Un écrivain questionnant d'autres écrivains, ou critiques, ou éditeurs, à propos d'un livre oublié de tous: mise en abyme, (dont l'image est illustrée par les fromages Bonbel : une vache, aux boucles d'oreille de la boite de bonbel avec une vache, etc, etc,)
Avec le sujet principal : la littérature.
Les livres.
«
La plus secrète mémoire des hommes », livre génial, lyrique, tout à la fois chronique, évocation de grands écrivains vrais et d'autres inventés, conte africain mêlant le surnaturel et la nature, constitue aussi, surtout, une réflexion sur le livre, qui perdure après la mort de ses lecteurs, sur le livre qui peut changer une vie, sur le livre qui semble avoir été écrit pour nous, comme tout livre essentiel, et sur le livre à écrire, sauf si l'on ne se croie pas à la hauteur et qu'on préfère se taire .
A l'aide de récits enchâssés, imbriqués les uns dans les autres, le narrateur principal écrivain part à la recherche d'un autre. L'un n'a rien écrit de bien, l'autre a eu un prix littéraire, a été encensé, puis, pour des raisons idéologiques, a été accusé de plagiat.
Mohamed Mbougar Sarr dans «
la plus secrète mémoire des hommes »dédie son livre à Yambo Ouologem, (son modèle d'écrivain maudit, prix Renaudot, puis tellement vilipendé- au point que les éditeurs ont brulé leurs stocks et arrêté l'édition pendant plus de 30 ans -qu'il est reparti sans un mot dans les falaises de Bandiagara) dont il change la date de naissance, le pays, et le cours de la vie.
Eh oui, l'écrivain a ce pouvoir, changer le passé, qui pourtant pèse sur les humains. Reste le plagiat, et l'arrêt de l'édition, qui touche l'un et l'autre, les touche au point de disparaître dans le silence. Plagiat dont l'auteur démonte ici les basses manoeuvres et dont il montre les ravages opérés sur T :C Elimane/ Yambo, sans trouver la raison pour laquelle ils ne se sont pas défendus et pourquoi ils se sont définitivement enrobés dans le silence, pourquoi ils ont préféré la calomnie à l'innocence.
Il s'agit de la recherche du passé, ou plutôt des disparus : le grand père dévoré par un crocodile géant, le père, parti à l'instigation de Blaise Diagne défendre, en tant qu'artilleur Sénégalais un pays qui n'est pas le sien, le fils, parti faire ses études en France et rendant folle sa mère par son silence, puis l'autre fille des années plus tard. A ces déchirements, à ces disparitions, à cette recherche sur les traces de ceux qui ne sont plus, s'ajoutent les ruptures de gens qui s'aiment, mais ne peuvent continuer à vivre ensemble, les lettres écrites ou pas en ces temps troublés de 1940, nuit et brouillard, ou pas données à leur destinataire, hasards de la vie, ou plutôt destin.
Le passé nous habite, dit
Mohamed Mbougar Sarr, il donne à l'homme la conscience indéfectible de ce qui a été fait et ne pourra se défaire. Les mots sont irrévocables. « M'excuser ? dit il. Cela n'aurait pas effacé les mots. Les mots non plus ne remontent pas le cours du temps pour s'empêcher de naitre. »
Les mots restent indélébiles et irrattrapables.
J'ai conscience de la difficulté que c'est d'essayer d'écrire sur ce labyrinthe, ce qui doit être mis en avant n'étant pas l'histoire, mais la manière savante de MM Sarr d'enchâsser les récits différents, ou récit rapportés par une deuxième, puis troisième personne, en les faisant parler à la première personne, car les prises de parole et les rendus de paroles s'enchainent les unes après les autres.
Monologue d'une phrase de 10 pages digne de
Proust, réflexion sur le passé, sur la littérature, et caricature de ce doivent subir les écrivains africains jugés plus par leur couleur que pour leurs qualités littéraires, « eux qu'on sommait d'être africains mais de l'être pas trop, et qui, pour obéir à ces deux impératifs aussi absurdes l'un que l'autre, oubliaient d'être des écrivains, faute capitale. »
Voilà un roman complet, époustouflant par la philosophie qui s'en dégage, son intelligence. Si le narrateur pense que la femme écrivain qui lui offre le livre rare le pousse à écrire, c'est fait, il l'a fait, avec brio.