"C'est le regard porté par l'autre sur soi qui nous rend étranger à nous-mêmes" (
Frantz Fanon)
Le jeune
Mohamed Mbougar Sarr voulait jouer dans la cour des grands et réussit avec panache à y pénétrer! Trop prématuré se sont écriés certains ; trop favorisé par l'injonction, de bon usage aujourd'hui, à donner une meilleure «visibilité» aux minorités, l'ont estimé d'autres ; ou bien trop présomptueux, trop narcissique, alambiqué et réservé à un groupe de happy few… Jusque-là rien de surprenant, n'est-ce pas ? Les distinctions déclenchent invariablement, à côté de la cohorte habituelle de louanges, un certain nombre de réactions de contestation quant à leur bien-fondé ou à leur légitimité, et comme on le sait bien par ailleurs, en littérature il n'existe de toute façon aucune oeuvre, petite ou grande, primée ou pas, susceptible de créer un consensus parfait (même le «Petit Prince» ou «Harry Potter» n'y sont pas parvenus !!). C'est ainsi : autant d'avis que de lecteurs, et c'est peut-être tant mieux!
Pour revenir au jeune Mohamed et à son exploit, il faudrait aussi rajouter que son meilleur copain et maître du jeu, l'y ayant guidé et inspiré, fut ni plus ni moins que le grand Roberto! Oui, c'est ce dernier qui lui aura soufflé, non seulement le titre, mais aussi l'argument principal de sa copie remarquée, notée avec mention, lui ouvrant par la même occasion les portes du Graal et du «Grand'cour»(!), tous les deux empruntés ouvertement (pas copiés, attention !) à l'un des chefs d'oeuvre majeurs de Roberto Bolaño : «Les Détectives Sauvages», dans lequel le héros et alter-ego de l'écrivain chilien, le poète Juan García Madero, partait à la recherche de Cesaréa Tinarejo, poétesse légendaire dont le sillage s'était effacé dans le désert mexicain… Dans
LA PLUS SECRETE MEMOIRE DES HOMMES, Diegane Latyr Faye, jeune écrivain sénégalais s'engagera à son tour sur les traces de T.C. Elimane, auteur d'un ouvrage tout aussi mythique, «Le Labyrinthe de l'Inhumain», devenu introuvable, à l'instar de son auteur qui s'était, comme Tinarejo, complètement évaporé dans la nature. Après avoir connu son heure de gloire dans le tout Paris des Arts et des Lettres de la fin de années 30, où, âgé d'à peine 23 ans, l'auteur avait été salué comme un prodige littéraire, surnommé par un critique de l'époque le «
Rimbaud nègre», T.C. Elimane fut accusé de plagiat, son livre retiré des ventes, et son auteur perdu de vue.
La littérature invente des histoires, crée des personnages quelquefois plus vrais que nature, fonde des mythes. Elle s'applique, au-delà d'une simple «imitation de la réalité », à vouloir percer les mystères du monde, ou tout au moins à leur accorder sens et consistance aux yeux de ses lecteurs captifs. Elle entretient également, par la puissance d'évocation dont elle sait faire preuve et par la richesse de ses ressources, l'illusion de réussir un jour à engendrer peut-être le Livre, l'oeuvre «définitive», celle que tout lecteur qui respecte scrupuleusement le pacte imaginaire passé avec elle recherche secrètement. Son emprise sur nous est telle que la littérature peut quasiment tout se permettre, y compris questionner ses fins : son sens ultime et, en même temps, sa propre finitude. «...l'Oeuvre meurt, comme meurent toutes les choses, comme le Soleil s'étreindra, et la Terre, et le Système solaire et la Galaxie et
la plus secrète mémoire des hommes » (Les Détectives Sauvages, cité par l'auteur en exergue).
Dans
LA PLUS SECRETE MEMOIRE DES HOMMES, au travers d'une intrigue à miroirs et à tiroirs, l'enquête à propos donc d'une oeuvre mythique introuvable, ainsi que de l'incroyable destinée de son auteur, déclenchée dans un premier temps par un concours de circonstances hasardeux, conduira son héros, jeune auteur en manque de repères et d'inspiration littéraire, à une remise en question de son rapport à la littérature et de son identité même en tant qu'écrivain noir et africain. L'enquête se transformera en quête, en une sorte de parcours initiatique dont le fil rouge serait en fin de compte les limites floues, pour ceux qui s'y adonnent, entre vie et création artistique. Au travers de la vie et du parcours de T. C. Elimane, Diegane en viendra finalement à se poser cette question sibylline à laquelle probablement tout grand écrivain aura été un jour tenté de se poser : si l'on écrit, certes, à partir de ce qu'on a vécu ou de ce qu'on a réellement éprouvé, ne vivrait-on pas, par moments, plutôt en cherchant à imaginer et à éprouver sa propre vie de manière à pouvoir la raconter ? L'écrivain colombien
Gabriel García Marquez, par exemple, en avait apparemment bien saisi les enjeux, en titrant son autobiographie : «
Vivre pour la raconter»! Quelle est exactement cette frontière séparant vie et littérature ?
