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Critiques de Mathias Enard (1115)
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Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants

Istanbul...

Ce simple mot suffit à éveiller en moi des envies d'Orient.

Je rêve de découvrir celle qui fut aussi Byzance et Constantinople, de visiter ses mosquées grandioses, sa somptueuse Basilique, son bazar aux épices, son Sérail, de déambuler dans les palais et jardins du Bosphore à la recherche des parfums du passé dont s'enduisaient les jolies sultanes aux rondeurs génereuses.



Michel-Ange semble avoir eu la chance de s'imprégner de l'atmosphère envoûtante de cette perle turque lorsqu'il s'y rend en 1506 sur l'invitation du sultan.

Bayezid II souhaite bâtir un pont sur la Corne d'Or qui relierait les deux rives opposées de la ville.

Après avoir refusé les plans de Léonard de Vinci, il se tourne vers le sculpteur dont la renommée ne cesse de grandir.

Occupé à Rome par l'édification du tombeau papal, celui-ci abandonne pourtant le chantier sur un coup de tête, ulcéré par l'attitude méprisante de Jules II qui fait la sourde oreille à ses demandes d'argent, et se rend à Istanbul.



Mathias Enard s'empare ici avec talent de ces quelques semaines oubliées de l'Histoire.

Il nous dresse un portrait touchant de l'artiste au travail, en proie à ses doutes et à sa passion créatrice.

Un homme qui, au-delà de sa volonté de surpasser le grand de Vinci, se laisse enchanter par la magnificence des monuments et troubler par le charme flou de la ville.

En compagnie du poète ottoman Mesihi de Pristina, protégé du vizir et vouant une adoration silencieuse au sculpteur, il fréquente les tavernes nocturnes, s'ennivrant de vers et de danses.

Comme on le sait, son projet n'aboutira pas bien qu'il ait été réellement entamé.



Un récit dépaysant à souhait, rempli de poésie et parfumé de mille senteurs voluptueuses.

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Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants

Une agréable découverte que cet auteur. Un roman historique qui nous entraîne de l'Italie à l'Empire Ottoman, sur les pas de Michel-Ange. Un texte très fluide, plaisant à lire. Un oeuvre qui fait voyager dans l'espace et dans le temps. Livre à mettre entre toutes les mains.Il a bien mérité son prix Goncourt des lycéens en 2010. Un écrivain à suivre.
Lien : http://araucaria20six.fr/
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Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants

Un pont pour la Corne d'Or..

Un pont dessiné par Michel-Ange

Un pont entre le ciel et l'eau,

Entre deux rives, entre deux mondes

Entre l'Orient du sultan Bajazet et l'Occident du pape Jules II



Une incantation parfumée,

comme un poème de Mesihi de Pristina, le sharengiz,

Une mélopée envoûtante

comme le chant d'une danseuse andalouse -ou est-ce un danseur?-

Qui monte dans le ciel bleu d’Istanbul

en arabesques délicates

et trace

le lent affleurement,

dans la conscience et dans la main,

de l'oeuvre à naître

l'éclosion minutieuse de la beauté.



Un bizarre dessein de pont :

est on dans le conte ensorcelé d'une Shéhérazade jalouse?

ou dans le perfide jeu d'approche du pouvoir et du talent?



Un dessin qui ne vient pas:

retenu par l'amertume d' un orgueil

blessé

étourdi par la tentation du plaisir

éludé.



Un dessin sans dessein

écrit avec le sang rouge de la dague de damas noir

avec les secousses de la terre et la houle de la vague



Un dessein sans dessin

- amour muet qu'on n'a pas su entendre-

main qu'on n'a pas su prendre

doigts qu'on n'a pas su toucher

cheville qu'on n'a pu enserrer.



Un dessin à peine tracé:

mains, doigts, chevilles...

fragments d'attaches orientales

exquises esquisses

esquivées, toutes fines,

au haut plafond de la Sixtine



Un bizarre dessin de pont

Retrouvé avec les listes

de l'artiste

dans les archives ottomanes

comme un rêve d'opiomane...









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Déserter

Le mathématicien et la politicienne



Mathias Enard nous revient avec un roman dans lequel s’entrecroisent deux destins pris dans la folie guerrière, un déserteur cherchant à fuir les combats et un survivant du camp de Buchenwald. Le Prix Goncourt 2015 y mêle aussi poésie et mathématiques, horreur et espoir.



Un homme marche dans la montagne. Il se bat contre le froid et la faim, contre son corps endolori et contre une suite d'événements qui l'ont poussé à fuir, à tenter de rejoindre la masure où sont rassemblés quelques souvenirs d'enfance.

Alors qu'il chemine, le romancier change de registre et choisit d'évoquer un colloque scientifique organisé en septembre 2001 sur un bateau naviguant sur la Havel et la Spree, du côté de Berlin. Les invités, parmi lesquels bon nombre de ses anciens élèves, sont venus rendre hommage au mathématicien Paul Heudeber en présence de Maja, sa veuve.

Vingt ans plus tard, la narratrice – leur fille Irina – se souvient : «J'ai passé ma vie d’adulte à écrire, à parler et à écrire, et aujourd'hui que je viens de fêter mes soixante-dix ans, pour la première fois c’est ma propre vie que je raconte. De quelle façon celle de Paul s’y reflète, celle de Maja.»

Comme on va le découvrir un peu plus tard, ce besoin impérieux de témoigner est lié à la Guerre froide et à la partition de l’Allemagne, qui a contraint Irina une grande partie de sa vie à voir Maja et Paul «se courir après d'un côté à l’autre du Rideau de Fer, d'un côté et de l'autre du mur de Berlin, d’un côté et de l’autre de l'Impérialisme». C'est elle qui se sent désormais investie de la mission de raconter cette liaison très particulière entre le «personnage public célèbre et célébré de l'Allemagne de l'Est, communiste fervent jusqu'à la déraison et elle, femme politique de l'Ouest, toujours soupçonnée d'intelligence avec l'ennemi.» Si Paul Heudeber ainsi que son livre «Les Conjectures de l’Ettersberg» sont nés de l’imagination de l’auteur, le contexte et certains personnages qu’il côtoie sont bien réels. J’y ai même retrouvé mon arrière-grand-oncle, Franz Dahlem, qui comme Paul a choisi de rester en RDA où il rêvait de construire un communisme à visage humain.

