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EAN : 9782266328708
240 pages
Pocket (02/03/2023)
4.37/5   302 notes
Résumé :
«Elle a mon âge. Ses yeux clairs ont peu dormi. Elle est jolie, perdue dans sa solitude. Elle doit porter un peu de rouge à lèvres mais c’est discret. Comme elle. Une fille invisible au rouge à lèvres discret. Elle me rappelle ma mère ; des bribes de ma mère. Sa douceur. Sa mélancolie. Sa fragilité. Comme un puzzle, si tu veux, les morceaux du bord. Avec un grand vide au milieu.»

Adam a dix-sept ans et vient de tomber amoureux, là, sur le quai de la g... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (78) Voir plus Ajouter une critique
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L'Eden, ce n'est le paradis que pour les touristes et les gens aisés qui se pâment d'admiration pour un édifice classé « oeuvre d'art » que l'on pourrait qualifier de cité verticale, immeuble de la banlieue londonienne que l'on peut « admirer » en couverture, où vivent des personnes en situation précaire, c'est ce que nous confie Adam, héros dans tous les sens du terme : héros qui subit depuis l'enfance, les humeurs d'un père alcoolique que sa femme a quitté en lui laissant la charge d'une famille qu'il ne semble pas vouloir assumer, héros qui essaie de s'en sortir, certainement pour pouvoir fuir l'Eden, mais plus encore pour protéger Lauren, sa jeune soeur et la sortir des griffes de son géniteur, celui qu'il appelle l'autre. Héros par son honnêteté, sa sincérité, son indéfectible amitié pour Ben, Pawel, Karolina, ses quelques amis.

On ne peut que s'attacher à ce personnage qui communique son mal-être, un personnage vrai qui se livre dans un récit sans longueur, un récit dans lequel transpire le brexit, la xénophobie ambiante, les inégalités, la crise économique, un récit dans lequel le malheur d'une famille en perdition est clairement exprimé.

Et puis Adam, c'est son prénom (Est-ce voulu de la part de l'auteur de nommer Adam, un personnage qui ne peut se sortir de l'Eden ?) Adam rencontre Eva dans des circonstances bien particulières, et il ne peut s'empêcher de se sentir attiré par cette jeune fille, qu'il découvrira plus aisée que lui. La suite, je n'en parlerai pas, la question qui subsistera sera celle des conditions de vie opposées, d'un destin qui peut facilement en décider autrement, car il est souvent difficile voire impossible de se dégager de ses origines, de son éducation, des habitudes qui nous façonnent et des chaînes qui nous retiennent.

Et pourtant Adam, comme ses amis sont bel et bien tournés vers l'avenir et montrent leur volonté de s'en sortir.

