Certains se prennent pour Napoléon ou Bismarck ou Jésus, lui pour un télépathe, un voyant ou un medium. Son histoire ne tenait pas debout. Pourtant, il paraissait tout à fait normal. D’apparence très quelconque, cet individu parlait sans agitation, sans hésitation, sûr de lui, un petit sourire aux lèvres qui a fini par m’énerver. Ces précautions oratoires, ce mystère, ces airs d’expert, ce ton de chef de laboratoire s’adressant à un cobaye enfermé dans sa cage ou placé sous un microscope, qui pourrait comprendre ses propos.
Caulert n’était pas armé, leur seule option : ceinturer le type avant qu’il ait pu réagir. Mais lequel ?
On ne pouvait se fier à l’apparence : grand ou petit, brun, blond ou chauve, pâle ou basané de peau, elle ne fournissait pas d’indice. Le type ethnique ou la nationalité ne faisait rien à l’affaire : les extrémistes se recrutent dorénavant partout, pour preuve les volontaires provenant de tous les pays qui avaient rejoint Daesh en Irak et en Syrie.
Aucun des huit suspects ne semblait inquiet. Ils sirotaient tous un café ou un jus de fruit en lisant un journal ou consultaient l’écran de leur Smartphone. Leur choix de boisson ne disait rien de leur religion. Leur tenue ne révélait rien non plus ; compte tenu de la saison, ils portaient tous un vêtement ample, manteau ou imperméable, sous lequel pouvait se cacher une ceinture d’explosifs ou une arme.
Les indices désignaient ce type : il avait le regard fixé sur une revue mais ne la lisait pas, ses lèvres bougeaient imperceptiblement comme s’il se récitait une leçon. Sa peau était plus claire sur les joues et le menton prouvant qu’il venait de raser une barbe ancienne, on distinguait de très fines gouttelettes de sueur sur le front qu’on ne pouvait attribuer à la chaleur. Ses mains tenaient en apparence fermement sa lecture, mais à regarder les épaules, elles devaient trembler et le mouvement saccadé des pieds visibles sous la table trahissait une forte tension.
– Et tu as vu tout ça en deux secondes ?
– Question d’habitude.
– Allons ! Tu me prends pour un idiot.
– Non.
– Il y a un truc ?
Darsan hésita avant de répondre.
– Il n’y a pas de magie. Le hasard et la chance n’ont rien à faire là-dedans non plus.
Rassurez-vous, il n’y a là rien de magique. Le visage est doté d’une quantité définie de muscles, il dispose donc d’un nombre limité d’expressions, une quarantaine en fait. Pareil pour le reste du corps, on parle de postures ou d’attitudes, mais là aussi, les combinaisons bien que plus nombreuses sont comptées. Il suffit d’apprendre à les connaître, puis de savoir les lire pour comprendre à qui on a affaire. Je ne dis pas qu’il s’agit d’un travail facile ni d’une science exacte mais avec de l’entraînement ça devient possible et on réduit la marge d’erreurs à presque rien. J’ajouterai pour être tout à fait honnête qu’il faut aussi une certaine prédisposition. Ce n’est pas donné à tout le monde.
Un individu qui vous accoste dans la rue, par réflexe on s’en écarte. C’est un sans domicile fixe qui va demander une pièce, un témoin de Jéhovah annonçant la fin du monde pour demain tout en brandissant une brochure d’un autre âge, que vous repousserez d’un geste ou un dépressif profond remis en liberté par un établissement en mal de lits vacants, qui va vous abreuver de propos incohérents. On se ferme et on se détourne, on s’éloigne, laissant le gêneur planté sur le trottoir.