D’ETRE EN MULTITUDE (1968)
(traduction Yves di Manno)
(Of Being Numerous)
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Difficile à présent de parler poésie ----
concernant ceux qui ont admis l’étendue du choix ou ceux qui ont vécu la vie à laquelle leur naissance les destinait ---. Ce n’est pas véritablement une affaire de profondeur, mais d’un autre ordre d’expérience. On doit pouvoir dire ce qui se passe dans une vie, quels choix se sont offerts, ce que représente le monde à nos yeux, ce qui advient en temps voulu, quelle pensée imprègne le cours d’une vie et par conséquent ce qu’est l’art, et l’isolement des choses concrètes
Je voudrais parler des pièces et de leurs perspectives, des sous-sols et des murs grossiers portant encore la marque du coffrage, les vieilles traces du bois dans le béton, toute la solitude que nous savons ---
et des sols balayés. Quelqu’un, un ouvrier supportant, éprouvant cette dénomination précise comme une paternité honteuse a balayé ce sol solitaire, ce sol profondément caché --- toute la solitude que nous savons.
Il ne faut pas croire que l’on ait tant de fils à sa disposition,
Et c’est parfois l’unicité qu’il faut voir ;
Là est le niveau de l’art
Il existe d’autres niveaux
Mais pas d’autre niveau pour l’art
LE PETIT TROU
Le petit trou au fond de l’œil
Comme l’appelait Williams, le petit trou
Nous a laissés nus face
Au monde
Et ne se refermera pas ?
Le monde y jette
Un regard vide
Et nous composons
Des couleurs
La sensation
Du foyer
Et certains à l’intérieur
Sont si violents
Et si seuls
Qu’ils ne trouvent pas le repos.
Survie : infanterie
Et le monde changea.
Il y avait des arbres et des gens,
Des trottoirs et des routes
Il y avait des poissons dans la mer.
D’où venaient tous ces rochers ?
et l’odeur des explosifs
Le fer planté dans la boue
Nous rampions en tout sens sur le sol sans apercevoir la terre
Nous avions honte de notre vie amputée et de notre misère :
nous voyons bien que tout était mort.
Et les lettres arrivaient. Les gens s’adressaient à nous, à travers nos vies
Nous laissaient pantelants. Et en larmes
Dans la boue immuable de ce terrible sol
Dans Les Matériaux (1962), page 97
'Et leur hiver et leur nuit déguisés'
La mer et une bande de plage en croissant
Spectacle entre la station service et une cabane déserte
Un ruisseau s'écoule à travers la plage
Former un fossé
Il y a un chariot de supermarché jeté dans le fossé
Cette plage est à la limite d'une nation
Il y a quelque chose comme crier le long de l'autoroute
Un cri californien
Sur la longue autoroute rapide sur les montagnes de Californie
Point Pedro
Sa vie lointaine
Il est impossible que le monde soit bon ou mauvais
Si ses couleurs sont belles ou si elles ne sont pas belles
Si certaines parties ont bon goût ou si aucune partie n'a bon goût
C'est aussi remarquable dans un cas que dans l'autre
Par contre
Nous avons souffert de la peur, nous savons quelque chose de la peur
Et de l'humiliation montant à l'horreur
Le monde au-dessus du bord du foxhole appartient aux balles volantes, aux superpositions de plomb
Pour les hommes rampant dans le danger foxhole, danger d'être attiré vers eux
Ces petits dépotoirs
Le poème parle d'eux
Nos cœurs sont tordus
Dans la fierté des hommes morts
Les hommes morts nous envahissent
Penche-toi sur nous
Dans les emplacements
Le crâne tourne
Vide de sujet
L'ego creux
Tressaillant de l'air immense de la guerre
Nous sommes des livreurs et des barmans
Nous nous étoufferons
Les esprits peuvent craquer
Mais pas pour ce qui est découvert
A moins que tout le monde ne sache
Et gardé le silence
Nos esprits sont divisés
Pour chercher le danger
Parmi les misérables soldats
SURVIE : INFANTERIE
Et le monde changea.
Il y avait des arbres et des gens,
Des trottoirs et des routes
Il y avait des poissons dans la mer.
D’où venaient tous ces rochers ?
Et l’odeur des explosifs
Le fer planté dans la boue
Nous rampions en tous sens sur le sol sans apercevoir la terre
Nous avions honte de notre vie amputée et de notre misère :
nous voyions bien que tout était mort.
Et les lettres arrivaient. Les gens qui s’adressaient à nous, à travers
nos vies
Nous laissaient pantelants. Et en larmes
Dans la boue immuable de ce terrible sol
Avec Dara Barnat, Norman Finkelstein, Stephen Fredman, Andrea Inglese, Jena Osman, Ariel Reznikoff, Sarug Sarano, Carlos Soto Roman, Mark Scroggins & Frank Smith
Rencontre animée par Xavier Kalck, Fiona McMahon & Naomi Toth
J'aime cette promenade secrète
dans le brouillard ;
ni vu ni entendu,
au milieu des buissons
couverts de gouttes ;
le sentier solide et invisible
à cinq ou six mètres —
et seul l'étroit présent est vivant.
Charles Reznikoff, Going To and Fro and Walking Up and Down, Futuro Press, 1941 – Inscriptions: 1944-1956, 1959.
Charles Reznikoff (1894-1976), poète américain considéré comme l'une des figures du mouvement « objectiviste », avec George Oppen, Lorine Niedecker, Carl Rakosi et Louis Zukofsky, est resté largement inconnu de son vivant, mais son héritage est revendiqué aujourd'hui par nombre de poètes dans la poésie expérimentale contemporaine. Pour la Maison de la Poésie, nous nous réunissons autant pour lire Reznikoff que pour faire entendre les résonances que son oeuvre continue à produire aussi bien dans l'aire anglophone que francophone et hispanophone.
En savoir plus – colloque international, « Charles Reznikoff : Inscriptions (1894-1976) », Université Paris Nanterre,du 1er au 3 juin 2023.
« Nos rencontres ont été si brèves
qu'il vaudrait mieux les appeler séparations,
et de toutes nos paroles
je me souviens surtout des “au revoir” »
La Jérusalem d'or, Charles Reznikoff
À lire – Charles Reznikoff, Inscriptions, précédé de Ça et là, trad. de l'anglais (États-Unis) par Thierry Gillyboeuf, éd. Nous, 2018.
Publications en anglais : Going To and Fro and Walking Up and Down, 1941 – Inscriptions : 1944-1956, 1959.
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