Les larmes qui perlent à mes yeux sont des océans de sang.
"Il s'en serre comme bouquet mystère", lis-je sur une critique Babelio. Quinze fautes en quatre lignes de chronique. Je m'empresse d'effacer celle-ci afin qu'aucun littéraire qui passerait par là ne soit victime d'un choc anaphylactique.
C'est mon nouveau métier désormais : Modérateur d'avis sur le site francophone regroupant le plus de lecteurs. du moins suis-je en formation sous les directives de Peter Krausse : Je dois en effet faire mes preuves avant de me lancer dans le grand bain.
Ici, un internaute qui juge un livre après en avoir lu trente pages. N'est-on pas censés avoir lu le roman ou la bande dessinée dans son intégralité avant d'émettre un avis ? Ou s'abstenir de toute notation en expliquant simplement les raisons pour lesquelles le livre a fini par nous tomber des mains ? Il y a des dizaines d'oeuvres que je n'ai jamais terminées et très peu sur lesquelles je reviendrai un jour. Mais jamais ça ne me viendrait à l'esprit d'émettre un avis sur un roman inachevé.
Je clique.
"J'efface. Et tout va bien dans le meilleur des mondes."
On aura tout vu ! Je tombe sur une internaute qui veut créer sa secte où chaque membre disposera de son propre crâne humain orné d'un bougeoir. Alerte maximale, les policiers sont prévenus qu'ils doivent redoubler de vigilance auprès des catacombes.
Une autre qui part dans l'espace non pas revêtue d'une combinaison de cosmonaute mais d'une robe de princesse qui se mue peu à peu en pyjama. Même schéma, j'alerte les autorités avant de cliquer sur supprimer.
Toute ressemblance avec des chroniques réellement existantes serait bien sûr purement fortuite.
Peter Krausse m'appelle ce moment-là. Il n'a pas l'air ravi.
- Bon, être modérateur ne consiste pas à enlever toutes les chroniques qui te chatouillent. Tu as signé une charte. Ton attention doit avant tout se porter sur ce qui choque réellement l'opinion publique. Les propos racistes, homophobes, intolérants, provocants, sexuels. Grâce à toi et à tous les modérateurs le site doit rester un refuge serein pour tous.
- Compris chef, répliquais-je en me mettant au garde à vous.
- J'aimerais notamment que tu t'intéresses aux chroniques d'un dénommé Antyryia, qui a pas l'air tout seul dans sa tête. Réflexions anti-cléricales, propos gores où il se mutile, se fait torturer ou se suicide d'atroce façon, et pire encore il laisse sous-entendre qu'il aurait séquestré dans sa cave d'innocentes jeunes femmes, et même tué l'une de celle-ci à coup de pelle.
Aussitôt, jouant le jeu, je m'intéresse à la dernière chronique en date de cet énergumène, qui évoque le troisième roman d'
Antoine Renand,
S'adapter ou mourir.
* * *
Les histoires de jeunes femmes enfermées dans une cave - ici un container - à la merci de leur tortionnaire physique et psychologique, du violeur qui les terrorise, sont devenues tellement monnaie courante dans les romans noirs qu'il m'en faut beaucoup désormais pour être ému par la tragédie de leur sort. L'affreux
La cave aux poupées de
Magali Collet avait rebattu les cartes du genre mais cette fois, Baptiste Rivoire - grand méchant de l'histoire - peine à convaincre dans ce rôle. Sociopathe notoire, il simulera une amitié sur internet avec Ambre Deloy qui confiera tous ses secrets à cette oreille aussi attentive et attentionnée, qui l'encouragera à fuguer. Il est même prêt à l'aider en l'hébergeant une nuit.
Ce chasseur cruel dépourvu d'affect l'hébergera bien plus qu'une nuit, l'enchaînera, fera d'elle sa femme et sa servante.
"Il avait toujours rêvé d'avoir une esclave."
Toute tentative de rébellion sera sévèrement punie.
Elle devra s'adapter si elle ne veut pas mourir, aussi démesurée que soit sa haine. En attendant l'opportunité ou jamais.
Antoine Renand, sans révolutionner l'histoire immuable de la proie et du prédateur, saura cependant donner assez de souffle et de tension à cette histoire pour ne jamais ennuyer le lecteur, et même lui préparer quelques bifurcations inattendues.
