Au-delà du vieux mur

Sachant que je ne trouverais le sommeil, je montai sur les plateaux rejoindre le vieil orme. Un silence opaque pesait sur la nuit.
Du cœur de l’arbre, je cueillis l’écrin et en tirai le cahier de cuir marron. Vers le milieu du carnet, je retrouvai le poème. Je le connaissais par cœur. Pourtant, à travers l’obscurité, je plissai les yeux pour admirer les lettres d’or.

Hermeline, Hermeline.
Où es-tu…

Je m’affaissai au pied de l’arbre, le dos contre l’écorce fissurée. Je me souvins alors du vallon désert du Mèye-Tchampion, sa bourbe fade et ses stations piétinées.
– Tu vois, m’avait dit le vieux ce jour-là, dans le monde bruyant qui se dessine, les lieux de paix et de silence se feront rares. Dans cet avenir que je ne connaîtrai pas, des sentinelles veilleront sur ces sanctuaires, les préserveront du bruit et de la folie des hommes.
Longtemps, il avait contemplé la canopée. Les dernières feuilles tenaient encore d’un pétiole hésitant aux extrémités des branches bientôt nues.
– Quand, demain, avait-il poursuivi, les prairies auront été maçonnées, les forêts rasées, la lune colonisée et les autels abandonnés, ces lieux seront les seuls à offrir encore au silence un espace où murmurer.
Sous le regard pâle des étoiles, je compris au pied de l’orme que Braque et mon vieux étaient bâtis du même bois. Le bois des gardiens de temples, humbles sentinelles dans la nuit du monde.

Non loin de la tour, un grand arbre isolé se tenait entre les champs. Durant des siècles, il avait résisté aux vents des plateaux. Depuis plusieurs années cependant, sa chair était mangée par un champignon. Une plaie moite s’ouvrait sur son cœur marqué de stries noires.

Nombreux par le passé, les ormes avaient été décimés en quelques décennies par un parasite. J’avais devant moi le dernier représentant de l’espèce dans toute la région. J’aimais ce vieil arbre. Par sa blessure, il me ressemblait. Certains soirs, assis contre son pied, je lui déposais mes peines. Confident de mes chagrins d’enfant, il écoutait, fidèle et silencieux.

— Chevreuil…? chuchotai-je.
Je posai le pied sur la neige, tâchant d’en étouffer le craquement.
— C’est la Roussette ! murmura le vieux.
Je fis quelques pas de côté et me faufilai sous les branches nues. À un jet de pierre se tenait une magnifique renarde, assise sur le bord du talus. Elle nous fixa de son regard d’ambre.
Je me figeai. Bon-papa s’assit par terre. La renarde demeurait immobile. Sa fourrure rousse virait à l’or sous les rayons du soleil. De son cou, un pelage blanc descendait sur la poitrine.

Mes membres tremblaient de plus en plus fort. Si je tombais sur quelqu’un… Si j’étais pris pour un voleur, un vandale…

Il fallait que je sorte de la clôture. Ou que je trouve Aristide. Il me reconnaîtrait, me pardonnerait. Mais le propriétaire…

Une boue tenace collait à mes semelles. Je boitais du pied gauche. Dans cette forêt labyrinthique où je me traînais plus que je ne marchais, le visage de Marise apparut soudain en moi. Je me raccrochai à son image. Ses yeux clairs, son sourire me réchauffèrent un instant. J’étais épuisé.

Lorsqu’enfin je sortis du bois, j’aperçus au-delà du champ un pâle scintillement.