10 ans après, il y a toujours entre 4 et 6000 ouvriers qui quotidiennement viennent travailler sur le site nucléaire de l'entreprise Tepco à Fukushima (cet ancien géant de la production d'électricité – longtemps même le plus grand producteur privé au monde – a été nationalisé en juin 2012).
10 ans que pour gérer cette désolante catastrophe on bricole, on sacrifie, on se sacrifie.
Le gouvernement japonais aimerait tellement tourner la page (cf les JO comme symbole d'un retour à la normale) et faire oublier quelques mythes « japonais » : la sécurité par exemple ! Ou encore : « la grande solidarité en vigueur dans le milieu du nucléaire. Cet unanimisme lénifiant et cette confiance parfois irraisonnée au sujet de la sécurité de la filière, sur le refus, jamais formulé, mais réel et répété, de mener un débat ouvert sur les centrales nucléaires » (p.182)
Suite à la catastrophe, certains sont passés de l‘aveuglement à la défiance. La complaisance est propre au milieu nucléaire nippon. Genshimura ou le village nucléaire nippon, qui « s'est affairé à bâtir le mythe de la sécurité et de l'usage pacifique de l'atome depuis la cellule villageoise jusqu'au sommet de l'état. » (p. 198) Et même si certains s'en offensent il y a une « continuité logique » (p.200) entre l'acte guerrier et l'accident industriel. Et à bien y réfléchir, le même monde a produit Hiroshima, Nagasaki, Tchernobyl, Fukushima.
Le livre du journaliste
Arnaud Vaulerin, alors correspondant pour Libération, se consacre aux débuts de cet après (« le temps des sauveteurs est fini. Maintenant au tour des nettoyeurs, des décontaminateurs », p. 15) soit depuis le début de l'année 2013 ; cette enquête s'étalant sur deux ans.
Il décrit ce qui existe et gangrène toute industrie nucléaire (quelque soit le pays), empêchant toute transparence : la loi du silence. Silence de ceux sur qui a enquêté le journaliste, les ouvriers dont il fait le portrait, ces hommes dont il cache l'identité : « il règne un climat de peur et de pression. Plusieurs de ces collègues avaient vu leurs contrats s'achever brutalement » (p. 117). Pas de clou qui dépasse au Japon : « on se tait et on encaisse. » (p.95)
Sacrifiés ces ouvriers : ce n'est pas beau ce qui se trame dans la sous-traitance (sous payés, pas de vrais contrats ni de détails sur les missions, mauvaise protection sanitaire) : « les lois sur la sécurité de l'emploi et le travail intérimaire ont été violées à plusieurs reprises » raconte un syndicaliste (p.114)
Mais beaucoup arrivent à Fukushima parce qu'il faut bien vivre, et ferment les yeux pour garder un boulot, ou s'habituent : « au départ, tu as peur pour 10 microsieverts. Et puis très vite, plus rien. Tu t'habitues à toutes ces normes, tu oublies. Mais il ne faut pas s'habituer, il faut avoir peur. Après, si tu es normal, tu arrêtes vite ce travail et tu t'en vas. » (p.133)
Tepco refile le boulot à la sous-traitance (« en privilégiant le moins-disant social », p. 162), et se dédouane : l'entreprise « est en haut d'une pyramide dont elle ne voit ni les fondations ni les centaines de bras qui la portent » (p. 118). Face à cette course aux profits que font certaines de ses boites de sous-traitance, gouvernement et Tepco ferment les yeux.
L'argent pour ces hommes passe avant tout, avant leur santé, et comme le rappelle
Arnaud Vaulerin, au Japon, on ne se singularise pas, on ne se démarque pas du groupe : très peu évoqueront leurs santés. Et toujours le risque du licenciement. Ils sont jetables (cf p. 36), corvéables, leur « corps semble être devenu un outil, un maillon de la grande machinerie, une pièce détachée que l'on change quand elle ne fait plus l'affaire. » (p. 132)
Et quand il est rappelé qu'au début des opérations de sauvetage il n'y avait quasi pas d'appareils de mesure de la radioactivité !
Ce n'est qu'un exemple du Bricolage, de l'Incurie, du Laxisme…
Que l'entreprise Tepco soit un mouton noir ne date pas d'hier (cf ses violations des règles de sécurité depuis les années 70 rappelées au chapitre 11). Il faut ajouter que son discrédit s'est aussi reporté sur ses employés qui ont pris de plein fouet le rejet de la communauté, l'ostracisme ( cf portrait d'un ancien cadre au chapitre 9).
Ce n'est pas le seul problème, mais il a ses conséquences quand on sait le nombre d'ouvriers que réclament le site, mais la mauvaise paye entraîne de mauvaise embauche, de mauvaise motivation et au final un travail vite fait mal fait.
Comme dans ces opérations de démantèlement, les ingénieurs découvrent de nouveaux problèmes et s'adaptent constamment, comme à ces opérations il faut rajouter les retards dus à l'actuelle pandémie, du retard il y aura. de Fukushima on parlera très longtemps encore.
Et je ne parle même pas ce que pourrait entraîner un nouveau tsunami pour ces centrales installées si près du rivage ! Mais l'industrie nucléaire a pensé à tout… n'est-ce pas ?