On suit en parallèle les réminiscences de la septuagénaire et le quotidien du soldat en fuite. Arrivé dans une cabane, qui lui permet de reprendre quelques forces, il va apercevoir une femme et son âne, s'imagine un danger potentiel, et décide de la tuer avant de changer d’avis et lui venir en aide. La cohabitation avec cet animal fourbu et cette femme meurtrie va paradoxalement l'aider dans sa quête, lui donner la chance de retrouver la part d’humanité qu’il s’imaginait perdue.

La clé du roman nous est fournie par l'Américain Linden Pawley, l'un des mathématiciens présents lors de ce colloque qui se déroule en 2001, au moment où les tours jumelles s’écroulent à New York. Dans une longue lettre-confession adressée à Irina, il détaille ses relations avec Maja et conclut : «J'ai parfois l'impression que tout cela est lié, obscurément, que nous sommes tous reliés les uns aux autres comme une suite de nombres, sans que nous ne comprenions très bien comment.»

Une grande partie, sinon toute l’œuvre de Mathias Enard tourne autour de ces liens invisibles, de ces concordances entre dans événements éloignés dans le temps, mais qui construisent une histoire tout autant personnelle qu’universelle. Avec son style chatoyant aux images fortes, où la poésie et la sensualité se mêlent à la rigueur historique – et en l’occurrence aussi mathématique – il nous offre une sorte de bréviaire pour les temps difficiles, alors que la guerre tonne à nouveau en Europe.




Lien : https://collectiondelivres.w..
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Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants

C'est beau et j'aime qu'on me raconte des histoires d'amour. Elles ont toutes un charme touchant. Une femme qu'on ne peut cerner, qui n'est écoutée que d'une oreille et pourtant, vous la voyez ? Prise dans un piège infernal, une manipulation implacable qui la dépasse. Et me dépasse. Toutes ces histoires de pouvoir dans lesquelles des figures sont feu de paille alors même qu'elles sont l'illumination, la lumière étincelante qui se retrouvera dans un tableau des années plus tard sur une autre terre. De Rome à Constantinople, Michel-Ange se remplira la tête d'images, de figures, de mains et sans finir un pont, il enjambera l'eau pour rapporter une mèche de cheveux et un sonnet d'amitié qui résonne dans sa tête des années plus tard.
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L'alcool et la nostalgie

Dans ce beau texte bouleversant, «L'alcool et la nostalgie», Mathias Enard rejoint les voix de poètes et écrivains russes et celle de la prose du Transsibérien de Blaise Cendrars ; il en atteint les accents, pour nous chanter la ballade de Mathias, Jeanne et Volodia-Vladimir dans un adieu à l'ami, dont Jeanne lui a appris la mort au téléphone. le voyage de Mathias est un voyage halluciné où la douleur ne peut s'apaiser en la noyant dans la drogue ou dans l'alcool. Les souvenirs remontent et obsèdent.

Se «laissant aller à la drogue douce du souvenir, bercé par les errances de ce train qui danse comme un ours sur ses traverses p39», Mathias, va accompagner la dépouille de son ami Volodia-Vladimir, par le transsibérien jusqu'à Novossibirsk, pour qu'il repose dans le village où il était né. 
Tous les trois avaient vécu une relation passionnée entre Moscou et Pétersbourg, dont Mathias revit les moments fous et douloureux où amour, amitié, jalousie se mêlent. 
«...nous étions des poupées russes nous trois. Emboîtées pour toujours les unes dans les autres...»

Le cercle de sang enlacé à celui de cendre sur la couverture (mon interprétation n'engage que moi) m'a fait songer à Essenine qui laissa dans la chambre d'hôtel où il s'est suicidé un poème écrit avec son propre sang :



"Au revoir, mon ami, au revoir,


Mon tendre ami que je garde en mon coeur.


Cette séparation prédestinée


Est promesse d'un revoir prochain.


Au revoir, mon ami, sans geste, sans mot,


Ne sois ni triste, ni chagrin.


Mourir en cette vie n'est pas nouveau,


Mais vivre, bien sûr n'est pas plus nouveau.



et cet autre extrait toujours de Essenine, « L'Homme noir» qui ressemble tant à Volodia et à la Russie que nous fait partager Mathias dans le roulement chaotique du train : 



Mon ami, mon ami,


Je suis malade à en crever.


Mais cette douleur d'où me vient-elle ?


Est-ce le vent qui siffle


Sur les champs déserts, désolés,


Ou bien, comme les bois en septembre,


C'est l'alcool qui effeuille ma cervelle…



Ce petit livret, écrit sur commande, à l'occasion du voyage d'écrivains dans le transsibérien organisé par France- Culture pour l'année France Russie, emporte par son intensité. Une réussite.
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Déserter

Voilà un roman singulier avec deux histoires entrelacées , narrées en parallèle ...



Un soldat, à une époque récente , est en fuite, il a déserté et veut rejoindre sa région natale, montagneuse où il espère se cacher dans la cabane qui fut celle de son père, suffisamment isolée du village.

C'est un homme qui a beaucoup de morts à son actif, des actes barbares et on sent le dégoût qui monte chez lui avec comme espoir que la vision de cette cabane et de ces souvenirs d'enfant lui donneront , si ce n'est le pardon de ses péchés , au moins le début d'une vie plus vertueuse même s'il garde son fusil, dernier lien avec la guerre et dont il a du mal à se séparer.

Seulement, sa solitude est rapidement interrompue par l'arrivée d'une jeune femme et de son âne, elle- même fuyant son village après avoir subi des violences.

On comprend vite que chacun est d'un camp opposé à l'autre et que le conflit peut se poursuivre entre eux , même s'il est inégal. ou bien s'aider l'un l'autre en se débarrassant de sa peur ...



L'autre partie du roman raconte un colloque scientifique se déroulant sur un bateau proche de Berlin, avec comme point d'orgue l'hommage rendu au mathématicien Paul Heudeber en présence de sa veuve, Maja et de sa fille Irina .

La date programmée étant le 11 Septembre 2001 , le congrès va bien entendu prendre une autre tournure.

Cet homme, Paul Heudeber était donc un mathématicien reconnu, habitant l'Allemagne de l'Est, très engagé politiquement , un communisme qu'il n'a jamais voulu renier ce qui lui a valu d'être emprisonné dans un camp de concentration, puis une RDA qu'il n'a jamais vraiment quittée .

Une fidélité à ses idées qui s'est avérée plus forte que son amour pour sa femme, vivant en Allemagne de l'Ouest.

Sa fille Irina évoque quelques années plus tard les souvenirs de ses parents en rencontrant ceux qui ont bien connu le couple et découvre une certaine partie cachée de leur vie , une sorte de désertion de l'un des deux à ses idéaux .



