Au départ il y a les mots, les phrases qui se déploient, s'élèvent comme les frises des sculptures de cathédrales. Oui, très vite, impressionné et recueilli, je me suis interrogé sur le type de monument littéraire qui s'érigeait ainsi devant moi. Cela s'est confirmé tout au long de ma lecture, oh combien... et après 464 pages merveilleuses, j'ai pu contempler dans son intégralité cette oeuvre de virtuose. Des phrases, des mots savants sont livrés en début de volume comme autant de matériaux précieux destinés à enjoliver l'édifice, à rendre grâce aux dieux de la littérature, puis vient l'évidence de l'écriture dans sa beauté, concise et porteuse de multiples images.
Dans le récit, Diégane Faye, écrivain sénégalais en devenir, est entouré de jeunes auteurs africains. Tous sont animés par des vies intellectuelles... et aussi amoureuses, intenses. Lui est hanté par un auteur découvert au lycée : T.C. Elimane dont le livre demeure introuvable. Emerge de ce milieu littéraire et joyeux une femme : Siga d'épicentre de grands secrets familiaux liée à la figure mystérieuse de T.C. Elimane, auteur malheureux du livre « le labyrinthe de l'inhumain », rejeté à son époque.
« Son livre tenait de la cathédrale et de l'arène ; nous y entrions comme au tombeau d'un dieu et y finissions agenouillés dans notre sang versé en libation au chef-d'oeuvre. Une seule de ses pages suffisait à nous donner la certitude que nous lisons un écrivain, un hapax, un de ces astres qui n'apparaissent qu'une fois dans le ciel d'une littérature. »
La mise en abîme est parfaite, Diégane Faye le personnage du récit ressemble beaucoup à l'auteur, tous deux sur les pas d'un écrivain Elimane ayant raté son rendez-vous avec la reconnaissance et la célébrité, éreinté par les critiques, tourmenté par la quête d'une histoire familiale embarrassée par
L Histoire sur trois continents – Afrique, France, Argentine.
Il s'agit bien d'une fiction mais je n'ai pas pu m'empêcher, tellement tout semble plus réel que le réel, d'aller rechercher des noms, des faits, sur internet et c'était très cocasse car je retombais toujours sur le livre de Mbougar Sarr lui-même. A-t-on trouvé mieux que le roman pour parler du réel ? J'apprendrais lors de la rencontre littéraire où j'ai eu l'insigne privilège d'approcher l'auteur que celui-ci s'est inspiré du destin tragique de
Yambo Ouologuem «
le Devoir de violence », Prix Renaudot 1968. Elimane c'est Ouologuem. Un livre auquel je vais vite m'intéresser !
Une histoire complexe au départ puis tout va se fluidifier, s'assembler parfaitement. Il faut savoir attendre, apprendre à écouter le formidable conteur Mbougar Sarr, apprendre à aller à son rythme – le narrateur dit souvent j'y viens... –, pressentir qu'il va emmener le lecteur dans des passages littéraires inexplorés et précieux. Peut-être vers le livre essentiel que tout écrivain rêve d'écrire.
Trois livres se succèdent, découpés en parties aux titres indiquant bien les étapes de la quête, de l'enquête : Livre premier avec, entre autres, Toile de l'araignée-mère, notes sur le livre essentiel ; deuxième livre avec le testament d'Ousseynou Koumakh, ... tremblement, Enquêteuses, troisième livre avec l'équation Amitié – amour x littérature / politique = ? et enfin solitude...
Il est question de littérature opposée-complémentaire ? à l'action, au doute dans des allers-retours entre l'Afrique, la France, l'Argentine sur fond de la Shoah, du nazisme, du colonialisme, le tout enrichi de contes merveilleusement écrits.
Mohamed Mbougar Sarr au talent évident, insolent sans insolence, nous dit la nécessité de dépasser le face à face. Dire les choses terribles, telles qu'elles se sont passées, pour avancer enfin ! Il écrit une Afrique qui ne peut plus revenir en arrière, l'homme noir pour toujours imprégné par la langue, la culture du colonisateur mais, en miroir, l'homme blanc pour toujours imprégné de ce qu'il a commis, toujours lié au continent autrefois occupé, relié par les fils tissés par
L Histoire.
Quand on a un tel Prix Goncourt il faut le déguster, lentement si possible, ce qui n'est pas si facile, l'enquête est passionnante avec des explications distillées au goutte à goutte des lettres et des mots... jusqu'à la fin, magistrale ! Ce livre, édité conjointement par deux petites maisons d'éditions indépendantes, l'une française, l'autre sénégalaise, a la reconnaissance qu'il mérite. A ce niveau, le Goncourt ne doit être qu'une étape ! La roue tourne, des choses essentielles sont dites. Des auteurs de grande stature vont émerger, émerge sous nos yeux, courons les lire... J'espère que la voix de
Mohamed Mbougar Sarr va continuer à résonner encore longtemps, ensemencer la littérature de mots essentiels, vrais.
La plus secrète mémoire des hommes ne doit pas être cet hapax – ce dont on ne peut relever qu'un exemple... le doute, la notoriété ne doivent pas éteindre la flamme. Vite, avoir à lire d'autres livres approchant les vérités pour revenir vers la lumière de l'espoir.
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Retrouvez cette chronique avec composition personnelle du livre et titre audio du Super Diamono cité page 42 du livre sur mon site Bibliofeel, adresse ci-dessous.
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