Ethanol macht frei

Les livres comme celui-ci, qui mettent le lecteur en état de fermentation, sont rares.
“Ethanol macht frei » diffuse ses sucs amers dans votre esprit et vous transforme en une véritable distillerie. Vous le dévorez avec un appétit constant, en frissonnant souvent de vous sentir habité à ce point par les personnages et leur malaise, de sentir peser sur vos épaules l'atmosphère orwellienne dans laquelle ils évoluent, à la recherche d'un souffle de liberté.

Dans ce monde uniforme tout est géré au cordeau. Une place pour chacun et chacun à sa place. Les fonctionnaires bien adaptés en ville, avec les élites. Les classes middle, ouvriers, techniciens, à la campagne, répartis dans les hameaux. Tout le monde fiché, fliqué, ficelé ; dès l'école élémentaire on a appris à voir l'évidence du Bien logeant au coeur des lois citoyennes. Au moindre signe de comportement transgressif on se retrouve inscrit à un stage de remise à niveau.
En dehors de son travail, chacun est expressément invité à ne se soucier que de l'épanouissement de son génie personnel à travers l'écriture.
L'Etat se charge de tout le reste, c'est à dire de la formation et de la promotion de ses agents et de la sécurité de tous.
Pour atteindre cet état de contrôle absolu, il faut faire table rase du passé, faire disparaître toutes traces de “dérapage”, liquider l'Histoire.

C'est pourquoi le livre s'ouvre sur le chantier de démantèlement du camp d'Auschwitz.

Ce chantier fascine Wysniew. Il ne sait rien de certain sur ce camp mais il éprouve le besoin impérieux, obsessionnel de savoir. Il sent qu'il se passe là une chose qui le concerne profondément. Et le voilà parti en quête d'un mystère qui le hante, insistant comme la douleur d'un membre fantôme.
« Une voix murmure à sa conscience qu'il existe une vérité qui exige qu'elle soit mise à la lumière. Il s'est interrogé sur l'origine de ce besoin de savoir, doutant même de sa santé mentale. Peut-être une lecture de son enfance rejaillissait-elle, interdite par la morale et volée à la société sous son lit ou derrière un mur, enfouie depuis des années. »
La mémoire amputée et douloureuse de Wysniew, c'est le symptôme de toute une société privée du récit de son passé.
Cependant, la révolte et la résistance existent. Elles constituent d'ailleurs le coeur du récit. Elles prennent diverses formes, parfois discrètes et même inconscientes, refoulées. Et c'est tout l'art de l'auteur de nous faire sentir ces tensions secrètes. Chez Helena par exemple, la compagne de Wysniew, c'est une mélancolie sourde compensée par l'espoir de voir son Wysniew atteindre des sommets de notoriété. Cet espoir jaloux la fera agir contre Danielle, qui oeuvre elle, dans la plus totale clandestinité. Il y a Zbigniew l'insoumis, la figure la plus représentative du révolté, formé au combat armé, marginal qui s'est laissé un temps instrumentalisé par les Trusts et qui nourrit des projets d'actions violentes contre l'Etat-District. Il utilise Wysniew comme agent de renseignement en échange d'informations sur le passé, sur l'Histoire, dont le jeune homme est assoiffé.
Une curiosité profonde, physiologique, nous pousse à nous enfoncer dans ce récit en marchant aux côtés de Wysniew, d'Helena, de Danielle et de Zbigniew, pour trouver avec eux des réponses, des solutions, une perspective, une issue.
Chemin faisant vous remplissez votre alambic de mots et de graines ; le travail d'exister se développe dans tout votre être confondu avec celui des personnages.
La force de l'écriture de David Pascaud est de nous glisser dans la peau et la conscience de ses personnages ; on sent, on perçoit, on regarde, on hume, on respire, on marche à pas pressés ou on nage dans les lacs au milieu des champs de tournesols, et c'est notre peau, notre palais, nos poumons, nos yeux, notre matière grise, qui reçoivent les ondes et les parfums, les sensations et les alertes, qui vibrent au rythme des crises d'angoisse et souffrent d'obsession et d'insomnies.
Bien sûr il y a aussi la beauté bouleversante des paysages, celle des mots et de leur puissance spirituelle, celle de la présence ou du souvenir des êtres chers et de ce qu'ils représentent de force, d'énergie, de courage, de conviction, d'espoir. Tous ces aspects sensibles sont rendus avec beaucoup de nuances.

Dans les veines de Wysniew coule le sang de Jacek, son père disparu, un ancien représentant du peuple, un démocrate pétri de culture humaniste. le souvenir vivace de ce père – figure hiératique du sage – et l'héritage de ses valeurs, permettront-ils à Wysniew d'aller au bout de lui-même, de passer de la résistance à la révolte, en dépit des freins propres à son caractère méditatif  – et malgré le stage de rééducation civique suivi à Olomouc ?

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