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EAN : 9783518424476
480 pages
(01/01/1900)
3.95/5   10 notes
Résumé :
Printemps 1989, la RDA vit ses derniers mois.
Après la mort accidentelle de sa compagne, Ed, 24 ans, ancien ouvrier maçon et étudiant, part pour Hiddensee, une île de la Baltique. Il y trouve un emploi de plongeur à l’hôtel Zum Klausner (« Chez l’Ermite »), dont le personnel est composé de figures énigmatiques. Une amitié naît entre Ed et Aliocha Krusowitsch, dit Kruso, déchiré entre nostalgie et utopie, qui accueille sur l’île ceux qu’il appelle « les naufr... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (4) Ajouter une critique
« Dix pour cent de terre, quatre-vingt-dix pour cent de ciel: être ici, sur l'île, leur suffisait. Et plus encore à leur fierté. L'ile ennoblissait leurs vies. Son incommensurable beauté opérait. La magie de son existence. le continent n'était rien de plus qu'une sorte d'arrière-plan qui s'effaçait doucement en disparaissant dans l'éternel bruissement de la mer; quelle importance, l'Etat ? Chaque coucher de soleil gommait une parcelle de son image rigide, chaque vague brouillait les contours désolants de cette massue usée et les effaçait de la surface de leur conscience » [161]. L'île, c'est Hiddensee, un bout de lido détaché de la côte est-allemande sur la Baltique ; en face : le Danemark ; le moment : quelques mois avant la chute du Mur de Berlin en 1989...

Deux hommes en deuil douloureux :pour le plus jeune, Ed, c'est sa compagne, écrasée par un tramway ; le plus âgé a perdu sa soeur Sonia. Chacun est à un bout du voyage ; Kruso a fini par reconstruire quelque chose sur l'île où il va recueillir Ed après tant d'autres, au milieu de leur errance. Ce qui les distingue, c'est une transcendance –la poésie-- qui leur donne une trajectoire parallèle mais non confondue à celle d'un monde désenchanté qui cherche sa liberté sur ces rives sableuses. L'appel fantomatique des falaises crayeuses de la côte scandinave, qui apparaissent parfois dans une tache de soleil entre deux averses, provoque souvent des tentatives de traverser vers cette « liberté » que l'on désire tellement que l'on ne prend pas le temps de la définir, et dont la plupart ne saura rien car ils se noient dans la Baltique.

Déjà transpire sur l'île une influence qui annonce ce qui vient : « progressivement il n'y eut plus rien d'autre dans la ville que des discothèques (...) sur leurs visages on ne lisait rien de cette révolte, de cette nostalgie ivre de vie qui aiguillonnait les danseurs de blues sur la piste, les transformant en une horde de derviches, non, pas en couples, mais tout le monde ensemble, toute leur tribu remplissait la salle de sa chevelure... Non, sur ces visages de discothèque on ne lisait rien d'autre que du maquillage, pas de sentiment, pas de rythme, rien qui aurait pu faire valser l'état des choses, pas de lutte, zéro utopie. Ils n'appartenaient pas à cette tribu d'avant, d'avant cet ordre social complètement gangrené par la banalité, les contraintes, les règles, gangrené par sa propre agonie et auquel manquait en fin de compte l'essentiel : honnêteté, partage, amour peut-être... Non. rien. Rien qu un néant habillé de paillettes, c'était cela les visages disco “ [268].

Sous l'influence de Kruso qui en est le véritable inspirateur, le “Zum Klausner” (Chez l'Ermite), d'une de ces villégiatures pour salariés méritants d'un combinat métallurgique, est devenu un refuge clandestin qui recueille les naufragés –de tous horizons, de l'aventurier à l'universitaire-- d'une société totalitaire qu'ils ne supportent plus ; Ed se contente de la fonction de plongeur en cuisine qui lui est assignée et s'y consacre avec modestie et toute son énergie, à côté des autres membres –le directeur officiel, le couple du glacier, le couple du bar, le cuisinier, etc. -- qui forment l'équipage improbable de cette arche immobile.

