Est-ce qu'il faut commencer par vous parler de Ruta ? Ca pourrait être un bon début.
Ruta Tavori enseigne la Bible dans un des trois villages qu'a fait fonder le baron Rothschild avant la création de l'Etat d'Israël. Varda Canetti, une jeune universitaire qui travaille sur « la théorie du genre dans les villages du baron » va venir l'interviewer afin qu'elle lui raconte, à cette lumière, l'histoire de sa famille. Ou plutôt, c'est son intention. Mais bien entendu, rien ne va se passer exactement comme cela. Demandez à quelqu'un qui enseigne la Bible, n'a pas d'amie et adore raconter des histoires de vous parler d'un sujet précis et vous pouvez être sûrs que cela va déraper. « Là, vous allez entendre ce que j'ai envie de vous raconter et plus tard, peut-être, je vous raconterai ce que vous avez envie d'entendre. » Nous voilà prévenus.
Déjà, ce n'est pas par cette scène que commence le roman. Non, nous assistons au début au bref tête à tête d'un amoureux ventripotent avec sa dulcinée avant que son téléphone ne l'exhorte à sortir, nous avec, et à subir un interrogatoire salé d'où il ressort qu'il doit se rendre demain aux aurores dans le wadi, sous le grand caroubier récupérer quelque chose de compromettant. Une histoire louche me direz-vous. A raison. Il ne va pas s'en remettre, le ventripotent.
Mais voilà, quelques paragraphes après, que c'est Eitan qui se prépare à présent à partir pour une mystérieuse randonnée nocturne. C'est Ruta qui raconte. Ce qui nous vaut au fil des préparatifs, le récit heureux d'autres randonnées qu'elle a entreprises avec Eitan, son premier mari, il y a plus de douze ans. Avant que Neta, leur fils ne meure tragiquement. Avant qu'Eitan se mure en cet étranger muet et massif. Cet Eitan qu'elle appelle son deuxième mari. Qui ne la touche plus. Ne lui parle plus. Ne vit que pour expier par l'effort, la peine et le silence une mort impossible.
Je me suis emballée ? Vous ne suivez plus ? Où sont passées Varda et ses questions d'historienne ?
Les chapitres se suivent, on ne sait pas toujours qui parle. Parfois, ce sont des brouillons d'histoires que Ruta a écrites pour Neta, son fils. Avant ou après sa mort. Parfois, ce sont les échanges entre Varda et elle. Mais ne vous y fiez pas, ils débordent toujours et les méandres des péripéties reviennent nous happer sans qu'on ait même su comment.
Très vite, on comprend qu'à cette strate là de l'histoire, il faut ajouter celle du Grandpa Ze'ev. Il est un des fondateurs du village. C'est pour glaner des anecdotes sur lui que Varda interroge Ruta. Arrivé sans rien, il a vu venir un jour son frère sur une calèche qui contenait
un fusil, une vache, un arbre et une femme. Dans cet ordre-là. Il y tient. Soit tout ce dont on peut avoir besoin pour fonder un foyer. La vache pas trop, quoi que, en tout cas par directement, mais le fusil, l'arbre (un murier) et la femme (Ruth) auront chacun une part importante dans cette histoire.
Mais quelle histoire ? Celle que je vous raconte, qui s'emmêle, concerne la mort du petit Neta, à six ans. Celle de Ruth, l'épouse de Grandpa Ze'ev, des années après qu'elle aura été la risée de tous à chercher obstinément dans le sillage de la herse, dans les cavités exhumées par n'importe qui on ne sait exactement quoi avec un air tragique et perdu. « En ce temps-là, il y avait des gens un peu fêlés pratiquement dans toutes les familles, chacun en proie à son propre délire. (…) -Et la vérité, c'était quoi finalement ? -Quelle vérité ? – Elle était folle ou elle cherchait vraiment quelque chose ? – La vérité se situe entre les deux, dans le juste milieu, son terrain de prédilection. Si elle est sans équivoque, d'un côté ou de l'autre, cela n'a aucun intérêt et ça n'amuse personne. Mais quand elle se trouve entre les deux extrêmes, c'est une autre paire de manches. Je ne vous apprends rien, à vous, l'historienne. Au fond, cela n'a aucune importance. On peut fouiller le sol parce qu'on et cinglé ou qu'on cherche allez savoir quoi. Ce n'est pas incompatible, au contraire. »
Ruth. C'est donc la femme de la calèche, de l'arbre et du fusil. La femme de Grandpa Ze'ev. Tout le village sait ce qui s'est passé avec le voisin aux jolies bottes. Mais personne n'a rien dit. Grandpa Ez'ev a perdu un oeil. Ruth sans doute la raison. Ils ont eu deux fils ensuite. Qui se sont tirés dès que possible très très loin.
Grandpa Ze'ev est un monstre. Une ordure sans pitié. Un homme de revanche et de fureur. Il y a des précédents sur cette terre biblique. Ruta et Dovik sont ses deux seuls petits enfants. Il les a recueillis quand leur mère est partie aux Etats-Unis et avec eux, il est aussi un homme doux qui leur apprend les graines, les chemins, la vie.
Voilà, vous savez tout. Grandpa Ze'ev, Ruth. Ruta et Eitan, leur fils Neta. Quelques autres aussi dont les truands du début parce qu'il en faut. Tout s'enroule autour de cela. Dès le premières pages, on a tous les éléments dans un concentré stupéfiant qui nous saute à la figure. Et puis, au fil des chapitres, à condition de renoncer à mettre les choses dans un ordre logique (à quoi bon ?), on aura l'explication de chacun des mystères qui auront été déposés sous nos yeux. Pourquoi Grandpa déteste les geais, comment Ruta et Eitan se sont rencontrés, comment on survit à la mort de son enfant et de son premier mari, ce que c'est que de dormir en ailes de moulin.
Mais ce n'est pas tant pour avoir le fin mot de l'histoire que j'ai continué à tourner avidement les pages. Bien sûr, ça compte mais comme on connait déjà les éléments essentiels dès le début, ce n'est pas le suspens qui nous tient. Ce n'est pas non plus la morale où tout serait bien qui se finirait bien. Ce n'est pas que ça se finisse mal, rassurez-vous. C'est surtout que les personnages sont tous complètement imparfaits, absolument immoraux et fort peu dignes d'être célébrés pour leur exemplarité. On s'y attache avec une incrédulité horrifiée. On ne les excuse en rien, on ne les comprend pas et pourtant, on les aime. Surtout Ruta. Parce qu'ils nous ressemblent étrangement ou parce qu'elle fait du langage et du rire les meilleures manières de continuer à vivre ? Des personnages bibliques sur une terre où cohabitent violence, humour désespéré et désir.
Ce qui m'a scotchée à ce livre, c'est son énergie. Entre tous ces fils, la folie des personnages, leurs émotions qui font les gorges chaudes dans le village taciturne. le rire, les jeux sur le langage, un plaisir charnel, un rapport aux paysages environnants, aux arbres qui voyagent. Excusez-moi, voilà que je suis encore incompréhensible. C'est ce livre. Un enchantement.