La partie avec le soldat et la femme est assez prenante, on sent bien la tension entre le déserteur et la femme en fuite , chacun épiant l'autre et malgré cette ambiance étouffante , il y a les descriptions magnifiques de la nature sauvage : la mort en balance avec la beauté ...



J'ai trouvé celle sur la vie du mathématicien plus difficile d'abord, assez technique et sêche, laissant peu la place à l'émotion, le constat de cet hommage est plutôt amer sur la réalité des sentiments des uns et des autres sauf ceux d'Irina ballotée entre ses parents même à l'âge adulte ...



Alors le lecteur se pose la question de ces deux récits, comment les relier ? D'un coté la désertion et de l'autre la fidélité à ses engagements , c'est toute la dualité de l'être humain en somme !
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Rue des voleurs

Lakhdar, jeune marocain est surpris dans une chambre, nu, ainsi que sa cousine.

La cousine est envoyée dans un bled lointain.

Lui, roué de coups par son père, est chassé de la maison.

Commence alors une longue errance.

De presque mendiant, il trouve refuge auprès d'un imam, puis fait divers boulots, puis prend un bateau, et se retrouve à Tuneis, à Algesiras.... et finalement à Barcelone, rue des voleurs.



L'histoire de Lahkdar est passionnante et très bien écrite.

Certes, avec Mathias Enard, la lecture est dense, puissante, mais bien que prenante, on manque un peu d'air.

Les sujets actuels de l 'immigration et de l'islamisme sont vraiment bien traités.

Les personnages sont les proies de la société actuelle, qu'il s'agisse des agissements coraniques au Maroc ou de la crise en Europe.

Lakhfar, ce jeune passionné des livres qui a appris le français en lisant des romans policiers est vraiment très attachant.

Sa jeune vie n'est pas simple, mais toujours il reste digne et essaie de se cultiver et de comprendre.

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Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants

Ce livre est sans nul doute l’un de mes livres préférés, l’un de ceux que j’ouvre lorsque j’ai besoin de m’évader, besoin d’oublier ou besoin de faire une pause. Absolument tout est réuni dans cet ouvrage pour qu’il soit un diamant brut…



Fidèle globalement à la réalité historique, ce livre quoique un soupçon romancé présente un visage de Michel Ange qui est peu connu voir totalement méconnu par la plupart des néophytes, celle d’un homme qui n’a pas seulement vécu en Italie mais qui a un goût pour le voyage, l’exotisme et la découverte de l’autre. Tout comme son contemporain Léonard de Vinci, Michel Ange à côtoyé les grands de ce monde, ce qui lui a permis d’étoffer sa culture et d’affiner ses connaissances sur « l’autre ».



Personnellement, j’ai l’impression que Mathias Enard nous embarque dans une sorte de conte avec ce roman, il nous plonge totalement dans la nébuleuse que Constantinople pouvait être en 1506. Ses personnages sont tellement proches que l’on dirait que l’auteur les a connus, fréquentés…



Mais ce que j’aime le plus, c’est la construction de ce roman. Sa forme épistolaire immerge le lecteur dans l’histoire comme s’il était le destinataire des lettres de Michel Ange. On a l’impression d’y être, c’est époustouflant !



Je ne peux que vous conseiller ce livre très court mais qui vous ouvre une porte sur l’histoire du monde byzantin, sur l’art et l’architecture du XVIe siècle.
Lien : https://ogrimoire.com/2019/0..
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Prendre refuge

Il aura suffit d’une rencontre au Salon du Livre de Beyrouth en 2015, pour que les auteurs du roman « Boussole » et de la bande dessinée « Le piano oriental » nous offre le fruit de leur riche collaboration. En effet, sous la plume de Mathias Enard et les illustrations de Zeina Abirached, sort en 2018 le splendide album » Prendre refuge « aux éditions Casterman. Ce livre tout à fait atypique par sa forme, questionne sur la notion de refuge. A la fois poétique, symbolique mais aussi historique, entre Berlin et l’Afghanistan, hier et aujourd’hui, il révèle l’amour comme la plus belle des aventures.

A travers » Prendre refuge « , un livre emprunté à son amie Elke, un jeune berlinois se plonge dans l’histoire de la rencontre de deux femmes en 1939, sur un terrain de fouilles archéologiques, en Afghanistan. En parallèle, tel un effet de miroir, Karsten rencontre une jeune syrienne lors d’une kermesse.

» Dans Berlin, ciel immense, ville détruite, comme la mienne. J’ai voulu prendre refuge en toi. Mais mon pays perdu bat en moi. «

Deux pays. L’Allemagne et l’Afghanistan. Deux espaces géographiques. Berlin d’une part, ville chargée de la mémoire, de la destruction et du souvenir, et d’autre part Bâmiyân, espace d’immensité complètement ouvert. Deux époques. 1939 et aujourd’hui. Deux histoires d’amour. Celle d’un jeune berlinois passionné d’Orient prénommé Karsten et d’une jeune femme d’origine syrienne Neyla, et celle entre l’écrivain et archéologue suisse Anne-Marie Schwarzenbach et Ria Hackin, une archéologue présente sur le site incroyable de Bâmiyân aux pieds des Bouddhas. Deux histoires d’amour impossible, que l’époque sépare.

» Karsten, j’ai mal et j’ai peur. J’ai peur de ce nouveau pays et de cette ville où mes yeux ne peuvent attraper les yeux des autres. «

Des destins croisés et entremêlés au cœur des conflits et bouleversements mondiaux. C’est ainsi que la notion de » prendre refuge » prend tout son sens. Lorsque l’on a perdu un pays, une patrie, une langue ou bien encore un amour, l’être humain prend refuge de diverses manières. Le refuge prend ainsi différentes formes : dans le bouddhisme, dans l’amour de l’autre, en échappant à la guerre, mais aussi dans l’immensité du ciel.

» Regardons encore une fois ces bouddhas, éternels gardiens du temps, le temps que l’orage passe. On y prendrait bien refuge. «

La place qu’accorde Mathias Enard à l’astronomie dans cet album, confère aux entités d’intemporalité et d’immensité universelles d’un ciel étoilé, le moyen d’y prendre refuge. Admiré et étudié depuis la nuit des temps, il est encore et toujours objet de contemplation et d’inspiration, partout et par tous.

Le trait inimitable et talentueux de Zeina Abirached se retrouve dans cet album, telle une encre de charbon, avec des illustrations très géométriques, essentiellement en noir et blanc, avec une nette inspiration orientale, dans une puissante osmose graphique.