“À mi-voix, Kruso pérorait à propos du rôle d'asile que la terrasse du Klausner était appelée à jouer encore. Il parlait de ceux qui allaient revenir, ils ne seraient pas rares, dès qu'ils auraient compris les illusions inhérentes au monde des marchandises. « Eux, ils sauront encore s'en rendre compte, Ed. Mais beaucoup d'autres qui sont nés là-bas, et qui n'ont jamais connu rien d'autre, ne ressentent plus leur malheur. L'industrie des loisirs, les voitures, les maisons particulières, les cuisines intégrées, pourquoi pas? Mais pour eux c'est leur corps, son prolongement naturel, le siège de leurs sentiments et de leurs pensées. Leur âme est partie intégrante d'un tableau de bord, la hi-fi l'a rendue sourde, ou bien elle est partie en vapeur dans une cuisinière Bosch. Ils sont incapables de ressentir leur malheur. Ils n'entendent pas le cynisme qui se cache derrière le mot de consommateur - rien que ce mot ! Un son animal plein de cloches de vaches et de troupeaux poussés sur la montagne de la consommation, on broute- on rumine, on consomme, on digère et on re-consomme de plus belle - bouffer et chier, voilà la vie du consommateur. Et tout est étudié pour, de la naissance à la mort du consommateur. La protection du consommateur fonctionne comme une barrière, c'est l'enclos des påturages. La centrale des consommateurs enregistre chaque mouvement du troupeau et calcule la consommation moyenne, pas en kilomètre comme pour un moteur, mais en années, en décennies : combien d'années s'élève la consommation par rapport à la durée de vie, par exemple ? Et combien de temps faut-il pour qu'un consommateur soit consommé ? Ce mot, Ed, ce mot aux yeux de vache, serait une preuve suffisante si on avait encore des oreilles. » [351-2] Voici donc ce qui se cache derrière les scintillements de ce rivage scandinave que la brume dévoile parfois en face de l'île.

Elaborer une théorie de la liberté impose-t-il, pour la définir, de vivre en état de contrainte ? Au-delà de nos besoins organiques --l'homme ne peut se passer d'air plus de trois minutes, d'eau plus de trois jours, de manger plus de trente jours, la liberté est-elle une destination où l'on arrive et s'installe ? N'est-ce pas plutôt un processus, celui qui consiste à choisir soi-même ses dépendances ? N'est-ce pas alors les mieux définir que de les nommer “désirs” ? Et puis, peut-on vivre réellement sans désirer ? Que se passe-t-il quand l'on atteint son désir ?

Le plaisir se consume, mais le désir est l'illusion terrestre de l'éternité : “ Ce qu'il nous faut, c'est une voix à nous, une musique, une voix qui, en écoutant les mots, découvre le monde. Ce qu'il nous faut c'est notre voix et un espace rempli d'absence -- un endroit pour gagner sur le temps. » La large paume de Kruso indiquait le sol de la chambre : le plancher s'ouvrit, les murs se volatilisèrent et Ed aperçut la plonge. Il vit deux poètes, côte à côte devant leurs bacs. Un grand poète qui à l'avenir franchirait le seuil des maisons d'édition les plus célèbres du monde, et un deuxième, habillé d'un Romain et tenant en main quelques couverts d'aluminium dont il savait effectivement se servir pour écrire et qui, à côté du grand, prenait sans cesse des notes (...) L'essence de Kruso était l'attitude (...) Un fanatisme chaste, pour ainsi dire, un mélange impressionnant d'innocence et d'intransigeance” [212]. le périlleux assemblage nécessaire à l'espérance de Kruso : que l'île devienne le lieu idéal où vive une société délivrée du matérialisme et de la dictature, en quelque sorte un communisme achevé. Pour l'heure, la radio du Klausner relate les béances et déchirures croissantes du rideau de fer ; l'île se vide, les équipiers disparaissent aux aussi au rythme des annonces d'ouverture des frontières. Finalement, Ed et Kruso se retrouvent seuls à faire tourner l'hôtel ! Dissipés les mirages de l'Ouest, les transfuges feront-ils retour ?

Il y a quelque chose de socratique dans la relation d'Ed et Kruso, tant dans la méthode par laquelle Kruso aide son cadet à grandir que dans la destination de ce voyage. Ils ont su d'emblée que leur relation tenait à leurs vocations essentielles, celles de la beauté du monde, exprimée en poésie. Cette relation n'est pas une relation de personnes, mais une relation de ces personnes à une même éthique d'être au monde.

