« Nous avons pour origine le Golfe, la mer des tempêtes. Un lieu de génération et de mémoire, car ici toutes les formes peuvent se révéler antérieures les unes aux autres : le courant a laissé sa marque dans les sables qu'il façonne, et les ouragans, en leurs vastes mouvements au-dessus des eaux, tournoient comme les amas d'étoiles dans la nuit infinie. »
J'ignore si l'on peut qualifier stricto sensu
Kent Wascom d'écrivain de la nature (« nature writer »), mais ce qui est sûr, c'est qu'il penche nettement de ce côté-là. S'inscrivant dans la longue et riche tradition d'une pensée de la nature sauvage (« wilderness ») dont l'historien Roderick F. Nash a montré qu'elle fut centrale pour la construction de l'identité nationale, il pourrait faire sien l'adage de
Henry David Thoreau : « In wilderness is the preservation of the world ».
Librement inspiré par le peintre Walter Inglis Anderson, l'auteur a conçu son personnage principal, Isaac Patterson, comme un homme au destin inextricablement lié à sa terre d'origine, la côte du Mississipi, cet « orteil marécageux tendu dans le Golfe ». Semblant hésiter entre une reconstitution historique des événements et une rêverie puissamment nostalgique,
Kent Wascom fait alterner plusieurs voix autour d'Isaac, celle de la femme aimée, Kemper Woolsack, du frère de celle-ci, Angel, et bien d'autres encore. Bousculant la chronologie, le récit se déploie sur sept décennies, se concentrant plus particulièrement sur les années 1914-1919.
Laissant, à l'instar de
Jim Harrison, l'un de ses maîtres en littérature, la nature le guider vers une conscience élargie du vivant, l'auteur affiche une affinité sensuelle, le sentiment d'une identité partagée avec le monde organique :
« Si vous restez suffisamment longtemps silencieux dans un lieu sauvage, vous vous éveillez aux mouvements gigantesques de votre coeur. Ce frémissement que vous éprouvez, indicible et constant, est celui des vies qui sont égarées dans la vôtre. »
Loin d'une vision anthropocentrée réduisant la nature à un simple cadre dans lequel s'ébattraient des humains occupés à leurs petites affaires, mais au contraire l'entremêlant intimement aux élans, rebonds et métamorphoses de ses personnages,
Kent Wascom en fait un acteur majeur de leurs vies, plus qu'un simple témoin, le ferment de l'amour entre Isaac et Kemper, tous deux enfants des marais. Un amour qui puisera, tout au long de leur vie commune, en dépit de l'irruption de l'Histoire qui en déviera le cours, aux sources mêmes du Golfe, « la mer des tempêtes », qui les a façonnés.
Si la beauté de la nature sauvage chante à travers les phrases enchanteresses de ce livre, si son immense fragilité face à la prédation humaine fait l'objet d'une déploration désespérée de la part de l'auteur, elle n'en est pas moins terriblement dangereuse, le golfe du Mexique étant la proie régulière d'ouragans dévastateurs. La façon dont Isaac est pris dans une tempête alors qu'il est parti, seul, pêcher et dessiner sur l'île Horn, est l'un des épisodes les plus intensément dramatiques du récit :
« Maintenant au nombre de trois, les tourbillons étaient aussi denses que les cheminées des vapeurs qu'il voyait par beau temps voguer sur l'horizon. Mais terriblement proches de l'endroit où il tournait comme une toupie, incapable de reprendre son souffle. Juste avant le chavirage, il eut la tête projetée en arrière et vit la tour liquide et les formes des poissons et de l'épave qui giraient en son sein. Il regardait vers les cieux, le vent hurlant sous son crâne. »
La violence de la nature, aussi grande et aveugle soit-elle, pèse de peu de poids, pourtant, face à celle, consubstantielle, impitoyable, de la nation et des hommes qui la composent, rendant la justice eux-mêmes, pourchassant quiconque s'écarterait de la voie tracée par leur idéologie, n'hésitant pas à se mêler aux interminables guerres minant les pays voisins, quand ils n'en sont pas directement à l'origine.
La violence est aussi celle de la famille, ici principalement incarnée par les Woolsack, une famille de la Nouvelle-Orléans qui doit son immense fortune à l'activité spéculative de son aïeul sur le commerce d'esclaves, une famille plombée par un passé sulfureux et par la haine homicide des deux frères, inscrivant ses pas dans ceux de ses illustres et mythologiques prédécesseurs, les Atrides.
Et bien sûr, puisqu'on est dans le Sud des Etats-Unis, la violence est celle des Blancs envers les Noirs, endémique, systémique, créant des villes ghettos inspirant à l'auteur ce constat désabusé : « Au bout de deux années à Vicksburg, il connaissait plus d'hommes qui avaient été abattus que de vivants. »
Je remercie vivement @LambertValerie d'avoir attiré mon attention sur ce livre. le fait qu'il soit publié aux Éditions Gallmeister et que l'auteur voue une intense admiration à
Jim Harrison a achevé de me convaincre.
La langue sensuelle et envoûtante, puissamment évocatrice de
Kent Wascom, épouse à la perfection le récit de ces destins éclatés où l'amour côtoie la haine, où la beauté se mêle à l'horreur, et où le bonheur, fragile esquif évoluant dans une mer tantôt calme, le plus souvent tempétueuse, n'est qu'une parenthèse dans l'existence :
« Emporté quelque part au-dessus de lui-même, il tâchait de ne pas penser à ce qu'il avait cru être sa vie et qui n'avait été qu'un espace de temps entre deux détentions. Un rêve. Un répit que manifestement il n'avait pas mérité. »