Excellent roman sur la précarité dans une société anglaise dont la situation n'est pas obligatoirement reluisante, un roman qui nous emmène bien loin du faste de la couronne.
Lien : http://1001ptitgateau.blogsp..
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Fuir l'Eden, c'est une histoire à hauteur de l'adolescence. Olivier Dorchamps nous invite ici dans un roman social, sombre et lumineux.
Le personnage principal s'appelle Adam, il est anglais, a dix-sept ans. Il habite dans la banlieue de Londres, dans un immeuble de conception brutaliste devenu un monument historique classé, l'Eden, baptisé ainsi de manière cynique car on est bien loin ici de l'idée qu'on peut se faire d'un paradis.
Une violence extrême s'y déroule, violence dans l'architecture, violence dans l'âpreté d'un présent sans futur, violence de gangs... C'est une violence qui s'est même immiscé jusqu'à l'intérieur de l'appartement où vit Adam, seul avec sa soeur Lauren qui a cinq ans de moins que lui et son père qu'il nomme désormais l'autre, depuis que sa mère est partie, ne supportant plus les coups répétés du père lorsqu'il rentrait le soir, ivre et la battait... Un jour, ne supportant plus cette violence, leur mère est partie en Espagne, peut-être avec un autre homme, abandonnant sa famille vers un autre horizon...
Adam est sans doute devenu ainsi un père de substitution pour sa petite soeur Lauren, - une mère de substitution aussi, réinventant une sorte d'amour maternel pour pallier l'abandon, car l'autre n'existe plus sur le plan affectif, tandis que leur mère ne reviendra peut-être pas tout de suite... L'autre n'existe que par son alcoolisme et sa violence... Désormais c'est Adam qui prend des coups, protégeant sa soeur, pour qu'elle puisse survivre coûte que coûte...
Ce qui se passe dans le paysage quotidien d'Adam est d'une brutalité inouïe.
De l'autre côté de la voie ferrée tout près, règne un monde étrange, étranger, une vie qui lui paraît totalement inaccessible.
C'est le récit d'une enfance qui dit l'innocence piétinée à coups de poing.
On pourrait se dire que c'est un univers sans ciel, sans espoir, on pourrait se demander où Adam puise sa force pour tenir debout, mais cette histoire est peuplée aussi d'amitiés très fortes. Ben, Pat, des voyous, des petites frappes, mais aussi Claire femme devenue aveugle ayant perdu ses êtres chers dans un attentat de l'IRA, qui prend Adam sous son aile tandis que celui-ci vient régulièrement lui lire des romans d'aventures. C'est d'ailleurs cette femme qui représente pour lui dès le départ du récit ce trait d'union, cette passerelle avec le monde qui se tient de l'autre côté de la voie ferrée...
Ici l'amour est une quête. Adam trouve le sac à main d'une jeune fille sur le quai de la gare de Clapham Junction, qui délimite les deux territoires, le quartier pauvre où réside Adam et l'autre versant, qui semble quant à lui ressembler au vrai Eden. Adam a vu la fille qui a abandonné son sac devant lui, il se saisit de ce sac. À partir de cet instant, c'est une quête qui va animer le jeune garçon, une quête où peu à peu se révèle en lui dans cette innocence encore présente un sentiment amoureux, l'image d'une jeune fille de son âge qui a fui devant lui, peut-être par peur qu'il lui vole son sac à main, l'agresse. Elle est d'un autre monde, celui de l'autre côté de la voie ferrée.
Dans cette quête, la jeune fille devient un prénom, devient une lumière pour Adam qui vient vers elle avec sa fragilité, devient un chemin... Elle devient Eva...
L'amour est tout le temps présent, l'amour devenu idéal dans l'image fugitive de cette jeune femme, des bribes d'amour qu'il découvre cocassement par le poignet solidaire et généreux d'une coiffeuse, l'amour filial auprès de sa soeur, l'autre qui fut son père qu'il aima et qui n'est plus qu'une brute, une épave, sa mère qui apporta tant d'amour et qui elle non plus n'est plus là, les a abandonnés pour un autre paysage, oui l'amour est là traversant de part en part ce texte sobre, l'irradiant de ce désir de lumière.
Si ce récit est étreint par le désespoir, il ne fait jamais sombrer le lecteur dans la sensiblerie.
Dans ce roman social avec le brexit en toile de fond, j'ai forcément pensé aux films de Ken Loach...
J'ai aimé cette écriture à la fois sobre, fluide, terriblement humaine.
Dans ce récit construit avec de belles ellipses, il y a l'expression d'une difficulté à imaginer un ailleurs, un futur social autre que celui de ce quartier. Pourtant, l'espoir se terre dans les marges de ces pages, tient le texte, le fait vibrer.
Allez savoir pourquoi, j'ai eu envie de pleurer à deux endroits. Sur le bord d'un quai de gare, - pas celui auquel vous pensez -, et puis tout à la fin du roman, quittant Adam et son destin tout en devenir... Ce roman est bouleversant d'humanité.
Fuir l'Eden oui, mais surtout ne pas fuir ce récit qui vaut tant le détour.
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« La chance, mec, ça n'existe pas. Sauf pour ceux qui sont nés dedans et qui n'en font rien. Chez les pingouins comme nous, la première des chances c'est de ne pas finir en bouquet de fleurs sur le portail de l'Eden. Pour le reste, c'est toi qui décides. Soit t'apprends à nager, soit tu coules et tu pleurniches que c'est la faute à pas de chance. »  

