Les tristes

Et il s'agissait peut-être d'hommes aperçus une fois, d'hommes bousculés dans la rue, d'hommes venus raconter leur vie au bureau et qu'ils n'avaient pas embauchés, d'hommes fâchés il y a longtemps mais pour quel motif ? de mécontents clandestins, d'ennemis d'enfance, de victimes lointaines, de gens niés par inadvertance et qui avaient gardé du ressentiment, de clients doublés chez le boulanger, d'oncles auxquels ils n'avaient pas écrit par négligence, de jaloux de leur femme, d'envieux de leur veste, de voisins du dessus souffrant incognito du bruit qu'ils avaient pu faire quand, adolescent, on s'entiche d'un disque et qu'on le passe en boucle trop fort, de quoi procède le souvenir des haines, de connaissances ou même pas qu'ils n'avaient pas reconnues dans la rue et qui en avaient pris ombrage, de ceux qu'ils avaient vexés en prenant trop de place sur une banquette de métro, d'hommes qui, de toute façon, se seraient trouvé un lien, une raison pour venir, ou d'hommes croisés, régulièrement rue de Turbigo ou dans un endroit, peut-être, mais, ici, sortis récemment ou jadis de leur contexte, quoique groupés, beaucoup avaient perdu leurs signes distinctifs.

Malgré ce risque, ils procédaient de la même façon, allaient parmi les tristes, approfondissaient leur connaissance du désespoir, savaient peu à peu discerner le chagrin passager de la peine établie, la brouille du divorce, l’amer du quitté, la larme des pleurs, délaissaient les statues et traînaient dans les cafés, les jardins publics et les musées de peintres mineurs.

L’excès de sérieux de ce bidule, sa constance, son obstination cessa soudain de les intimider. S’ensuivit une phase de familiarisation durant laquelle ils lui firent prendre des formes. Docile, elle couvrit l’abat-jour, pendouilla à l’espagnolette, aux patères, s’enroula dans la plante verte, occupant chaque fois la place avec un confort immédiat, puis s’affalant, k.

Ils l'avaient surpris un jour devant les poubelles occupé à ôter une étiquette en papier d'un pot de sauce tomate en verre pour répartir le papier dans la poubelle des journaux et le pot dans celle réservée aux verres. Civique, dingue. De ce même ongle avec lequel il devait se décrotter le nez pour être net.