Déjà charmée par son précédent roman « Boussole » qui avait reçu la distinction ô combien méritée du Prix Goncourt en 2015, j’ai retrouvé ici la plume érudite et poétique de l’auteur. Mathias Enard est d’abord un homme de ponts, ceux qui peuvent et doivent relier l’Orient et l’Occident, ceux qui permettent d’accéder à l’autre et à l’étranger d’être accueilli, par le biais de la littérature.

Les extraits du poète syrien Nizar Qabbani qui s’immiscent au centre de l’album sont une ode à l’Orient, et enchantent le lecteur.

Le minimalisme et la sobriété de cet ouvrage n’enlèvent rien à l’intensité de la lecture, bien au contraire ! L’essentiel est presque subjectif… Un petit bijou d’humanisme, un livre qui marque !
Lien : https://missbook85.wordpress..
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Zone

Un choc littéraire de magnitude élevée...



Publié en 2008, Prix du Livre Inter 2009, ce volumineux roman, le quatrième de son auteur, procure un authentique choc à la lecture.



Dans le train entre Milan et Rome, un Franco-Croate, ancien combattant en Slavonie et en Bosnie, puis agent des services secrets français sur tout le pourtour de la Méditerranée (qu'il appelle « la Zone »), se prépare à changer de vie après avoir négocié la remise au Vatican, contre une forte somme d'argent, des documents secrets qu'il a patiemment collectés, au fil des années, à propos d'un certain nombre de conflits, de massacres et d'affaires dans tous les pays de la région, depuis la Seconde Guerre Mondiale au moins... Durant ces quelques heures de trajet ferroviaire, il se remémore, d'une manière totalement décousue, des instants de sa vie comme des moments d'histoire qu'il a fréquentés, en réalité ou en documentation...



« Nous glisserons ensuite dans la mollesse toscane jusqu'à Florence et enfin dans la même direction jusqu'à Rome, encore près de cinq heures avant la gare de Termini, les églises, le pape et tout le toutim, le Saint-Frusquin romain : bondieuseries et cravates, encensoirs et parapluies, le tout noyé dans les fontaines du Bernin et les automobiles, là où, sur les pavés pourris et le Tibre nauséabond, flottent les Vierges à l'Enfant, les saints Matthieu, les Pietà, les descentes de croix, les mausolées, les colonnes, les carabiniers, les ministres, les empereurs et le bruit d'une ville ressuscitée mille fois, rongée par la gangrène, la beauté et la pluie, qui plus qu'une belle femme évoque un vieil érudit au savoir magnifique qui s'oublie facilement dans son fauteuil, la vie le quitte par tous les moyens, il tremble, tousse, récite les Géorgiques ou une ode d'Horace en se pissant dessus, le centre de Rome se vide de la même façon, plus d'habitants, plus de commerces de bouche, des fringues des fringues et des fringues à en perdre la tête des milliards de chemises des centaines de milliers d'escarpins des millions de cravates d'écharpes assez pour recouvrir Saint-Pierre, pour faire le tour du Colisée, pour tout enfouir sous les nippes à jamais, et laisser chiner les touristes dans cette immense friperie religieuse où brilleraient les regards avides de découvertes, regarde, j'ai trouvé une magnifique église de Borromini sous ce manteau de fourrure, un plafond des frères Carrache derrière cette veste de chasse et dans ces bottes en cuir noir les cornes du Moïse de Michel-Ange... »



Ce monologue intérieur, désordonné, bruissant de mille feux infernaux, de la violence d'une existence et du mélange d'espoir et de désespoir de tout un ensemble de civilisations, sur plus de 500 pages - uniquement entrecoupées des brefs extraits du roman libanais que lit le narrateur, par moments, dans ce train – s'inscrit d'emblée, aux côtés de Joyce, de Woolf, de Faulkner et de Lafferty, dans les monuments de la plus exigeante littérature, celle qui utilise 3 000 ans de culture pour nous parler de notre présent et de notre avenir, en empruntant ces « sentiers qui bifurquent », de Barcelone à Beyrouth, d'Alger à Marseille, de Trieste à Mauthausen, de Vukovar au Caire, de Corfou à Troie, de Jérusalem à Salonique, de Gibraltar à Maïdanek... L'un de mes plus grands chocs littéraires depuis plusieurs années.

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Déserter

La beauté de cette écriture !

Un éblouissement.

Mathias Enard je ne le connaissais, jusqu’ici, que comme scénariste de BD : "Prendre refuge" avait été un coup de cœur.

Dans ce roman comme dans la BD, Enard aime à entremêler les histoires pour nous faire saisir toutes les facettes de son propos.

Dans un temps et un lieu, un déserteur, hanté par les souvenirs et par la culpabilité, cherche un refuge dans la Nature. Il y rencontre une paysanne hantée elle aussi par sa propre tragédie.

Dans un autre temps et un autre lieu, Irina, historienne des mathématiques, rassemble les souvenirs qui lui viennent de ses parents.

"Un historien est un voyageur qui choisit de ne pas s’asseoir dans le sens de la marche."

Son père Paul, le mathématicien poète, le résistant, le rescapé des camps, est resté toute sa vie fidèle à son idéal communiste. En 1961 il a choisi l’Est, alors que Maja, la mère d’Irina, restait à l’Ouest.

Déchirement de la séparation. Désertion de l’amour.

L’histoire familiale d’Irina va se heurter à l’Histoire en marche : guerre en ex-Yougoslavie ; attentats du 11 septembre ; invasion de l’Ukraine… Des vibrations, des ondes qui parcourent le monde et nous heurtent toutes et tous.

"Je regarde la mer, elle s’oppose à la guerre mais la transporte : là-bas, au-delà de l’Italie, on se bat encore en Bosnie, même si la paix est proche. Là-bas il y a eu un siège atroce, des camps de concentration, un génocide. La mer pourrait transmettre des cris, des vibrations, des ondes si puissantes qu’on les verrait jusqu’ici à la surface de l’eau, on pourrait les lire, on pourrait déchiffrer les noms des morts."

La beauté de cette écriture a été pour moi un éblouissement dès le premier paragraphe de ce roman, que j’ai lu absolument d’une traite, incapable que j’étais de le lâcher.



Club de lecture février 2024 : "La PAL fraîche"
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Boussole

«Ah, une terre enfin, où tout à l'Est ne fût-ce l'Ouest déjà!»