Adam, 17 ans, aimerait bien la saisir cette chance. Mais au quotidien, « il est tiraillé, à mi-chemin entre l'angoisse et l'espoir. »
Angoisse pour Lauren, sa soeur de 14 ans, si fragile ; Angoisse pour sa mère qui les a abandonnés avec « l'autre », ce père désabusé, terriblement violent ; Angoisse enfin pour l'avenir, qui apparaît tellement sombre, quand on habite l'Eden avec un père brutal et alcoolique.
L'espoir existe pourtant, il s'appelle Ben et Pav, comme ses meilleurs amis ; il a le visage d'Eva qu'il vient de rencontrer sur le quai d'une gare. Il est porté par Claire, une professeure d'université aveugle à qui il fait la lecture et qui lui fait découvrir la littérature…
Mais l'espoir suffira t-il pour le sortir de sa condition, de ce fatras inextricable ?
Un merveilleux roman social, lumineux, émouvant. Une histoire d'amours (et d'amitiés). Et après Ceux que je suis, un deuxième essai réussi pour Olivier Dorchamps avec ce texte magnifique, où on oscille également perpétuellement entre angoisse et espoir.
Superbe 😍
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Avec ce livre, j'ai découvert le « Brutalisme », une école architecturale qui s'est développée entre1950 et 1980 et qui se caractérise par un design froid et minimaliste et par l'utilisation de matériaux dit « brut » tel que le béton.
En effet la Trellick tower, à Londres, dite "l'Eden", est le cadre de ce roman (et l'illustration de couverture).
Photographiée par les touristes, cette tour se situe dans un quartier défavorisé de Londres et abrite des logements sociaux qui se sont dégradés au fil des années.

C'est ici que vivent trois adolescents, Pav le descendant d'immigrés polonais qui rêve d'argent et de filles faciles, Ben l'immigrant africain qui commence à se faire connaître dans le street art, et Adam, le narrateur.
Celui-ci vit avec son père alcoolique et violent et avec sa petite soeur, leur mère les ayant quittés il y a quelques années.
L'univers, pour ces trois-là, se limite aux frontières du quartier, tout les stigmatise, leur nom, leur look, leur manière de parler,...
Ils sont unis comme peuvent l'être des adolescents, mais peu à peu des failles apparaissent au moment des premiers amours.
Adam, notamment tombe amoureux d'une fille qui n'est pas du quartier et il est tiraillé entre ses amis qui tentent de l'aider, bien maladroitement, et son envie de cacher ses origines modestes.

Ce récit est vraiment un « roman d'apprentissage » avec toute la fragilité de cet période charnière, entre l'adolescence et l'âge adulte.
Cette difficulté est accentuée par ce sentiment d'appartenance à leur quartier-ghetto et leur désir violent d'en sortir.
La vie dans la périphérie de Londres est rarement abordée et j'ai trouvé qu'il y avait un petit côté « Ken Loach » dans ce récit à la fois sombre et vivifiant avec ses anecdotes amusantes et son ping-pong verbal.

Ce livre a failli être un coup de coeur mais j'ai été gênée par sa narration à la première personne.
En effet le flux de pensées du narrateur est écrit de manière très classique, élégante même, et il n'est pas adaptée à ce jeune qui peine à l'école et a du mal à perdre son accent de la banlieue, un récit à la troisième personne aurait été plus réaliste...

Ce livre est en lice pour le Prix du roman Cézam (réseau des comités d'entreprise) et fait partie, pour le moment, des préférés...

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Le paradoxe est là : l'immeuble insalubre dans lequel vit Adam est classé monument historique et est la cible de groupes de touristes avides de folklore ! Pourtant, c'est loin d'être la fête et encore moins l'éden pour cet ado que sa mère a laissé aux prises d'un père violent, tentant jour après jour de protéger sa petite soeur .

Il ne baisse pas les bras, et ne cède pas à la facilité qui consisterait à rejoindre les bandes de dealers du quartier. Ses économies sont honnêtement gagnées, lors de ses séances de lecture auprès d'une vieille dame. le réconfort qu'il lui apporte est non seulement lucratif mais source de sagesse.
Et puis, une rencontre fortuite sur les quais du métro, un éblouissement amoureux auraient pu lui faire entrevoir des lendemains plus sereins. Mais un nouveau drame en décidera autrement …

On s'attache rapidement à ce garçon blessé, héritier d'un vide à combler et d'une existence innocente à préserver, sans perdre la face et avec tout le mépris que lui inspire « l'autre ».


Cette chronique sociale, qui se déroule à Londres mais aurait tout aussi bien pu prendre place dans n'importe quelle banlieue déshéritée du monde occidental, s'appuie sur le charisme d'un personnage, imparfait mais pugnace et volontaire.

La localisation de l'intrigue outre-manche évite l'écueil des dialogues vernaculaires des quartiers, intéressant mais beaucoup lu ces dernières années), même si l'impact de l'accent est aussi là-bas un stigmate difficile à masquer et une signature des origines sociales qui classe immédiatement les individus.


Deuxième roman poignant et bien construit.