Et c'est pour cela que l'absent peut continuer à vivre dans l'esprit de celui qui reste : épilogue, nous sommes en 1993 ; quatre ans après sa disparition et son départ de l'île, Ed apprend la mort de Kruso. S'ensuit une séquence où, accompagnant Ed dans la recherche de la sépulture, l'on découvre l'institution danoise qui assure un traitement des corps noyés avec une remarquable décence, documentant tous ces corps y compris les anonymes –majoritairement les échecs de tentatives de traversée des fuyards allemands. Au tréfonds de cette institution, Ed va se retrouvé catapulté « Devant la loi » de la parabole éponyme de Kafka, et confronté au nocher de ce Styx archivistique. «  C'est une entreprise très longue et compliquée, Monsieur Bendler [le nom patronymique d'Ed]. Et il y en a qui ne sont pas faits pour ça, vous comprenez ce que je veux dire? » Il se racla la gorge et nous laissâmes flotter notre regard vers le lointain des étagères de la salle, tous deux, ensemble, comme les oficiers d'un navire en perdition debout sur leur pont inutile. «Ce que je veux dire, c'est que vous êtes le premier, vingt-quatre ans après, qui l'eût cru ? Comme s'ils n'avaient manqué à personne, nos morts. » (...) il s'agissait de cinquante-deux ans-depuis la construction du Mur. Sans oublier qu'en ce qui le concernait, cela ne faisait que trente ans qu il était ici dans cette cave. (...) Je compris qu'il voyait en moi une sorte de commission, de délégation, un seul homme pour tous ses morts.

Ed ne s'est pas dégonflé, le gardien-archiviste-factotum entrouvre la porte de la cathédrale : “«Attendez-moi ici, s'il vous plaît, et servez-vous. » ll désigna une assiette avec du biscuit, et à côté un thermos et deux tasses en plastique. En passant la porte, il se retourna encore une fois. «Chez Novalis les bons ce sont les morts, Monsieur Bendler !» Puis ses pas sur l'escalier. Dans la salle éclata comme un orage d'éclairs, des centaines de tubes néon s'allumèrent. Depuis ma place sur le pont, je vis Henri longer les étagères. Je remarquai une bizarrerie dans sa façon de marcher, un léger boitillement, ou seulement une lourdeur qui cherchait son équilibre. Il poussait devant lui un genre de desserte, pour l'instant il n'y était posé que la feuille le chariot produisit au départ un ferraillement assourdissant, mais au fur et à mesure que Henri se servait dans les étagères son véhicule se calmait. Au bout d'un moment, il repassa devant le pont. Il me jeta un regard et cria: « du biscuit, Monsieur Bendler, prenez du biscuit! » (...)

Après une séquence hallucinée où Henri, le Charon colossal, semble danser avec son chariot entre les colonnes d'armoires, Ed comprend enfin qu'il ne s'agit que d'une étape de sa propre construction : “Toutes les convictions qui m'avaient accompagné dans ce voyage s'éteignirent soudain. Je ne ressentais plus rien de cette fidélité qui n'était peut-être que le sens du devoir, nourri d'une dette ancienne plus guère mesurable, plus rien de l'excitation de la promesse ni de la volonté de la tenir, peu importe comment, de fournir la preuve d'avoir mérité et de mériter encore l'amitié, etc. - tout cela n'avait plus d'importance. Seul cet instant de pure beauté, rien que, comment le nommer, rien que cette danse macabre. Comme si jétais venu dans cette loge sous terre uniquement pour cela, un seul homme pour public en trente ans”. Comme dans la parabole, la porte se referme et c'est comme si elle cessait d'exister, mais à l'inverse de la parabole, Ed l'a franchie... Et c'est un ultime hasard qui conduira Edgar Bendler, dit « Ed », à la sépulture d'Aliocha Krusowitsch, dit « Kruso ».

Je ne puis conclure sans saluer le style à la fois onirique, brumeux, magnifiquement traduit, irisé par endroit d'une ironie secrète et désespérée, accompagnant cette Odyssée dans la pensée, et sans évoquer mes réminiscences de certains films de Christian Petzold tels Barbara (2012), Yella (2007) et Jerichow (2009), l'Allemagne avant et après la réunification, la dureté des rapports socio-économiques à l'intérieur de cette ex-Allemagne de l'Est tentant de s'acculturer au libéralisme des deux derniers films mentionnés. Déception au sentiment de « tout cela pour ça » qui émane de ces fictions à la limite du document sociologique. Loin de l'espace apaisé, « réparé », que l'on se promettait de contempler après la réunification, c'est une jungle que l'on a vu apparaître, une jungle glacée faite de contrats, d'immeubles de verre, d'escroqueries, de rapports financiers, de salles de réunion. Triste tropique...