Fernando Pessoa



Quel charme envoûtant, chers lecteurs mélancoliques ou en quête d'absolu - à qui je crois cet ouvrage s'adresserait en priorité-, pourrait très probablement déclencher chez vous la lecture de cette longue élégie, nocturne et sinueuse, entêtante et esthétisante, sans cesse en train de se bifurquer et de s'égarer dans les jardins suspendus d'un imaginaire orientaliste convoqué à n'en plus finir par son narrateur (à outrance, diraient par contre d'autres lecteurs que moi..)!

«Nuit enchanteresse! Folle ivresse! Ô souvenir charmant!». Comme le pêcheur de perles, Nadir, de l'opéra de Bizet, Franz Ritter, son narrateur, seul dans son appartement viennois par une soirée d'hiver froide et bruineuse, accablé par le diagnostic médical qu'on vient de lui annoncer, en même temps hanté par le souvenir d'un amour idéalisé et inassouvi, s'abandonnera à mille et une divagations librement filées, croisées et enchâssées, essayant par tous les moyens possibles de ruser avec les pièges imaginaires tendus à la fois par Eros et Thanatos au cours d'une interminable nuit blanche… Guettant, telle la célèbre princesse du conte oriental, la clairvoyance et la lumière du jour qui pourraient enfin le délivrer de ses chimères et de sa désespérance, Franz s'accroche aux élucubrations orientalisantes qui envahissent son esprit insomnieux, auxquelles viendront s'entremêler les souvenirs de son amour contrarié pour l'inconscriptible et inconstante Sarah, réveillés par le message inespéré que cette dernière lui a fait parvenir et s'affichant encore à l'écran de son ordinateur dans la semi-obscurité où baigne la pièce. Souvenirs qui seront égrenés pêle-mêle, dans le désordre, depuis la toute première fois lorsque son chemin avait croisé celui de la brillante jeune orientaliste française à l'occasion d'un séminaire universitaire à Hainfeld, dans la demeure même, mythique, du premier grand orientaliste autrichien, Joseph von Hammer-Purgstall, puis durant les différentes rencontres, voyages d'études ou résidences qu'ils auraient partagés par la suite , en Syrie et en Iran, jusqu'à leurs derniers rendez-vous manqués, à Paris ou à Vienne, avant que la trace de la farouche Sarah, repartie encore plus loin, en Extrême-Orient, ne se perde finalement tout à l'Est, là où il est quasiment l'Ouest déjà…

Depuis la traduction des Contes des Mille et Une Nuits par Antoine Galland au début du XVIIIe siècle, l'engouement pour l'exotisme n'a cessé de croître et d'influencer des courants artistiques et littéraires un peu partout en Europe (l'on pourrait à ce titre citer deux oeuvres emblématiques de son éclosion dès la fin du Grand Siècle, puis au cours du XVIIIe : les Lettres Persanes, de Montesquieu (1721) et la Marche Turque, de Mozart (1783). Ce n'est qu'au cours du XIXe siècle néanmoins que le mouvement connaîtra véritablement son apogée, embrasant d'un feu orientaliste l'ensemble des courants (romantisme, symbolisme, réalisme...) et disciplines artistiques de l'époque (littérature, arts plastiques, musique, théâtre…). Ce jusqu'à engendrer un catalogue imaginaire, un «coffre d'images orientales» dans lequel les générations suivantes - et y compris jusqu'à nos jours, aussi bien à l'ouest, d'ailleurs, qu'à l'est même du Vieux Continent- continueront de puiser. «L'Orient est une construction imaginale, un ensemble de représentations dans lequel chacun, où qu'il se trouve, puise à l'envi». Pour preuve, rajoute le narrateur, le fait que «les princesses voilées et les tapis volants des studios Disney sont non seulement autorisés en Arabie Saoudite, mais même omniprésents. Tous les courts métrages didactiques (pour apprendre à prier, à jeûner, à vivre en bon musulman) les copient. Ce faisant, les cinéastes qui travaillent pour l'Arabie Saoudite rajoutent des images dans le fonds commun».



Parcourir les territoires imaginaires de l'Orient : traverser, l'espace d'une nuit somniphobique, «les terres perdues des Mille et Une Nuits» en compagnie d'Alvaro de Campos, de Lady Stanhope, d'Alois Musil, ainsi que d'une quantité fabuleuse d'autres personnages - à vous en donner parfois le vertige - réels ou imaginaires, célèbres ou anonymes, conquérants ou mystiques, héros ou maudits, artistes, musiciens, écrivains, guerriers, archéologues, poètes, aventuriers, religieux...! Descendre au mythique Hôtel Alep avec Annemarie Schwarzenbach, Gertrude Bell ou Lawrence d'Arabie… Faire d'incessants allers-retours entre Vienne et Paris, Istanbul, Damas, Téhéran ou Palmyre (à un moment où il était encore possible de s'y rendre, avant que la folie de Dieu et l'incurie des hommes n'en interdisent l'accès et n'en éradiquent dramatiquement la beauté). Partir en Orient. Chercher l'Orient dans l'Occident.



Qu'y aurait-il en définitive au bout de cette quête que nous propose l'auteur? Un autre «Orient - toujours à chercher plus loin– à l'orient de l'Orient»? Un divin ravissement sans lendemain? Une fumée d'opium ? Chercher soi dans l'autre : «laisser souffler le vent de l'altérité», répondrait l'insaisissable Sarah. L'orientalisme comme une forme d'aventure et d'auto-connaissance : Connais-toi hors toi-même!

«Elle parla longuement de la sainte trinité post-coloniale, Saïd, Bhabha, Spivak ; de la question de l'impérialisme, de la différence, du XXIe siècle où, face à la violence, nous avions plus que jamais besoin de nous défaire de cette idée absurde de l'altérité absolue de l'Islam et d'admettre non seulement la terrifiante violence du colonialisme, mais aussi tout ce que l'Europe devait à l'Orient -l'impossibilité de les séparer l'un de l'autre, la nécessité de changer de perspective. Il fallait, disait-elle, au-delà de la bête repentance des uns ou de la nostalgie coloniale des autres, une nouvelle vision qui inclue l'autre en soi. Des deux côtés.»

Voilà ce à quoi pourrait, entre autres, nous inciter à réfléchir la lecture de cet opus superbement écrit, ou, en tout cas à mon sens, l'une des thèses principales défendues par ce roman encyclopédique, dont l'ampleur du propos sous-jacent à son élaboration, la suspension digressive et radicale, l'érudition compacte, par moments certes écrasante et monolithique, auraient visiblement - cela peut tout à fait se concevoir- dépité bien plus d'un lecteur!