272 pages Finitude 3 mars 2022

Lien : https://kittylamouette.blogs..
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critiques presse (1)
LaLibreBelgique
05 mai 2022
Sur fond de déterminisme social, l'auteur franco-britannique imagine l'impossible amour.
Lire la critique sur le site : LaLibreBelgique
Citations et extraits (70) Voir plus Ajouter une citation
Je me cherchais une appartenance en serrant mes pauvres cent balles qui ne se transformaient jamais en rien. Cent balles de rêves qui restaient en suspens parce qu’il manquerait toujours la mise de départ. Cent balles qui finissaient en poupée Barbie pour offrir un semblant de réalité et de bonheur à Lauren.
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Est ce qu'on s'habitue ? A la tragédie. Au manque. A la douleur.
- Pour certains, la tragédie est un frein. Pour d'autres c'est un moteur, m'avait elle répondu.
-Encore une de vos réponses énigmatiques !
- Pas du tout. Soit tu estimes que ta vie ne vaut plus le coup, soit au contraire tu décides qu'il est temps de la vivre pleinement.
- Facile à dire!
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(Les premières pages du livre)
Je vis du côté moche des voies ferrées ; pas le quartier rupin avec ses petits restos, ses boulangeries coquettes, ses boutiques bio et ses cafés qui servent des cappuccinos au lait de soja à des blondes en pantalon de yoga. Non. Tu passes sous le pont ferroviaire, au-delà de la gare routière et son rempart de bus qui crache une ombre vermeille le long du goudron flingué et, un peu plus loin, derrière le bosquet et les capotes usagées, la barre d’immeubles au fond de l’impasse, c’est chez moi. Au bout du monde. C’est ça, juste en face de la vieille bicoque victorienne transformée en mosquée. J’habite au treizième étage avec ma sœur Lauren et l’autre. Eden Tower, mais tout le monde ici dit l’Eden.
Les mecs ne manquent pas d’humour parce que c’est loin de ressembler au paradis. Il y a un panneau derrière les grilles, côté rue pour les passants, avec un croquis et les dimensions du bâtiment. Sous les tags, on peut lire sa chronologie jusqu’à l’année où il a été classé, il y a vingt ans, sans doute pour remercier l’architecte d’avoir si bien embrigadé la misère. Après, plus rien. Ça lui fait une belle jambe cette reconnaissance. Il est mort depuis belle lurette d’après le panneau.

Classé, ça ne veut pas dire que c’est beau, ni même entretenu, juste qu’on interdit aux habitants de faire quoi que ce soit qui pourrait contrarier la vision artistique de l’architecte, qui n’en a sûrement rien à foutre depuis son cimetière. C’est formulé comme ça - la vision artistique, pas le cimetière - dans la circulaire qui met les nouveaux arrivants au parfum et encombre nos boîtes aux lettres chaque année. On se marre parce que tout le monde sait que ceux qui pondent ce genre de littérature ne fouleront jamais le sol de l’Eden. Ils se bornent à nous rappeler la chance que nous avons de vivre dans un monument historique, puis nous assènent leur traditionnelle série de « ne pas » paternalistes : ne pas laisser pendre de linge aux fenêtres (qui ferment à peine), ne pas repeindre les volets (qui ouvrent à peine), ne pas mettre de fleurs aux balcons (qui tiennent à peine), ne pas accrocher de vélos aux lampadaires (qui n’éclairent plus le chemin de personne depuis longtemps).
Ne pas.
Ne pas.
Ne pas.
Chaque année ils déboulonnent le panneau, devenu illisible, pour le remplacer par un autre tout neuf. Deux jours plus tard, il est de nouveau couvert de tags. De temps en temps, avec Ben et Pav, on observe les touristes s’aventurer jusqu’aux barreaux qui nous encerclent. Ils arpentent la rue, nez en l’air, et se tordent le cou, appareil photo ou téléphone brandi pour canarder notre immeuble sous tous les angles. Il est tellement gigantesque qu’il déborde toujours du cadre. Gamins, on s’amusait à contrarier leurs efforts. Pas méchamment, pour rigoler. On n’avait pas grand-chose à faire : juste s’approcher nonchalamment de la limite et patienter. Ils ne pouvaient refréner un mouvement de recul en nous apercevant. On polluait leurs photos. Souvent ils s’énervaient et gesticulaient pour nous chasser. Pour aller où ? Parfois ils attendaient qu’on se lasse. Nous aussi. Débutait alors un long bras de fer de l’ennui. Les perdants, nous la plupart du temps, détalaient par dépit. Aujourd’hui on les mate pendant qu’ils se ridiculisent, allongés sur l’asphalte, téléphone à la main. Ils se contorsionnent comme s’ils allaient crever d’une overdose puis repartent, ravis, avec dans leur poche un bout de notre ciel gris derrière le béton gris.