« Kruso » est finalement bien moins un roman sur la réunification vue des marges d'un Etat totalitaire qu'une fiction posant la problématique des vraies natures de la liberté et du désir.
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« Kruso » est le premier roman de l'écrivain poète allemand Lutz Seiler, traduit de « Turksib » (2007) par Uta Müller et Bernard Banoun (2018, Verdier, 480 p.). L'action se déroule pendant l'été 1989, peu avant la chute du Mur. C'est un roman qualifié de « poème raconté jusqu'au bout ».
« Kruso » a été écrit alors que Lutz Seiler était en 2011 à la « Villa Massimo » à Rome (Die Deutsche Akademie Rom Villa Massimo). Cette bourse permet d'étudier en résidence pendant dix mois. Hélas, il plonge dans la dépression après son échec à écrire « Star 111 » traduit par Philippe Giraudon (2022, Verdier, 576 p.).
Printemps 1989, la RDA vit ses derniers mois. Après la mort accidentelle de sa compagne, qu'il ne parvient pas à nommer, seulement par la lettre G. Elle a été écrasée par un tramway. Edgar Blender, 24 ans, ancien ouvrier maçon et étudiant, part de Halle pour Hiddensee, une île de la Baltique (Oostzee)au large de la plus grande ile Ostrügen avec sa ville de Bergen en Rügen. Ce n'est pas très loin de Rostock, mais par temps clair, on peut voir l'île danoise de Møn. Il y trouve un emploi de plongeur à l'hôtel « Zum Klausner » (Chez l'Ermite). L'ile est en fait un lieu de vacances en marge de la société communiste de RDA, une de ces villégiatures pour salariés méritants d'un combinat métallurgique. Surtout, c'est un point de départ clandestin pour le Danemark, le Lampedusa du Nord. Ile où se retrouvent artistes et intellectuels attirés par la nature sauvage et la pensée « alternative ». L'appel des falaises crayeuses de la côte scandinave, qui apparaissent parfois dans une tache de soleil entre deux averses, provoque souvent des tentatives de traverser vers cette « liberté ». Liberté surtout fantasmée et idéalisée. Ils la désirent tellement qu'ils ne prennent pas le temps de la définir, et malheureusement, ils n'en sauront rien car les naufrages sont nombreux.
Avant d'en arriver à Hiddensee, il y a un long voyage en train, depuis Gera dans l'est de la Thuringe. Son village natal, Culmitzsch, a été rasé en 1968 pour l'exploitation du minerai d'uranium par la « SDAG Wismut » qui fournit le minerai à l'URSS. C'était le village natal de Otto Dix (1891-1969). La famille déménage à Korbußen jusqu'à ce qu'on lui attribue un appartement neuf à Gera-Langenberg, pas très loin de Iena. Ed part de Halle, puis passe tout naturellement par Berlin. Passage obligé par l'Ostbahnhof. Là, une scène assez étrange, où Ed sommeille et rêve. « Il rêva d'un désert. À l'horizon, un chameau approchait. Il flottait dans l'air, retenu apparemment avec difficulté par quatre ou cinq Bédouins. Les Bédouins portaient des lunettes de soleil, ils ne faisaient pas attention à lui ». Des chameaux à Berlin, pourquoi pas. Mais un vieil homme s'approche de lui. « L'homme était vieux et pointait les lèvres en avant comme s'il allait siffler – ou comme s'il venait de donner un baiser ». Et ce qu'il lui demande peut surprendre. « Je suis en plein déménagement, un gros déménagement, et maintenant il fait déjà nuit, c'est minuit, beaucoup trop tard, c'est bête, et il reste un de mes meubles, une armoire, une armoire vraiment bien, vraiment grande, en pleine rue ». On savait que les cigarettes de la marque au chameau contenaient des substances illicites, mais de là à envisager de déménager une armoire en pleine nuit. Il fat être citoyen de la RDA shooté au petit paradis soviétique pour avoir de telles pensées.
Un retour sur terre, via un contrôle de police avec « les courtes visières de leurs casquettes, demi-cercles étincelants, et leurs uniformes couleur bleuet. Ils avaient avec eux un chien, tête baissée, comme s'il avait honte du rôle qu'on lui faisait jouer », le fait revenir à la réalité. Auparavant, « Ed vit le vieux rejoindre son armoire en traînant les pieds, l'ouvrir et s'y glisser pour dormir ». Mais, l'embarquement pour « la Capri du Nord » approche. « Son train partait à 3h28 ».
Il arrive donc presque à Hiddensee, ou plutôt à la ville d'où il prend le bateau. « Il sentait la mer avant même de descendre du train ». En face l'hôtel où il va se faire engager. « Au tout dernier moment, les têtes de trois femmes sont apparues, se dressant comme les pistons d'un moteur à quatre temps dont la quatrième bougie n'a pas réussi à s'allumer ». Il y obtient une chambre, avec toilettes. « le levier du mécanisme de chasse d'eau imitait deux dauphins bondissants. Tandis que les animaux revenaient tranquillement à leur position initiale, un jet d'eau sans fin jaillit ». Il lui reste le ferry à prendre pour l'île, en route donc pour la « Weisse Flotte ». Et surtout il apprend que « des emplois pouvaient se libérer, même en pleine saison. On cherchait pour le lendemain des serveurs, plongeurs, aide-cuisiniers ».
Très vite, il se fait embaucher par Werner Krombach, le directeur du centre de vacances « Zum Klausner » (Chez l'Ermite). Il sera parmi les « Esskass », les saisonniers (Saisonkräften, SK) et les « naufragés » c'est-à-dire les autres réfugiés de la vie en RDA
« Ed avait entendu parler d'Esskaas [les travailleurs saisonniers] qui, disait-on, avaient déjà publié, dans des magazines et des anthologies (quelle sonorité magique dans ces mots !), des poètes autoproclamés, des écrivains s'écrivant eux-mêmes pour ainsi dire, qui pouvaient compter sur l'admiration générale quand, le soir, ils arrivaient sur la plage et évoquaient l'éventualité de nouvelles oeuvres, si pleines de vie et si grandes que seule la mer semblait pouvoir les générer, seule la mer et seul ce lieu ».

