Relire le relié, c'est comprendre ce « relieur universel » qu'est la religion, et mêler ainsi les deux étymologies du mot. Mais cette relecture n'est pas si simple que ça, tant le propos de l'auteur est elliptique et sibyllin.
Michel Serres profite de son érudition manifestement immense pour passer d'une idée à l'autre sans se soucier de justifier pourquoi, laissant au lecteur le soin de réfléchir par lui-même à ce qui rend ces « liens » auxquels l'auteur tient tant si inspirants. de manière significative, l'ouvrage ne contient aucune note de bas de page, aucune référence.
La première partie est consacrée à une reliure verticale entre la terre et le ciel. Y sont décrits des « points chauds » dans lesquels un monde virtuel, fait d'information et de virtualité, se manifeste dans notre monde terrestre. La religion est source d'un grand nombre de « courts circuits » entre ces mondes, et elle dépasse par là en les récapitulant ces mondes d'abstractions créés par la science, le langage et la monnaie. Il s'agit incontestablement de la partie la plus intéressante de l'ouvrage, et aussi de la plus difficile : de nombreuses allusions culturelles et scientifiques s'y alignent, requérant toute la sagacité du lecteur pour être comprises.
Dans la seconde partie, consacrée à la reliure horizontale, portant sur les hommes entre eux, le propos semble moins original, d'abord proche des thèses de
René Girard (qui ne sera étrangement nommé que 100 pages plus loin), puis s'apparentant à une critique assez convenue des cérémonies spectaculaires télévisuelles, et finissant par une injonction à l'universalité et à une délivrance par rapport aux déterminismes biologiques qui n'est pas très originale. A ce propos, la critique de la condamnation du mariage homosexuel par l'Eglise, présente p. 172-173, est si légère qu'elle nous donne l'impression que l'auteur se soucie à peine d'argumenter quand il le faut.
La dernière partie, la plus courte et la plus vague, nommée « le problème du mal », se contente de répéter qu'il faut cesser d'analyser et de délier les parties du monde et de la nature humaine entre elles, pour finir par l'espérance d'un plus grand effort de synthèse.
On ne sait s'il faut être agacé ou attristé par l'usage que fait
Michel Serres du christianisme. le récit chrétien semble présenté comme le plus inspirant de tous les mythes, qu'il récapitule en les dépassant, et en même temps comme un récit vrai, un récit qui nous délivrera du mal dans le monde. L'auteur reconnait lui-même son indécision :
"Je crois en Dieu, je n'y crois pas ; je crois, pile ; je ne crois pas, face ; pile et face font la même chose et cette pièce, c'est moi. Credo, non credo, recto et verso, qui font la même feuille, et cette feuille, c'est moi." (p. 181)
Michel Serres le dit clairement : toutes ces pages qu'il a pu écrire ne suffisent pas pour lui redonner la foi. « La religion de mon adolescence me manque ; je reste inconsolable de l'avoir perdue. » (p. 213) Ce qu'il y a de plus touchant dans le livre ne réside peut-être pas tant dans son effort pour exposer un contenu sur la religion que dans cet aveu que fait un intellectuel de l'incapacité qu'a sa raison de lui faire croire en la vérité des Evangiles.