Diegane Latyr Faye avait quitté l'Afrique sans regrets. Il a pratiquement coupé les ponts avec son pays et sa famille. Très tôt, comme T.C. Elimane, il avait décidé de vouer sa vie à l'écriture. À Paris, Diegane a pourtant le sentiment de «vivoter». Il y fréquente un cercle d'auteurs et d'intellectuels déracinés, considérés pour la plupart, comme lui après avoir publié un premier opus passé quasiment inaperçu («soixante-neuf exemplaires écoulés les deux premiers mois, ceux que j'avais achetés de ma poche inclus»), comme des jeunes auteurs africains «prometteurs» : un groupe d'exilés volontaires refaisant le monde et la littérature au cours de longues soirées dopées à l'alcool et au sexe et qui, par esprit d'auto-dérision, s'auto-dénominent le « Ghetto » (peut-être, me suis-demandé, un coup d'oeil aussi, au passage, au « club du Serpent » formé par des exilés argentins se réunissant à Paris, croqués magistralement par
Julio Cortázar – tiens, encore un de ses grands copains peut-être ?- dans «La
Marelle»…)
Mohamed Mbougar Sarr dédie par ailleurs son roman à Yambo Ouloguem, écrivain malien ayant remporté le Prix Renaudot en 1968, pour son roman « le Devoir de Violence ». Qualifié à l'époque de «à la recherche du temps perdu africain», l'ouvrage ferait par la suite l'objet d'une accusation de plagiat et serait retiré des ventes. «Le Devoir de Violence» ne sera réédité que quarante ans après (Le Seuil, 2018), s'étant transformé entretemps en livre-fantôme, oublié, tout comme son auteur, Yambo Ouloguem, dont on aura, encore une fois, définitivement perdu la trace; le personnage du roman, T.C. Elimane, s'en inspirerait aussi en grande partie.
Quelle serait alors la distance séparant avec certitude citation et plagiat? Quel livre ne se serait inspiré d'aucun autre? Une oeuvre littéraire peut-elle être conçue par une simple et stricte parthénogénèse? N'entendons-nous pas souvent dire que pour écrire, l'on doit d'abord beaucoup lire, qu'il faut nécessairement s'imprégner de l'héritage passé et du patrimoine légué par la littérature? La phylogénèse de la création littéraire se perd dans la nuit des temps : en dehors des tablettes sumériennes d'Uruk, datées de 3300 ans avant notre ère et composées essentiellement d'écrits de comptabilité, d'inventaires et de consignes administratives, il semble impossible d'identifier avec précision «le livre zéro». Je me souviens aussi, à ce propos, d'un professeur de Philosophie que j'ai eu dans le temps, très provocateur, clamant haut et fort que «rien de fondamentalement nouveau n'avait été écrit depuis les Grecs anciens»..!
Last but not least,
LA PLUS SECRETE MEMOIRE DES HOMMES soulève également la question de la séparation possible entre la place qu'on occupe dans la scène visible du monde et celle depuis laquelle on écrit ou, en tout cas, qu'on souhaiterait pouvoir occuper exclusivement en tant qu'écrivain. Vaste question, objet de nombreuses controverses (à connotation la plupart du temps très idéologique, telles, pour ne citer que l'éternel débat qui se poursuit encore de nos jours, celles cherchant à déterminer si une femme peut «écrire comme un homme, ou vice-versa», s'il existerait une écriture foncièrement «féminine» ou «masculine», ou pas) ; ici l'interrogation se portera, bien sûr, plus particulièrement sur les liens entre négritude et littérature : «Elimane voulait devenir blanc, et on lui a rappelé que non seulement il ne l'était pas, mais encore qu'il ne le deviendrait jamais malgré tout son talent. Il a donné tous les gages culturels de la blanchité ; on ne l'en a que mieux renvoyé à sa négreur». La quête d'une voix littéraire indépendante et personnelle, cherchant à se dégager à la fois des accommodations culturelles qui peuvent la circonscrire et du piège formaté des revendications identitaires, semble traverser tout le roman, accompagnée parfois en arrière-plan par l'ombre somptueuse et tutélaire d'un
Senghor ou d'un Fanon, présents en filigrane, implicitement et intimement convoqués.
Les thèmes abordés, la profondeur de réflexions auxquelles le lecteur est associé, la maturité incroyable de la plume de son auteur, sa signature aussi, associant de manière décomplexée un style direct, propre à la littérature contemporaine, à la beauté, voire à une certaine préciosité intemporelle de la langue, sont quelques-uns des éléments qui font de
LA PLUS SECRETE MEMOIRE DES HOMMES un roman saisissant, fort bien écrit, agréable à lire, très intéressant sur le fond.
Deux petits bémols cependant, en ce qui me concerne en tant que lecteur : d'une part, une scénarisation parfois excessive de l'intrigue, intercalant des épisodes relativement superflus par rapport au motif principal, convoquant au passage différents registres littéraires (polar, réalisme magique…), mais surtout laissant inaboutis un certain nombre de contextualisations et/ou de personnages accessoires trop superficiellement évoqués (suicides en série, phénomènes de préscience, envoûtement, traque de criminels nazis..) ; d'autre part, a aussi quelque peu gêné ma lecture une sorte de pansexualité affichée, omniprésente, dont certains développements seraient, me semble-t-il, tout à fait dispensables, pas du tout pour des questions de pudeur, mais plutôt de sens ou de crédibilité (je ne trouve pas très crédible, par exemple, qu'une intellectuelle française ait pu livrer spontanément à une journaliste(!), en 1948 (!), des détails particulièrement croustillants sur sa vie sexuelle, ses pratiques d'échangisme et de triolisme - en outre, soit dit au passage, celles-ci n'éclairant et ne rajoutant absolument rien de déterminant à l'intrigue, enfin…).
Une petite étoile en moins, donc, pour rappeler au jeune et brillant
Mohamed Mbougar Sarr qu'il ne faut pas sortir tous ses jouets d'un seul coup dans la cour des grands !! On peut quelquefois mieux faire croire et goûter au plaisir d'un jeu en se passant d'artefacts inutiles…
Comme disait si bien cet ancien camarade, Gustave de son prénom :
«Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c'est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l'air, un livre qui n'aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. Les
oeuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière ; plus l'expression se rapproche de la pensée, plus le mot colle dessus et disparaît, plus c'est beau.»