En parallèle, quelques années plus tard, se déroule une autre histoire, plus originale, plus surprenante, et au moins aussi bouleversante même si elle en n'a moins l'air. le narrateur et personnage principal est à mon sens un double de l'auteur. de Arthur Renel à
Antoine Renand il n'y a qu'un pas minuscule à effectuer, facilité non seulement par leurs initiales communes mais aussi par leurs métiers. L'écrivain est également cinéaste et scénariste, ce qui est le cas de son alter-égo. Mais Arthur Renel n'a pas eu le succès escompté avec ses deux premières productions, il est mis à la porte par sa femme et il doit trouver un métier alimentaire provisoire. C'est l'entreprise Menidas qui lui donnera sa chance, sous-traitante d'un des plus gros réseaux sociaux ( Facebook, ici rebaptisée Lifebook ).
Et son nouveau job va donc consister à visionner en très grand nombre les images et vidéos signalées chaque jour afin de les retirer au plus vite du circuit si nécessaire.
Notons également des références ne serait-ce qu'aux titres de ses deux premiers livres.
- "Les paroles exactes de sa maîtresse avaient été "sérieuse absence d'empathie".
- "Ne pas me dire que j'avais fermé les yeux."
Décapitation d'une victime de Daesh, chat jouant avec une pelote de laine, mère allaitant son nouveau-né, dragon de Komodo dévorant une biche ( un de ces lézards du fond des âges qui a su s'adapter plutôt que de mourir avec les dinosaures ), scène familiale de barbecue, porno amateur, lapidation d'une femme au Moyen-Orient, collision mortelle sur l'autoroute, partie de ping-pong entre amis pendant une fête arrosé, château de sable à côté de l'enfant qui l'a construit, scatophilie, tortures, exécutions, enfants enfermés dans une voiture en plein soleil, animaux noyés, chiens battus, jeunes mariés descendant le parvis de l'église, bébé hurlant à la crèche qu'une jeune puéricultrice finit par faire taire en lui faisant boire de l'acide, la victime d'une tournante dans une cave insalubre au son des rires des violeurs.
Un kaléidoscope d'images parfois sans conséquence et parfois insoutenables.
Un métier alimentaire où il faut être le plus efficace possible et traiter le plus grand nombre de données par jour.
"Une sensation presque hypnotique devant le mal, devant l'extrême, devant cette fenêtre ouverte sur le pire de ce que l'Homme et la nature pouvaient produire."
"C'est tout ce qu'on peut faire, cliquer sur la touche pour effacer de la plateforme, rien d'autre. On n'intervient pas, on est seulement spectateurs."
Alors si, pour les scènes graves s'étant déroulé en France, des signalements seront effectués aux forces de l'ordre, qui pourront au mieux tenter de gérer 20 % d'entre elles avec les moyens du bord.
A nouveau, il faut
s'adapter ou mourir. Jouer les indifférents blasés ou ne plus supporter cette fange et donner sa démission... ou se suicider.
Jamais je n'aurais imaginé ce métier comme étant psychologiquement l'un des plus difficiles et éprouvants qui puissent exister.
Ces lourds moments m'ont beaucoup plus pesé que l'histoire dramatique du kidnapping d'Ambre.
Relativement long, ce livre se lit cependant quasiment d'une traite, son seul défaut étant de partir un peu dans tous les sens et de s'éloigner de son principal sujet dans ses cent dernières pages, comme un feu d'artifice pas totalement maîtrisé.
L'émotion, la vraie, a fini par surgir et me prendre par surprise en me serrant la gorge.
Je ne donne pas tout crédit au déroulé totalement fou des évènements successifs du roman, mais j'ai aimé suivre l'énorme évolution tant physique que psychologique d'Arthur, ancien petit réalisateur ayant tout perdu qui trouvera avec des amis bien plus jeunes que lui une autre façon que l'alcool et la drogue douce pour lutter contre les images démoniaques de leur quotidien.
A l'échelle animale ou humaine, il y a toujours eu les prédateurs et leurs proies. Même si l'évolution a permis au caméléon ou au phasme de se fondre dans le décor, peu sont ceux qui ont su s'adapter au point d'échapper à leur place dans la chaîne alimentaire.
Et tout en haut de cette chaîne, armés et dangereux, nous avons évidemment les hommes. Chasseurs d'ivoire, chefs de cartel, sociopathes, lobbyistes, et bien d'autres carnivores définissant leurs propres règles.
Et si, chacun à son échelle, on réagissait plutôt que toujours subir ? Si devenir le prédateur permettait de rétablir ne serait-ce qu'un peu de justice, d'équilibre, et de pouvoir se regarder dans une glace ? Mais à quel prix ?
Pour la petite info, une vidéo d'allaitement sur facebook ne peut être diffusable à la seule condition qu'on ne puisse pas distinguer l'ombre d'un mamelon, sinon ce serait de la pornographie. Il y a une charte très précise de ce qui est diffusable ou pas, que les modérateurs ne peuvent évidemment pas discuter.