Brillant, à un tel point qu'il serait malgré tout couronné en 2015 -par un jury certainement subjugué par son excellence- d'un prix littéraire d'ordinaire attribué à des ouvrages sensiblement plus formatés, voués en tout cas à jouir d'un plus grand consensus et à toucher un plus large lectorat, BOUSSOLE reste de mon point de vue l'un de plus surprenants romans français de ce siècle, un sublime électron libre, aux multiples entrées, égaré parmi la déferlante d'ouvrages reposant sur un socle documentaire, sociétal ou autofictionnel, qui semble s'être abattue sur le paysage littéraire contemporain.



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Tout sera oublié

Été 1991 : « Serbes, Bosniaques et Croates commencent à se foutre sur la gueule. »

2011 : la décision d'ériger un mémorial commémoratif vient d'être adoptée.



Difficile pour un artiste d'envergure internationale de se voir confier l'érection d'un monument aux morts sur la guerre en ex-Yougoslavie alors qu'il s'estime être le plus incompétent en la matière. Il va, contre toute attente, accepter le job en se rendant à Sarajevo, histoire de s'imprégner des lieux, et trouver l'inspiration aux côtés de Marina, sa guide attitrée.



Et un concept original, un ! Une planche, un dessin assorti de quelques lignes arides de bas de page. Le lecteur focalise immédiatement sur un graphisme hors norme . Bien vu ! Car en effet, Pierre Marquès, dessinateur polymorphe, est un touche-à-tout de talent. Aquarelles, gouache, fusain, photos retravaillées au lavis, tout y est, tout fonctionne à plein, le lecteur ne sait plus vraiment où poser le regard tant le mode d'expression adopté subjugue.



Le visuel détonne, c'est entendu, mais quid du verbe ?

Là encore, Mathias Énard s'accorde parfaitement avec son compère .

Pas vraiment partisan des monuments fantômes à la mémoire de ceux tombés pour la patrie, il leur préfère celle des paysages vitriolés, des villes balafrées, des survivants désormais devenus passeurs d'Histoire.



« Les morts n'ont plus besoin de rien et les vivants veulent vivre en paix.

La vie est le seul monument aux morts.

Les histoires que les morts racontent aux vivants »



Tout Sera Oublié soulève la problématique de l'art en de telles situations.

Véritable balade mémorielle à travers une Europe de l'Est lacérée par tous ses conflits mais qui se reconstruit peu à peu, ce roman graphique évanescent et cotonneux détonne, envoûte, pour finalement vous apostropher ce que n'aurait pas renier un certain Pivot.



Un grand merci à Babelio et aux éditions Actes Sud BD pour cette petite parenthèse désenchantée...
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Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants

Imagine-toi, t’es là, j’y suis, on se croise dans les dédales d’une rue marchande. Tu sens cette odeur, ce parfum de souffre et d’interdit. L’iode, la cannelle, la morue. Et ces couleurs, le blanc du marbre, le noir du sable, cet ocre balayé par la poussière. Et cette musique qui sonne en toi, des notes répétitives, des trompettes, de l’oud et le muezzin qui hurle au-delà des minarets. Tu vois la majestueuse Sainte Sophie, dont les icônes chrétiennes ont été recouvertes d’un enduit plâtré. Tu découvres ce bras de mer qui sépare deux rives, deux continents. Magie des lieux, Istanbul qui a l’époque devait se prénommer Constantinople.



Je te parle de batailles, de rois et d’éléphants. Ne sois pas surpris. En 1506, cela t’apparaitrait comme une évidence. Franchement, j’ai été bluffé. A quoi m’attendais-je avant d’ouvrir cette couverture ? Attiré aussi bien par le titre que par Istanbul, je suis parti me laissant guider par la passion et l’entrain de ce florentin et ces stambouliotes. Toi qui voulais être vizir à la place du vizir. Une visite du souk s’impose, tu grimpes sur les hauteurs de la ville, admires le panorama bleu-noir du Bosphore, la Corne d’Or, quel mot magique pour désigner ce lieu. Et tu croises Michelangelo di Lodovico Buonarroti Simoni que tout le monde appellera par la suite Michel-Ange. Il est venu justement pour dessiner les plans d’un fabuleux pont entre les deux rives, à la demande du grand Pacha. Il espérait la consécration, une renommée mondiale à travers cette œuvre. La reconnaissance éternelle pour lui, sa famille. C’était juste avant sa fameuse Chapelle-Sixtine.



De l’opium, du vin et peut-être de l’amour. Dattes. Cannelle. Huile d’olive. Poivre. Ce n’est pas une nouvelle recette de pâtisserie turque, juste une liste de sensation, de découverte, de bonheur. Tu es heureux là-bas, ivre d’une certaine tendresse, de cette musique et de cette danseuse au pied si fin qui tourne et tourne encore. Peut-être est-ce même un danseur. Peut importe, il, elle, est beau, belle. Tu ne peux détourner ton regard de cette cheville qui se déforme au rythme de l’oud, de cette chevelure presque incandescente qui tournoie encore plus vite. Michel-Ange se perdra, un petit peu, dans cette ville qui n’est pas encore Istanbul. Une histoire d’amour et de jalousie qui finira en trahison, comme toujours. Comme une évidence, le triptyque de la vie amour-jalousie-trahison. Mais au milieu de ce drame qui se joue à quelques kilomètres de Rome, il y a l’Art, avec la majuscule, celle de la consécration, mais celle qui provoquera aussi le désir, la jalousie et la trahison. Comme une évidence. La richesse et l’avarice, celles qui créent le pouvoir et le désir encore plus grand. Les complots, les manigances et la trahison. Comme toujours, l’évidence même. Tu reviens toujours à ce même mot, trahison. Mais est-ce qu’elle est réellement présente ?



Quelle belle écriture de Mathias Enard. Sa plume m’a enivré, de bonheur, de poésie et d’odeur. Celle du Bosphore, du Kebab et d’Istanbul. Belle cité qui s’illumine de mille feux lorsque la nuit apparait lentement de l’autre coté de la rive. Que reste-t-il de ce fameux pont que Michel-Ange a échafaudé les plans ? Pas grand-chose, à vrai dire. Tremblements de terre. Mais là n’est plus un problème, Michel-Ange a déjà fuit, sur d’autres projets, toujours à la rencontre de la reconnaissance, toujours pour dépasser son prédécesseur, Léonardo de Vinci. Mais quel bel ouvrage, romanesque, poétique et enivrant. Dessine-moi un éléphant ?
Lien : http://leranchsansnom.free.f..
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Boussole

Les caravansérails étaient essaimés tous les trente kilomètres sur la route de la soie, un âne en tête de convoi lisait le chemin, choisissant, selon sa propre inclination, la pente la plus douce, évitant les ronces, facilitant la lente progression des bêtes et des hommes qui serpentaient pendant des heures, acheminant les marchandises pour le commerce ainsi que literie et nourriture ; un voyage prenait des mois voire des années, toutes et tous n'en reviendraient pas indemnes, peut-être aucun ?