L’Eden se compose de deux bâtiments : une tour et une barre, rattachées l’une à l’autre par une série de passerelles. La tour mesure quatre-vingt-dix-huit mètres de haut selon le panneau. Elle est aveugle, étroite et contient les ascenseurs, les canalisations et tous les trucs qui tombent régulièrement en panne. On dirait une fusée prête à décoller. D’ailleurs on l’a surnommée Cap Canaveral entre nous. L’Eden, à proprement parler, se déplie sur vingt-quatre étages et cent trente mètres de long. Les passerelles qui le relient à Cap Canaveral paraissent frêles en comparaison. On jurerait qu’elles vont s’effondrer et nous propulser vers la lune dans un nuage de poussière.

« Eden Tower est l’un des plus beaux exemples de Brutalisme au monde, une architecture typique des années cinquante à soixante-dix qui privilégie le béton et les matières brutes et se caractérise par l’absence totale d’ornements. Ce courant architectural imagine des cités composées de cellules d’habitat, empilées à répétition sur plusieurs niveaux. Il s’est particulièrement illustré dans notre pays. Depuis 2012, toutes les constructions brutalistes de Grande-Bretagne font l’objet d’un classement auprès du Fonds Mondial pour les Monuments (WMF), qui assure la protection des bâtiments les plus précieux de la planète. »
C’est ce que dit le panneau.

2
Le texto de Ben m’a réveillé super tôt ce matin. Ma tête bourdonnait. Je ne sais pas pourquoi. La vie. Tu as beau retourner les choses dans tous les sens, il y a toujours un truc à l’envers, comme quand tu tiens un livre devant un miroir. Sauf qu’un bouquin tu peux le relire si tu as du temps à tuer. Ce sera toujours un peu différent. La vie quand c’est foutu, c’est foutu.

Ben a presque fini son tableau à Banksy Tunnel. Il nous a envoyé les premières photos hier, à Pav et moi. C’est canon, pourtant je n’ai aucune envie de bouger. Je bullerais bien jusqu’à ce soir en glissant d’une connerie à l’autre sur mon téléphone. Les week-ends servent à ça après tout. Encore une ou deux vidéos et je me lève. Il est à peine neuf heures du mat. S’il envoie un autre texto, je sors du lit. J’adore son travail, ce n’est pas la question - Ben a un talent dingue -mais j’ai joué à Fortnite toute la nuit et je suis naze. Il me faut un Red Bull d’urgence, histoire de me remettre les yeux en face des trous.

Je bande sans raison sous la couette, les yeux égarés dans les fissures qui rampent sur le plafond. L’Eden se lézarde de partout. Ils ont même tendu un filet le long d’une partie de la façade pour contenir les éboulis après la pétition de certains touristes. Ils exigeaient que l’extérieur du bâtiment soit restauré et les grilles repeintes. Pour leurs photos. L’intérieur pouvait attendre. Notre chambre est un cube blanchâtre, comme les trois pièces de l’appartement ; des cubes blanchâtres vides de nos vies et remplis des saloperies qu’on nous vend.
J’hésite à me masturber. Lauren est déjà dans la cuisine et prépare le thé. Je jette un coup d’œil à mon site porno préféré. Un samedi matin ordinaire. Je me caresse. Pav appelle ça l’instinct de survie, cette gaule incontrôlable au réveil, morning glory. À mon avis il confond avec les personnes qui ont frôlé la mort. J’ai lu ça sur Internet après les attentats de je ne sais plus où, je ne sais plus quand. Apparemment, les gens qui en réchappent sont pris d’une furieuse envie de baiser ; une espèce de chant du cygne du survivant, un élan de reproduction pour que perdure l’espèce. Mes chants du cygne à moi avortent en général dans un Kleenex.

J’ai besoin de prendre une douche. Pour aller à la salle de bains, il faut passer devant le salon, la télé qui beugle, l’odeur de rance de l’autre et son ivresse pâteuse des lendemains de cuite. Hier soir il a picolé au pub avec ceux du chantier, comme tous les vendredis. Il cuve sûrement sa misère à présent, avachi sur le canapé, dans le scintillement bleuté d’une émission de téléréalité. Je n’ai pas trop envie de voir sa gueule.
J’attrape la boîte de Kleenex.

