Le Bagne de Toulon pour un tragique amour

C'est avec intérêt qu'il observe le tohu-bohu d'avant appareillage de deux blanches goélettes. Semblables aux grands oiseaux de mer, les ailes repliées sur les vergues, elles se trouvent face à lui, en partance pour Alger. En connaisseur, il admire le racé de leurs courbes, leurs étraves incurvées, leurs silhouettes fines et élancées, leurs mâts immenses où s'entremêlent les drisses. Son esprit s'évade l'espace d'un instant et, allez savoir pourquoi, en voyant ces mâts se dresser haut dans le ciel, il revoit de manière fugace ces grands arbres que l'on admirait dans nos forêts et que l'on a dépouillés, déshabillés, délestés de leur verte parure. Et les voilà, grotesques et lamentables, affublés de toiles pour tout habit, dressant au ciel leurs troncs meurtris dans une dernière supplique.

Au pied de la casbah, il remarque quelques femmes. Vêtues du haïk, voile blanc immaculé, elles rasent les murs des maisons et s'y fondent. Brèves apparitions éphémères qui se veulent prudentes aux regards des étrangers. S'il vous arrive de les croiser, vous serez surpris de découvrir sous le voile, de grands yeux noirs qui vous laissent imaginer les trésors qu'elles portent en elles. Mais, fugaces, elles s'évanouissent très vite dans les dédales inextricables des ruelles ombrées, comme s'il était sacrilège de les apercevoir.

Le chantier se situe sur le quai opposé, adossé à la colline. En toile de fond le Bec de l'Aigle, un énorme rocher qui se détache du littoral et, qui dresse sa silhouette massive, plantée en sentinelle, à l'entrée du port. La goélette se trouve sur un cale aux plans très inclinés. En fait de goélette, ce n'est pour l'instant qu'un vulgaire ponton, soutenu par des étais de chêne. La mise à l'eau est toujours un événement pour ce peuple de marins. En effet, le lancement demande une grande dextérité. Les équipes chargées d'ôter les étais doivent le faire méthodiquement au signal convenu afin d'éviter que le navire ne bascule. L'art consiste à ce que la coque puisse trouver son élément naturel dans de bonnes conditions. Enfin, le signal est donné. On perçoit le bruit sourd des étais que l'on jette en bas. Puis la dernière cale de retenue est enlevée à grands coups de masse par un homme vêtu de rouge. Le bateau glisse lentement retenu par des aussières. Un murmure parcourt la foule restée jusqu'alors silencieuse. L'homme en rouge a disparu. Le navire prend de la vitesse et court vers la mer. Il la touche enfin, dans une grande gerbe d'eau créant par là-même un petit raz de marée. Les barques de pêcheurs soudain s'agitent prises de folie et tossent leurs coques de bois les unes contre les autres dans des craquements sourds.

-- Journaliste? C'est un joli métier. C'est en quelque sorte le mariage des lettres et de l'aventure.
-- Vous avez parfaitement raison. J'aime la littérature française. C'est une langue riche et captivante. L'autre facette l'est tout autant. L'actualité est très variée et évolue très vite. Mon tempérament indépendant, curieux et frondeur m'a guidé vers ce métier qui, je suppose, aura le don de me plaire.

Le voilier glisse à présent sur ce chemin liquide non matérialisé dans ce qui semble être un désert mouvant. Mais, que l'on ne s'y trompe pas, une vie intense y est cachée. La mer est un immense cimetière, dernières sépultures de tant de marins, cimetière couronné de silence où les tombeaux n'ont pas de croix.