°°° Rentrée littéraire 2022 # 34 °°°
Krestina, Angelina, Maria Katchatourian. Assises côte à côte dans l'entrée d'un appartement moscovite,
trois soeurs âgées de 17 à 19 ans attendent l'arrivée de la police, à quelques mètres du cadavre de leur père. Des années qu'il s'en prenait à elles, le jour, la nuit, sans répit. Alors, elles l'ont tué.
Laura Poggioli remonte ainsi sur onze ans le compte à rebours ayant conduit au parricide, entrant dans l'intimité de cette famille, dans l'enfer de la vie des soeurs Katchatourian. Avec empathie et sensibilité,
Laura Poggioli décrit la sensation de délitement insidieux qui gagne l'âme et le corps de ces enfants puis jeunes filles, leur arrachement lent aux certitudes de l'enfance, leur combat pour affronter les sévices physiques, psychologiques et sexuels infligés par le père. Progressivement, on perçoit la mécanique tragique qui a déclenché le passage à l'acte.
Ce récit permet de tirer des fils sur la société russe contemporaine que l'auteure connait parfaitement, Française russophone amoureuse de la culture russe, ayant vécu à Moscou. Elle éclaire loin des clichés sur les lames de fonds qui traverse ce pays. L'affaire des soeurs Katchatourian ( toujours en cours judiciaire ) a enflammé la Russie, devenant le symbole des violences domestiques faites aux femmes. Les violences subies donnent-elles le droit de se soustraire à la loi ? leur acte est-il de la légitime défense ? le pays s'est violemment divisé sur la question, d'autant que juste avant ce parricide, une réforme législative appuyée par les ultra-conservateurs et l'Eglise orthodoxe a largement dépénalisée les violences domestiques ; d'autant qu'en 2021, la Douma a validé un amendement sur la diffamation rendant passible de cinq ans de prison des accusations portées par des victimes d'abus sexuels.
« S'il te bat, c'est qu'il t'aime » dit un proverbe russe. La lutte contre les violences faites aux femmes apparait pour beaucoup comme la faillite de l'autorité morale qui aurait mené à leur perte les sociétés occidentales.
Laura Poggioli propose une réflexion très riche sur le sujet, interrogeant plus largement sur la violence en Russie, pays qui a vu son territoire et son peuple dévastés par sept décennies de totalitarisme, avec un Etat soviétique qui a nié à l'individu le droit d'exister pour lui seul, laissant le foyer familial comme seul endroit où l'homme pouvait exercer son ascendant et imposer sa domination. Les statistiques actuelles estiment qu'au moins 20% des femmes russes ont signalé des violences régulières intra-familiales. Glaçant.
Ce sordide fait divers a fortement résonné
Laura Poggioli, elle aussi victime de violence de la part de son compagnon russe de l'époque. Dans une forme hybride à la
Emmanuel Carrère, elle explore d'autres vies que la sienne, tisse des liens avec son vécu intime, se force à se pencher sur son passé, réflexion portée par une construction alternant chapitres consacrées aux
trois soeurs et chapitres centrés sur elle.
Si j'ai trouvé passionnant la façon dont l'actrice décortique ce fait divers, je suis plus sceptique quant à la forme de ces récits qui entrelacent autofiction et enquête sur un fait de société, parti pris narratif auquel on recourt de plus en plus d'auteurs avec leur « je » qui se veut universaliste et qui souvent se révèle très nombriliste. Au départ, j'ai apprécié le « je » de
Laura Poggioli car son regard de russophone-russophile porté sur la société russe permet d'échapper aux habituels clichés. Et puis je me suis agacée lorsqu'elle évoque l'emprise qu'un professeur a exercé sur elle adolescente ou les humiliations et coups portés par son compagnon russe de l'époque. J'avais juste envie de retrouver les soeurs Katchatourian. Les parallèles m'ont semblé maladroits et m'ont quelque peu dérangée tant il y a un gouffre entre la violence supportée par les soeurs et celle encaissée par l'auteure.
Et puis, en laissant maturer cette lecture, j'ai été conduite à revoir mon jugement initial mitigé. Dans ce double récit,
Laura Poggioli propose un éventail de toutes les violences faites aux femmes dans le cadre domestique, des plus légères aux criminelles, poussant à une réflexion plus large sur l'intimité, le poids de la famille, ainsi que les mécanismes sociétaux qui autorisent la brutalité quelle que soit son degré et institutionnalisent la violence.