Très vite une complicité s'établit entre Ed et Aliocha Krusowitsch, surnommé « Kruso », mais c'est Alexander Dimitrijewich Krusowitch, un homme, dans l'édition allemande, fils d'un général russe et d'une acrobate de cirque. L'allusion est évidente au Robinson, naufragé comme ces allemands qui espèrent quitter la RDA. Ils se nomment d'ailleurs entre eux les « naufragés ». « Dix pour cent de terre, quatre-vingt-dix pour cent de ciel : être ici, sur l'île, leur suffisait. Et plus encore à leur fierté. L'ile ennoblissait leurs vies ». Ed va être le nouveau Vendredi de ce Robinson Crusoé ordonnateur d'une société secrète où la poésie joue un rôle libérateur décisif. Il est emporté par le projet fou de Kruso qui incarne tous les espoirs que le marxisme officiel a trahi. Ce projet est celui d'une enfance forte et mystique, dont l'oeuvre de toute une vie est de sauver les gens perdus, les naufragés et les échoués de la vie.

La comparaison avec « La Montagne Magique » de Thomas Mann, traduit par Maurice Betz (1977, Fayard, 775 p.) est, à mon sens, exagérée. C'est vrai qu'il y a de nombreuses allusions ou références au livre de Thomas Mann. Ne serait-ce que le cadre, un hôtel de gens cultivés, artistes désoeuvrés, et un sanatorium dans l'autre cas. de rares apparitions de personnages féminins importants, sinon de soubrettes ou des infirmières, avec en arrière-plan, un soupçon d'homosexualité. L'attente du paradis fantasmé ou de la guérison, elle aussi largement idéalisée. Dans les deux cas, un monde qui s'effondre, celui des deux Empires Centraux à la veille de la Première Guerre, et celui de la RDA, qui prélude celui de l'URSS. Deux évènements qui vont changer, ou plutôt bouleverser la vie des citoyens. Mais ça, ils ne le savent pas encore, en prévoient l'arrivée, mais ils ignorent l'amplitude des changements à venir. Des Robinsons sur une île, attendant et espérant le bateau, sans savoir, ni même imaginer que ce ne serait pas un paquebot de croisière touristique, et qu'il faudrait ramer, comme sur les galères.
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« Kruso » de Lutz Seiler, paru aux éditions Verdier, est un livre étrange. L'action se situe en 1989, durant les derniers mois avant la chute du Mur, principalement sur l'île d'Hiddensee, qui existe bel et bien, et certaines caractéristiques du personnage principal, Ed, sont directement inspirées de la vie de l'auteur. Mais ce roman se libère en fait bien vite de l'emprise du réel pour se projeter dans une dimension résolument onirique et poétique.
Suite au décès de sa compagne, Ed, un jeune homme est-allemand, décide de partir tout au nord du pays, sur l'île d'Hiddensee, où vit une curieuse communauté mêlant intellectuels, artistes et candidats à l'émigration clandestine. Là, il devient plongeur dans un hôtel-restaurant, ‘Zum Klausner', et s'intègre petit à petit aux multiples rituels qui scandent l'existence des îliens. Il devient l'ami du mystérieux et charismatique Krusowitsch, dit ‘Kruso', lui-même marqué par la disparition inexpliquée de sa soeur.
Dès qu'Ed aborde sur l'île, le récit devient impalpable, insaisissable. Les mots et les phrases se suivent et méritent un temps d'arrêt pour en percevoir toute la beauté subtile. Il faut donc du temps pour entrer dans cet univers très particulier, concentrique : en son coeur, on trouve Ed, un personnage attachant, singulier, qui dialogue avec son ‘renard', écoute d'une oreille distraite la radio, et découvre les vertus du travail acharné, de l'amitié, de la poésie; on découvre ensuite Kruso, le grand ordonnateur, respecté de tout ‘l'équipage' hétéroclite et pittoresque du ‘Klausner', un petit monde en soi, enchâssé dans la perspective plus large de l'île. Dès lors, on assiste à un mouvement de flux (arrivée des touristes, des potentiels migrants) et de reflux (suite au départ des uns et des autres) – la mort étend son voile ici, tandis que la liberté, timidement, émerge ailleurs.