Je traverse le couloir à pas de loup, referme doucement la porte de la salle de bains et jette mon orgasme d’adolescent aux chiottes. Celui-ci se désagrège dans un tourbillon de chasse d’eau. Ça pue la bière fraîchement pissée ici. Il y en a partout. L’autre a encore visé à côté cette nuit, s’il a même pris la peine de viser. J’étale une serviette, la sienne, sur le carrelage pour absorber son souvenir et grimpe dans la baignoire. L’accumulation jaunâtre de calcaire, au fond, me râpe les pieds. L’eau est glacée, comme toujours les samedis matin. Les footeux de l’Eden rentrent de l’entraînement et vident la chaudière centrale à coups de douches interminables. Je me savonne en vitesse sous un filet d’eau polaire, puis m’essuie en sautillant pour me réchauffer. Serviette autour de la taille, plus ou moins sec, je vérifie mes yeux, mes cheveux, ma peau dans le miroir. J’ai l’air de quoi avec mon air buté, mon nez dévié et mes sourcils protubérants qui écrasent des yeux délavés ? J’éclate deux points noirs puis me frotte les dents rapidos avec un peu de dentifrice sur l’index avant de me réfugier de nouveau dans notre chambre.

Mon téléphone vibre. Deuxième message de Ben : « À quelle heure tu déboules ? On est à l’entrée de Banksy Tunnel. On aura fini dans un peu plus d’une heure. Vous venez ensemble, Pav et toi ? »
Je flaire mon T-shirt de la veille, mes chaussettes ; ça ira. Je les enfile, j’attrape mon pantalon de survêt qui traîne au pied du lit, mes baskets cachées sous le sommier et m’habille. J’ai le temps, Banksy Tunnel se trouve seulement à onze minutes de l’Eden en train, pourtant je me dépêche. Je veux décamper d’ici au plus vite.

Tu ne connais pas Banksy Tunnel ? Cherche sur Internet, tu verras. C’est un long passage piétonnier sous les voies ferrées de la gare de Waterloo, en plein centre de Londres. Pendant longtemps, les sans-abri s’y sont réfugiés, entre les junkies et la police qui faisait régulièrement des descentes. En hiver, les ambulances ramassaient les overdoses et les cadavres frigorifiés sous leurs couvertures de cartons d’emballage. Banksy et d’autres artistes ont recouvert les parois et le plafond de leur génie et, en quelques années, c’est devenu la cathédrale mondiale du Street Art. Ben m’a raconté tout l’historique il y a deux ans. Il y passe sa vie. Ses potes tagueurs et lui refont l’accrochage de leur petit musée souterrain chaque semaine ou presque. C’est pour ça qu’il vaut mieux se grouiller
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La vie. Tu as beau retourner les choses dans tous les sens, il y a toujours un truc à l’envers, comme quand tu tiens un livre devant un miroir. Sauf qu’un bouquin tu peux le relire si tu as du temps à tuer. Ce sera toujours un peu différent. La vie quand  c’est foutu, c’est foutu.
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(...) la barre d'immeubles au fond de l'impasse, c'est chez moi. (...) J'habite au treizième étage avec ma soeur Lauren et l'autre. 'Eden Tower', mais tout le monde ici dit l'Eden.
Les mecs ne manquent pas d'humour parce que c'est loin de ressembler au paradis. Il y a un panneau derrière les grilles, avec un croquis et les dimensions du bâtiment. Sous les tags, on peut lire sa chronologie jusqu'à l'année où il a été classé, il y a vingt ans, sans doute pour remercier l'architecte d'avoir si bien embrigadé la misère. Après, plus rien. Ça lui fait une belle jambe cette reconnaissance. Il est mort depuis belle lurette d'après le panneau.
Classé, ça ne veut pas dire que c'est beau, ni même entretenu, juste qu'on interdit aux habitants de faire quoi que ce soit qui pourrait contrarier la "vision artistique de l'architecte", qui n'en a sûrement rien à foutre depuis son cimetière.
(p. 12)
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Olivier Dorchamps vous présente son ouvrage "Fuir l'Eden" aux éditions Finitude.
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Note de musique : © mollat Sous-titres générés automatiquement en français par YouTube.
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