Encore fallait-il ne pas se perdre en traversant toutes ces contrées d'autant plus étranges qu'étrangères, toujours plus à l'Est, le dépaysement s'ajoutant au dépaysement, rarement mais parfois hostiles, ou encore balayées par une onde de violence surgissant en bande, soudain comme une nuée d'orage que l'on ne pouvait jamais exclure ni s' hasarder à prévoir. le temps était un fameux anesthésiant, sinon l'opium !



Etait-ce l'attrait de l'inconnu ou du danger, l'éloignement, l'isolement avec soi-même, la vraie rencontre d'autant plus espérée qu'improbable, ou encore courir après la fortune qui ne sourit, on le sait, qu'aux audacieux ? Quelque chose fascinait certains Occidentaux au point de les attirer comme un aimant pour devancer le lever du jour, et toujours l'envie de raconter, en ces temps précurseurs, par l'écrit, la musique, la peinture et d'autres souvenirs, façonnait peu à peu le visage de cet Orient fantasmé dans la mémoire collective.



Je me souviens avoir rencontré la charmante amie qui m'a prêté ce livre, ayant lu une trentaine de pages, et lui lâcher tout à trac ma première impression : c'est très littéraire ! Peut-être suis-je allé jusqu'à lui confier, mais rien n'est moins sûr, ma mémoire est parfois incertaine à la fin d'un repas bien arrosé et cette nouvelle tendance à fatiguer au vu de récentes circonstances sur lesquelles il est inutile de s'attarder, la route promet d'être longue ... : j'ai dû relire certaines phrases.



Très littéraire : trop propre, trop lisse, trop scolaire, sans faute, sans faille pour s'échapper. Ma lecture me donne de suite la sensation d'une partition exempte de pauses et de soupirs, point de rondes, très peu de blanches, trop de croches pour que je m'accroche. De l'air ! Trop de tout, trop propre, et surtout, trop de noms propres. le vent l'emportera ... A quoi bon associer tant de noms célèbres ou connus seulement d'un tout petit nombre. Que cachent-ils ? Ah, mais qui voilà ? Bettina Brentano von Arnim ? Cette bimbo qui courait dans l'immortalité de Milan Kundera après toutes les célébrités de son époque dans l'espoir d'accroître ainsi sa propre notoriété. Est-ce cela Monsieur ?



Sinon c'est l'histoire d'un mec qui dort ou plutôt ne dort pas et nous assomme de son insomnie, je la trouve beaucoup moins percutante que celle de l'histoire de ce mec qui racontait l'histoire d'un mec ; particulièrement égocentrique aussi, elle m'aura apporté bien moins de chaleur que les restos du coeur. Je reste donc sur ma faim après avoir rêvé Sarah flamboyante, au soleil levant, aux yeux que j'imagine couleur d'Irlande. Les yeux de l'Orient je les ai, quant à eux, rencontrés près de Ouarzazate au Maroc, soit d'après les oscillations du pendule de Tournesol, un peu plus à l'Ouest que le château de Moulinsart. Quant à cette caravane, j'ai dû l'avoir rêvée, lâchant le livre des mains, bercé par la chanson de Raphaël.
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Rue des voleurs

Regarder passer les ferries depuis le port de Tanger et se projeter de l’autre côté du détroit de Gibraltar nourrit les rêves du jeune Lakhdar. La liberté, il la puise aussi dans la lecture de romans de série noire, jusqu’au jour où son père le surprend à serrer d’un peu trop près sa cousine Meryem et le jette dehors. Commence alors une vie d’errance où il fait l’apprentissage de la rue, des nuits dans les chantiers ou dans les recoins des médinas et des mosquées. Il va même devenir libraire pour le compte d’un groupe obscur pour la diffusion de la pensée coranique. Toujours flanqué de son copain d’enfance Bassam, il tombe amoureux de Judit, une étudiante espagnole amoureuse de la langue arabe, venue passer quelques jours de vacances au Maroc. Jusqu’à vouloir la rejoindre à Barcelone. Mais sans visa, comment faire ? Le Destin, ou le Diable comme il le dit lui-même, va l’y aider après bien des détours.



Cet itinéraire sentimental se déroule sur fond, d’une part, des révolutions arabes et du sanglant attentat de Marrakech derrière lequel pourrait être le Groupe coranique ainsi que Bassam. Et, d’autre part, de la grave crise financière et morale que vit actuellement l’Espagne ébranlée par les manifestations des Indignés. Tout cela sans jamais s'y arrêter. L'actualité ne va pas plus loin que le clin d'oeil pour planter le décor des déboires des personnages en proie avec une vie de plus en plus difficile.



C’est donc plus un roman d’aventures aux allures de roman noir, ou l’inverse, qu’un roman politique. Avec son humour, sa gouaille, sa rage de rester libre et de connaître le monde, Lakhdar est un personnage très attachant. Le récit est très bien rythmé, avec un style limpide et prenant à la manière des conteurs arabes. Rue des voleurs fonctionne surtout comme une jolie et légère réflexion sur la quête de soi dans un monde agité, l’exil, l'errance et l’amour de la littérature.









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Déserter

Déserter, chacun le fait à sa manière et pour des raisons qui lui sont propres.



Mathias Enard a su, une nouvelle fois, distiller les petites vies dans la grande histoire.

La lecture de « Déserter » ne m'est pas apparue plus aisée que celle de « La boussole », peut-être même plus tiraillante encore. Cela ne tenait pas au fait qu'il y racontait deux histoires totalement différentes. Ni qu'il avait laissé un flou total dans celle du déserteur quant à l'époque à laquelle elle se jouait, à l'endroit où il se trouvait, ou quelle guerre il avait fuit. Probablement une guerre parmi les plus récentes. Tout cela tout amateur de littérature s'en accommode, voire en joue lui aussi.