Je n'ai malheureusement pas réussi à apprécier pleinement ce livre, qui s'étire en longueur et laisse trop de questions en suspens ; en quelque sorte, je me suis perdue dans les brouillards de l'île et je n'ai plus trouvé la porte de sortie. Dommage. Pour la suite, cliquez sur le lien !
Lien : https://bit.ly/2Qro7Xb
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Roman troué de fulgurances poétiques, d'un impressionnant «stock » de vers intégrés à cette prose hantée par la disparition, la perte, L Histoire, Kruso nous transporte dans une île au dernier mois de la RDA. Immense écrivain, Lutz Seiler sait dépasser cette allégorie pour allier des mythes insulaires à la précision d'impression intime, d'enthousiasme et d'égarements. Kruso, un roman qui reste.
Lien : https://viduite.wordpress.co..
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critiques presse (2)
Liberation
28 décembre 2018
Puissant premier roman du poète Lutz Seiler, bercé par «le bruit froid de la houle», Kruso balance entre une grande désespérance et l’euphorie de cette confraternité des marges.
Lire la critique sur le site : Liberation
LeMonde
12 octobre 2018
Dans « Kruso », l’écrivain allemand fait souffler un vent de liberté sur une île de la Baltique en 1989, peu avant la chute du Mur.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Citations et extraits (5) Ajouter une citation
Ils faisaient partie d’un équipage qui défendrait son bateau jusqu’au bout, c’était certain, ils mobiliseraient tout leur savoir-faire, leur audace en matière de restauration, et toutes les capacités dont ils disposaient en vertu de leur passé universitaire ou artistique. En réalisant l’impossible, par cette action immense ou chaotique, ils satisfaisaient manifestement à ce code de l’honneur dont Kruso avait parlé. Ce code qui qui liait entre eux les Esskaas. Une folie particulière dont l’essence se composait de restauration et de poésie leur permettait de maintenir leur arche hors de l’eau, jour après jour. Et de sauver l’île à la dérive.
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Et tandis que la naufragée s’enveloppait dans ce drap vieux d’au moins cent ans et se dressait au milieu de la plonge comme le produit d’un long rêve tenace, Ed comprit enfin: tous ces naufragés étaient des pèlerins, des pèlerins en pèlerinage vers le lieu de leurs rêves, le dernier lieu de liberté à l’intérieur des frontières – Kruso l’avait dit exactement ainsi, et lui-même n’était pas plus qu’un assistant, un genre d’homme de peine sur ce chemin.
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Ed trimait et exsudait de son corps ce qui lui restait de pensées et de sentiments. Il travaillait jusqu’à atteindre le fond solide d’une vraie fatigue et, tant qu’il y restait, il se sentait pur, délivré de lui-même et de son malheur; il n’était ni plus ni moins qu’un plongeur qui tenait passablement sa position dans le chaos.
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Sur ce chemin de la liberté dont il expliqua désormais à Ed de plus en plus souvent tous les détails, il était essentiel de passer trois ou quatre jours sur l'île, c'était la condition sine qua non.
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Ed, depuis son départ, se trouvait dans un état d'excessive vigilance qui lui avait interdit de dormir dans le train.
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