Chien de lumière

Même si aucun de nous ne croit encore au « miracle de Noël », nous sommes quand même impatients de découvrir ce que le gros bonhomme vêtu de rouge nous a apporté. Tu nous regardes, un moment perplexe, en te demandant sûrement la signification de ce drôle de rituel, consistant à s’offrir les uns aux autres de jolis paquets. Et puis soudain, tu en détectes un qui a une odeur de nourriture. Tu te jettes alors dessus et, à notre grande joie, arraches furieusement papier et ruban qui s’envolent gracieusement dans la pièce. Hubert saute sur son appareil photo afin d’immortaliser l’instant où tu exhibes triomphalement un superbe os en biscuit que tu croques d’une dent experte en un quart de seconde ! Ensuite, lorsque nous déballons nos propres cadeaux, tu viens nous voir à tour de rôle, prêt à nous offrir ton aide précieuse. Je soupçonne chez toi un altruisme intéressé au cas où tu trouverais encore quelque chose à déguster, enfin, plus exactement, quelque chose à avaler goulûment…

Bien que très patiente, ma mère trouvait pourtant que lesdits reportages s’étiraient dans le temps plus que de raison. Jusqu’au jour où elle prit conscience que son mari la trompait régulièrement, ce qui accéléra leur séparation. Quel est le responsable d’un tel gâchis ? l’indifférence de mon père, la faiblesse de ma mère ou mes yeux malades ? Dans ce cas, un bébé est-il coupable de naître différent ? Est-ce la vie qui a voulu me punir d’une faute grave peut-être commise dans des existences antérieures ? D’aucuns pensent que l’on est châtié par où l’on a péché. Alors, en d’autres temps, ai-je été le témoin d’événements que je n’aurais pas dû voir ?

Ce poème de Raoul Dubois m’avait profondément émue, et mon regard s’embuait de larmes quand je le lisais. Était-il déjà un lien entre toi et moi ?
« Dors mon petit chien, ta maman sommeille,
Dors mon petit chien, la nuit s’émerveille,
Le bout de ta queue s’agite en rêvant,
Et je vois aussi bouger ton oreille.
Entends-tu le vent dans la cheminée ?
Ne rêves-tu pas à d’autres merveilles ?
Au temps de la chasse ?
Au temps du combat ?
Aux courses infinies dans la forêt fraîche ?
Aux troupeaux qui flânent à flanc du coteau ?
Dors mon petit chien, ta maman s’éveille
Elle a pris ton rêve et tout doucement
Sa langue a glissé sur la folle oreille. »

Au fil de nos courses sages ou folles, nous avons enfin trouvé une belle harmonie entre nous : au guidage, tu es le maître à bord, et je t’obéis en toute confiance, et lorsque tu es en détente, je prends les commandes. Tu es à la fois mon père et ma mère, mon frère et mon enfant ; je suis à la fois ton père et ta mère, ta sœur et ton enfant. Le harnais qui nous relie nous est aussi vital qu’un cordon ombilical, et par lui circulent la lumière et la tendresse nourricières qui nous aident à « avancer ». J’éprouve envers toi un amour sans équivalence dans le monde des hommes : il est inconditionnel, paisible et lumineux comme celui qui unirait un être humain et son ange gardien,

Depuis quelques jours, les matins sont plus clairs, et je peux me rendre seule à mon travail. Au sortir du tram, je déplie et manie sans expérience la canne blanche commandée en urgence, tout en prenant soin de n’être vue de personne. Hubert a dû se fâcher pour m’imposer cette « chose » dont j’ai honte. Comment lui expliquer que le passage d’un chien guide à une canne blanche m’est insupportable ? Je me dirige lentement vers la caserne en pleurant les larmes de l’enfant qui va seul à l’école pour la première fois. Mon unique réconfort est de savoir qu’Hubert s’occupera bien de toi pendant mon absence.