Le style de l'écriture change elle aussi selon que l'on se trouve dans l'une ou l'autre des histoires racontées. L'écriture des chapitres concernant le déserteur renoue légèrement avec celle de « Zone », ce livre sans points, sans chapitre, écrit tout d'une traite. Cette fois on est loin de cette extrême, mais il la réutilise petitement sous forme de phrases sans point, il va à la ligne, poursuit par une minuscule, puis refait de même un peu plus loin, pour finalement mettre un point à la fin de longues phrases regroupant plusieurs idées. Ça n'est pas désagréable (beaucoup moins fatiguant que dans « Zone »), ça donne une espèce de respiration arythmique, une longue inspire, une courte expire ou inversement. Bref un drôle de rythme respiratoire quand on essaie de le décoder. Peut-être que dans une de ses interviews, Mathias Enard a expliqué ce qu'il avait envie de faire, de créer.



L'histoire de Paul Heudeber nous est raconté une décennie après sa mort, lors d'un colloque qui commémore son nomes ses travaux et qui débute le 10 septembre 200. C'est d'ailleurs un de ses confrères, le mathématicien américain Linden Pawley qui révélera la clé du roman. Un grand nombre de personnages vont traverser son histoire.

Sa fille Irina nous raconte la vie du couple qu'il a formé avec Maja. Paul, mathématicien, communiste, antifasciste vivait à Berlin Est, de l'autre côté du mur, alors que Maja, elle aussi scientifique, vivait à l'Ouest et était active dans le SPD. Leur amour n'a pas été moins que fou. Leur passion a traversé les frontières et le temps. Une idée à donner ? celle de Maja qui écrit ceci à Paul : « Il y a maintenant un mois que je ne t'ai pas vue et la vie gèle ». de pareilles phrases se retrouvent régulièrement dans leur échange épistolaire, celui que leur fille décortique.

Paul a également laissé des écrits aussi bien mathématiques que littéraires lors de sa détention dans le Camp de Buchenwald. Pour Enard tout est prétexte pour parler de la grande histoire du XXe siècle.



Le déserteur quant à lui, il compte ses morts, n'en peut plus et largue les amarres de la guerre. Il ne voit qu'un endroit pour se sentir en sécurité, celui de la cabane de son père dans sa région natale, dans un décor montagneux. On vit sa fuite avec les armes gardées sur lui, puis une rencontre avec une personne aussi scabreuse que lui. En dire plus serait dommage.

Les images ne sont pas faciles pour le lecteur mais Enard a su les rendre supportables.



On est de plus en plus loin de ses livres faciles comme « Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants », - livre qui reste parmi mes oeuvres préférées - mais j'enchaine vite en rajoutant : quelle extraordinaire culture historique il nous transmet maintenant.



Mon bémol, celui qui m'est propre, c'est que, même en étant de formation scientifique, rien n'y a fait, je suis restée comme sourde à la compréhension des « mathématiques littéraires » dont Mathias Enard fait la description. Pas grave, j'aime la prose d'Enard, j'aime sa culture, j'aime ses émissions radiophoniques. Un jour peut-être, je le comprendrais encore mieux.



Citation :

Un extrait de lettre à Maja « Tu protégeais mes jours comme tu les protèges aujourd'hui, tu les adoucis même dans l'absence et Irina projette quelque chose de toi, une douceur, une consolation au passage du temps, un rayonnement qui provient de ton âme proche et lointaine. Tu es une maladie - ma passion à la maladie de l'infini, mon amour ne peut s'écrire autrement que par ton nom. Il n'y a pas d'autre façon de désigner l'amour, : te nommer. Reviens-moi vite. » Paul
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Rue des voleurs

Intense récit que ce « Rue des Voleurs », sorte de monologue au ton désabusé, à l'indélébile noirceur et la colère étouffée, avec des airs de musique et des tonalités qui s'apparentent à la grande famille, celle des Meursault ou des Caulfield.

Lakhdar vit une époque aux couleurs ternies, dans une région aux portes d'un printemps arabe légendaire, mais c'est par l'amour de sa cousine que le printemps entre dans sa vie, et si deux corps nus font irruption dans un champ visuel, alors c'est une clause rédhibitoire en ces terres, surtout quand le témoin est paternel.

Exclu de famille pour mariage négligé, Lakhdar se perd, puis se raccroche à son époque par de petits gagne-pains, insertion à cette société en pleine mutation qui peut s'acharner sur les siens, alors qu'il l'a trouvé lui son chemin, dans la culture des lettres, et les amours avec fins.

Confrontation de trois mondes : le maghreb l'oriental et celui de Lakhdar,

entre les deux il vagabonde, mais finira par le franchir ce détroit de Gibraltar.



Terrible récit d'un magma de cultures brouillées,

la prose incite quand même à y voir plus clair,

et si le lecteur s'essaie à faire des vers,

c'est sûrement qu'il est tout retourné.

Excusez-le.

(nom de dieu)
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Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants

Courroucé par l’avarice du Pape Jules II qui traine les pieds pour payer ses services, Michel-Ange s’enfuit de Rome et répond positivement au sultan Bajazet, maître de l’empire Ottoman, qui lui demande de dessiner un pont inoubliable qui traverserait le Bosphore. Michel-Ange s’installe à Constantinople et recherche l’inspiration dans cette ville étonnante, cultivée, gracieuse, riche et fêtarde. Il devient l’ami du poète Mésihi, le secrétaire du Divan, qui peu à peu va souhaiter sans l’avouer une relation plus charnelle avec le maestro. Il déambule, travaille, boit, aime, et l’inspiration tarde à venir, ce qui agace le sultan.

L’inspiration viendra-t-elle enfin ?

Le pape abattra-t-il sa colère sur l’artiste qui a osé fuir en terre musulmane ?

Les ottomans accepteront‘ils un pont conçu par un infidèle ?



Ce résumé n’a l’air de rien. Il n’y a pas beaucoup d’action dans ce livre. Pourtant je l’ai dévoré d’une traite dans les aéroports et les avions qui parsemaient mon retour de vacances. Ce court roman divisé en courts chapitres de deux-trois pages est une atmosphère de bien-être et de poésie. Il nous fait sentir et toucher l’Istanbul du début du XVIeme siècle. Il nous fait pénétrer en douceur les attitudes entières, presque lunatiques, de l’immense Michel-Ange ; ses allégresses, ses désespoirs, ses colères, ses affres d’amour. Il nous rappelle que, peu de temps auparavant, l’autre gloire musulmane européenne – Grenade – était tombée et que les chrétiens vainqueurs se comportèrent sans mansuétude envers des hommes tolérants.

La part imaginaire existe. Cependant l’auteur décrit en postface tous les éléments de vérité historiques sur lesquels il s’est basé pour écrire cette histoire. Le socle a l’air solide.



Lire ce livre revient à poser un baume relaxant sur vos neurones. N’hésitez pas.

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