Deux jours avant mon vingtième anniversaire, Axelle s’est assise doucement auprès de moi, sur le tabouret de piano, pendant que je répétais un prélude de Rachmaninov. Le quatrième de l’opus 23, mon préféré. Elle est demeurée silencieuse pendant une ou deux minutes, puis m’a glissé à l’oreille : « j’ai envie d’amour avec toi ». Je sursautai. Elle était sans conteste l’une des plus belles de notre groupe. Je lui parlais à l’occasion. Mais, à cet instant précis, j’avais l’impression de découvrir son visage et sa voix pour la première fois ! J’ai dû la regarder longuement, comme un abruti, car au bout d’un moment, elle a baissé les yeux et s’est mise à rire, gênée. Des mots étaient bloqués quelque part entre mon cerveau et mes lèvres. J’avais l’impression que les neurones travaillaient comme des fous pour remettre de l’ordre dans un capharnaüm de pensées. Elle a posé sa main, bienfaisante et douce sur mon bras. Sans rien dire de plus. Je lui ai su gré de respecter ma surprise et ma gêne. Une grande tendresse était là, qui nous baignait. C’était bon.
Le calme est réapparu lentement. Ses paroles me sont revenues brusquement. Mystérieux. Comme c’était étrange de s’exprimer ainsi : « j’ai envie d’amour avec toi » ! Etait-ce un lapsus dû à l’émotion ? J’étais intimement persuadé que non, et je le pense encore aujourd’hui. C’était comme une expression personnelle, authentique, jaillie du fond de son inconscient, la projection des mots qui définissaient avec précision son désir intérieur : un mélange de recherche d’union physique et d’unité mystique.
Elle avait un an de plus que moi, et aussi peu d’expérience amoureuse. Nous nous sommes découverts dans un ravissement mutuel. Dans une angoisse permanente aussi, car il était impératif de jongler avec la liberté que nous accordaient nos parents respectifs. Les miens habitaient encore Paris. Mon expérience avec Mireille, qui était pourtant restée à l’état larvaire et « platonique », m’avait définitivement guéri d’un quelconque désir de communication avec mon père dans le domaine du cœur et des sens. Celui d’Axelle était apparemment d’un tempérament différent, plus libéral, mais la prudence nous dictait d’extérioriser le moins possible ce qui bouillonnait dans nos corps.