M. de Flamarande s’était imposé la tâche de venir voir sa femme et son fils deux fois par an, l’hiver à Paris, l’été à Ménouville. Lorsqu’il y vint en 1806, il me dit :
– Je sais, Charles, que vous vivez à présent de pair à compagnon avec mon fils et sa mère. Je n’y trouve point à redire. Comme je ne veux pas que les plaisirs du monde pénètrent ici et que j’ai réglé la dépense annuelle en conséquence, je ne suis pas fâché qu’on sache ne point s’ennuyer dans son intérieur. Une vie plus dissipée, ajoutée à la dissipation naturelle de Roger, rendrait son éducation impossible. Quant à vous, plus vous verrez de près ce qui se passe, plus je serai tranquille. Vous ne me dites plus tout ce que vous savez. Je ne vous le demande pas, mais je suis certain que vous sauriez empêcher des entrevues irrégulières. Ne me répondez pas ; je sais que l’enfant de Flamarande et sa mère ne sont plus étrangers l’un à l’autre. Je sais, bien que vous m’en ayez fait mystère, que le père élève le fils, et que par conséquent on n’a pas la prétention de me l’imposer. Tout est bien ainsi, on me donne la satisfaction qui m’était due et que je souhaitais. Laissez donc toute liberté aux entrevues de Flamarande ou d’ailleurs ; pourvu que ni le père ni le fils ne paraissent jamais chez moi, je n’en demande pas davantage.
M. de Flamarande ne me permit pas de répondre, et s’en alla comme de coutume en raillant Roger de son ignorance et de sa légèreté.
La vie que l’on menait à Ménouville était fort restreinte. Monsieur avait effectivement fixé le chiffre de la dépense. Il ne voulait pas, disait-il, encourager les fantaisies de Roger et lais-ser le champ libre aux gâteries de sa mère. Madame ne se plai-gnait jamais de rien et se privait gaiement de tout pour mettre au service de son fils toutes ses ressources personnelles, qui n’étaient pas considérables. Je trichais un peu à leur insu pour que Roger pût avoir chevaux et chiens sans que la mère fît trop retourner ses robes et relustrer ses rubans. J’avais su mettre assez d’ordre dans ma gestion pour que M. le comte trouvât de l’amélioration dans ses recettes sans se douter que certains excédants payaient les amusements de Roger et les charités de madame. Elle l’ignorait, car elle s’y fût refusée en ce qui la con-cernait. Quelquefois elle paraissait étonnée, après avoir tout donné, d’avoir encore quelque chose ; mais elle n’y connaissait rien. Son mari l’avait tenue en tutelle au point qu’elle ne savait pas mieux calculer qu’un enfant.
Roger, tout en ne travaillant rien, apprenait pourtant beau-coup de choses. Il ne mordit jamais aux mathématiques et aux sciences abstraites. Il n’avait pas non plus de goût pour les sciences naturelles, mais il aimait la musique et la littérature, il lisait volontiers l’histoire et apprenait les langues vivantes avec une admirable facilité. Sa mémoire lui tenait lieu de grammaire, comme son instinct musical de théorie. Très-bien doué, il plaisait tellement qu’on ne songeait pas à lui demander d’acquérir. Il acquérait pourtant dans la sphère de ses tendances par l’insufflation patiente et enjouée de sa mère, qui savait si bien l’instruire en l’amusant. Quand je lui exprimais mon admiration :
– Je n’y ai aucun mérite, me répondait-elle. Il est si tendre et si aimable, si pur et si aimant, qu’on est payé au centuple de la peine qu’on se donne pour lui. (p4/5/6)
Je trouvai Montesparre bien changé. Cette riante maison, pleine autrefois des sons de la musique de danse et des fanfares de la chasse, était muette et comme abandonnée. La comtesse et la baronne étaient encore jeunes et toujours belles pourtant ; mais la comtesse y retrouvait le souvenir d’un événement qui avait torturé sa vie, et où la baronne avait vu se flétrir sa plus douce illusion. Pour comble de douleur, elle y avait perdu son fils unique, sa plus chère consolation, et, au fond du jardin, dans un coin jadis aimé d’elle, les roses fleurissaient sous les cyprès autour d’un tombeau de marbre blanc qui ne portait que ces mots. Ange de Montesparre, quinze ans. (p90)
Il m’avait souvent dit qu’il n’y a pas de frein possible aux passions de la première jeunesse, que les mères les rendent plus âpres encore en voulant les calmer, et que le seul remède, c’est de les mêler au mouvement de l’existence, afin d’empêcher les mauvais attachements de s’enraciner. (p7)
Cependant, je me connais, je suis soupçonneux. J’ai une nature inquiète ; j’ai vécu trop longtemps sous l’empire d’un doute que j’ai cru fondé pour passer tout d’un coup de la négation tourmentée à la foi sereine. Je serai repris par mon trouble intérieur à la moindre occasion, et peut-être céderai-je encore à une préoccupation maladive que je prendrai pour une lumière impérieuse. Il faut que je parte, c’est la meilleure des solutions. J’irai en Amérique ou en Australie. J’irai n’importe où, mais toujours assez loin pour n’être pas à craindre à moi-même et aux autres.
J’ai cru que la fin justifiait les moyens, voilà mon erreur, ma condamnation et ma honte ; faire le mal pour amener le bien, il paraît que cela ne réussit jamais, et j’en suis la preuve. Et quand, par-dessus le marché, on se trompe sur le but que l’on poursuit, quand on a fait le mal pour n’arriver qu’à le faire encore, comme cela m’est arrivé en désespérant Roger par des insinuations maladroites, on est si cruellement puni, qu’il faut bien sentir et reconnaître qu’on a eu tort, qu’on a manqué sa vie et qu’on n’améliore pas celle des autres en gâtant la sienne propre.
Des lettres inédites de la célèbre écrivaine, révélant des échanges inconnus avec de grandes personnalités du XIXe siècle. Un livre exceptionnel !
Lettres réunies et présentées par Thierry Bodin.
Ces 406 nouvelles lettres retrouvées couvrent presque toute la vie de
George Sand, depuis ses quinze ans jusqu'à ses derniers jours. La plupart,
du court billet à la longue missive, sont entièrement inédites et viennent
s'ajouter au corpus de sa volumineuse correspondance. D'autres, dont on
ne connaissait que des extraits, sont ici publiées intégralement pour la
première fois.
Plus de 260 correspondants — dont une cinquantaine de nouveaux — sont
représentés, des moins connus aux plus illustres, comme Barbey d'Aurevilly,
Hector Berlioz, Henri Heine, Nadar, Armand Barbès, Eugène Sue, Victor
Hugo, Louis Blanc, Eugène Fromentin, Jules Favre, Pauline Viardot, la
Taglioni, ainsi que les plus divers : parents, familiers, éditeurs, journalistes
et patrons de presse, acteurs et directeurs de théâtre, écrivains, artistes,
hommes politiques, domestiques, fonctionnaires, commerçants, hommes
d'affaires...
On retrouve dans ces pages toute l'humanité et l'insatiable curiosité de
l'écrivain, que l'on suit jusqu'à ses toutes dernières lettres, en mai 1876,
quelques jours avant sa mort.
Les auteurs :
George Sand (1804-1876) est une romancière, dramaturge et critique littéraire française. Auteure de plus de 70 romans, on lui doit également quelque 25 000 lettres échangées avec toutes les célébrités artistiques de son temps.
Thierry Bodin est libraire-expert en lettres et manuscrits autographes. Ses
travaux sont consacrés au romantisme français, en particulier Honoré de Balzac, Alfred de Vigny et George Sand.
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