés en 1976 par la police de l'état de Tucuman, lors d'une mission effectuée pour le compte de l'Automobile club, établir une carte de cet état destinée aux touristes. Emilia est relâchée très vite, on lui dit que Simon est parti avant. Parti où? Personne ne le sait. Enfin, il y a eu des témoins qui l'auraient vu mort, exécuté tout de suite, mais ?
Progressivement, on apprend dans le récit qu'Emilia est la fille du Dr Duruy, chef de la propagande de la dictature. Et cette propagande, elle est simple dans ce pays où règne une vague de disparitions subites , ce que l'on n'a pas vu n'existe pas. Magie!
"Au sujet des disparitions de ces années-là, on continue à entendre des histoires qui accélèrent même les battements de coeur. Certaines revues, que l'on peut obtenir dans les librairies du vieux Buenos Aires , racontent, avec le langage mi-hypocrite mi- complice d'alors, l'égarement de personnes à bord de leurs voiliers, dans le Rio Plata, qui s'en allaient en abandonnant leur embarcation à la dérive. Beaucoup d'entre eux étaient de grands propriétaires , comme le mari perdu de Nora Balmaceda. Avant d'entreprendre l'ultime excursion de leur vie, ils cédaient les terrains et les industries de la famille à des chefs militaires qui avaient été leurs amis et leurs protecteurs. Les plaintes des femmes et des épouses lésés s'accumulaient dans les tribunaux de justice, mais aucune n'était recevable faute du corps de l'absent. Là où on ne voit rien, il ne s'est rien passé, expliquaient les porte-parole du gouvernement. Les doubles négations, depuis lors si fréquentes dans le parler quotidien, s'emparèrent également du langage journalistique." Ici, il ne reste rien ", " il n'y a personne " étaient des expressions qu'on répétait à la radio et dans les émissions de télévision. On les entend et on les lit encore."
Ces disparitions hanteront , je pense, les Argentins longtemps. Benjamin Avila, le réalisateur du film « Enfance clandestine » expliquait très bien les difficultés et les perpétuelles interrogations de la génération suivante. Notamment en ce qui concerne ceux qui ne sont pas morts, ces enfants enlevés et adoptés , dont la trace est si difficile à retrouver.
Emilia va donc rechercher des traces de l'existence de Simon pendant 30 ans. Deux dimensions dans la recherche, l'espace avec ces cartes qu'on leur avait appris à dessiner en créant " des illusions là où la vérité paraissait le plus invincible" , cartes qu'elle dessine en explorant chaque endroit où elle est susceptible de retrouvrer Simon, dont on lui signale la présence ici ou là.
Et le temps.. 30 ans de recherches et.. Et les deux dimensions vont se confondre un jour dans cet amour fou, hors du temps.
Un des autres éléments de ce livre, mais pas le moindre, c'est ce que Martinez , l'écrivain, nous dit de lui,écrivain en exil pendant la dictature, de sa propre histoire, et de la littérature.
Emilia confie son histoire à un écrivain, et c'est lui qui la raconte. Qui l'écrit. Tout n'est-il que roman, tout n'est-il qu'illusion ?
"Je commençai à écrire sans savoir où j'allais… Ces trente années de séparation, pensai-je , reproduisent d'une certaine façon les trente années que j'ai passées en dehors de mon pays, un pays que j'espérais retrouver , à mon retour, tel que je l'avais laissé. Je sais qu'il s'agit d'une illusion, naïve, comme toutes les illusions, et c'était peut être ce qui m'avait séduit, car les années perdues n'ont cessé de me tourmenter, et si je les raconte, si j'imagine la vie que j'aurais vécue chaque jour, peut-être, me dis-je, pourrai-je les exorciser. .. Je voulais l'impossible car je n'aurais pas pu vivre à l'écart des êtres torturés, des affamés, des esclaves qui, dans les camps de la mort, oeuvraient à la gloire de l'Amiral et de l'Anguille… Je voulais savoir quelle vie aurait été la non-vie d'un écrivain interdit d'écriture. Les interrogations ne m'ont pas laissé en paix, et j'ai commencé à y répondre avec désespoir. Cette phrase est trop dramatique à mon goût mais elle n'en est pas moins vraie. J'ai couru d'une page à l'autre, impatient d'en apprendre la suite. J'ai avancé à un rythme effréné qui n'est pas le mien. D'ordinaire, je tarde des heures sur une seule phrase et même sur un mot, mais cette fois-ci, presque sans m'en rendre compte, j'ai largué la grand-voile et j'ai engagé une course contre la mort. Comme c'était prévisible, la mort est venue me chercher.. "
C'est un roman extrêmement fouillé, dense, bourré de références littéraires, cinématographiques, musicales , un roman tragique qui ne manque pas d'humour , enfin d'humour noir quand même, une réflexion sur l'identité, le hasard,la confrontation entre la force de l'illusion et la médiocrité de l'imposture , le récit d'un amour tellement fort qu'il résiste à tout, mais, plusieurs jours après, je ne sais toujours pas si j'ai tout saisi de la profondeur métaphorique de ce texte, de cette histoire individuelle , qu'il importe, il me semble , de ne pas cantonner à elle , mais aussi ( mais plutôt?) à un livre testament d'un écrivain argentin et de tout ce qu'il veut nous transmettre de l'histoire de son pays et de la sienne.
" On écrit des romans dans cette intention, pour réparer dans le monde l'absence perpétuelle de ce qui n'a jamais existé."