Politique du laisser-être
Pour saisir cette orientation politique, passons un instant par le double chinois du laisser-être : le non-agir (wu-wei). « L'empereur Shun a donné à Kun, père de Yu le Grand, la mission de protéger l'empire des inondations. Les barrages et digues que Kun fit construire retinrent un moment les eaux, puis rompirent ou débordèrent et causèrent plus de dégâts qu'une inondation normale. Constatant cet échec, Shun bannit Kun et confia à Yu le Grand la tache de faire cesser les inondations. Là où le père échoua, le fils réussit : Yu le Grand aida les eaux à suivre leur nature, c'est-à-dire à s'écouler vers la mer. Il fit creuser des canaux et les inondations cessèrent ». Jean-Jacques Lafitte a bien raison de faire de Yu le Grand, « héros des taoïstes », un « modèle des écologistes ». [J.-J. Lafitte, Introduction à Tchouang-Tseu, Le rêve du papillon, Paris, Albin Michel, 2002, p. 12] Et il nous faudrait commenter l'ensemble de ce texte. La nature ne désigne pas ici une donnée fixe, mais un mouvement (aller vers la mer). Et la solution taoïste ne consiste pas à s'abstenir d'agir, plutôt à s'abstenir de contrer le mouvement de l'aller-vers-la-mer par une pure décision de la volonté, pure décision volontariste induisant une technique non seulement inefficace, mais plus encore aggravante. Le non-agir n'a rien de technophobe, il suppose simplement au préalable une certaine réceptivité au devenir de l'être, à sa transition – ici, le mouvement des eaux. Une transition à laisser-être. Là où le laisser-faire mène au faire-sans, le laisser-être est faire-avec, ou co-opération.
Mais ce modèle souffre un défaut par rapport à notre propos, et notre époque : ce n'est pas seulement d'un désastre naturel dont il faut se protéger, mais de désastres stimulés, provoqués par une production techno-industrielle – ainsi la question du changement climatique. Nous avons parlé de forçage pour décrire une forme singulière de production désastreuse. Le forçage ne laisse pas être, il empêche l'être d'être. C'est donc d'un laisser-être au carré dont nous avons besoin, qui empêche d'empêcher. Qui empêche d'empêcher les sociétés de s'auto-organiser, les êtres humains de vivre de leur co-opération et de créer leurs propres défenses à partir du rapport de co-opération avec les non-humains. Qui empêche d'empêcher les paysans d'utiliser les semences venant de leurs propres récoltes. Qui empêche d'empêcher ces semences d'être auto-reproductibles, c'est-à-dire vivantes. Etc. C'est toujours l'auto-organisation qu'il s'agira de laisser-être. Et l'injustice est toujours une destruction de la possibilité de s'auto-organiser.
(p. 205)
Une terre habitable
Mais cette terre ne devient habitable qu'en tant que seconde. Comme l'a parfaitement montré Michel Haar, la terre est, pour Heidegger, de l'ordre d'un « soubassement non fondatif » [M. Haar, Le chant de la Terre, Paris, L'Herne, 1985, p. 134]. C'est ce que signifie pour Heidegger la formule de Hölderlin : « … L'homme habite en poète... ». La poésie, écrit Heidegger, (donc) la poésie de Hölderlin ne « survole pas la terre, elle ne la dépasse pas pour la quitter et planer au-dessus d'elle. C'est la poésie qui tout d'abord conduit l'homme sur terre, à la terre, et qui le conduit ainsi à l'habitation ». Pour employer le lexique deleuzo-guattarien, la terre seconde, c'est la Grande Déterritorialisée. Car la terre première doit être poétisée pour devenir support, pour devenir sur-la-terre : « ce que veulent dire les mots « sur la terre » ne subsiste que pour autant que l'homme habite la terre et, en habitant, laisse la terre être comme terre ». Cet énoncé est fondamental : il n'est aucun accès direct à la terre-nature, qu'on ne peut laisser-être qu'en s'en étant détaché, qu'en étant « sur » elle et non « dans ». Réponse par anticipation à ceux qui voudraient faire de la biosphère un méga-dedans-matriciel.
(p. 161)