Voilà un petit livre par la taille mais grand dans son contenu qui pose la question de l'inclusion. Quelle place une démocratie fait-elle à ceux qui, trop fragiles, n'ont pas les outils qui leur permettent d'y exercer pleinement leurs droits ?
En Italie, dans les années où se situe le récit, une loi impose à tous de voter. Il faut donc faire voter tout le monde, y compris ceux qui ne sont pas en mesure de comprendre ceux que signifie voter. Un bureau de vote est installé au sein du Cottolengo, un hospice religieux de Turin, dont la vocation est de recueillir toutes les personnes en situation de handicap (je me permets d'utiliser cette expression anachronique, là où le récit parle comme le veut son époque de "contrefaits" ou "d'idiots"). Amerigo est envoyé par le parti communiste dont il est membre pour veiller à la régularité du scrutin.
Amerigo est dans un premier temps démuni dans ce lieu, véritable ville dans la ville. Il n'a pas les outils pour comprendre ce qui se passe même s'il en situe très précisément les enjeux qui tiennent aux questions de la démocratie et des frontières de l'humanité. Pour la deuxième question, il en trouve la réponse dans le spectacle d'un vieux paysan venu rendre sa visite dominicale à son fils. Lui n'est pas comme les soeurs, il n'a pas eu le choix d'être là, ni n'y a été appelé, si l'on se situe dans le registre de la foi.
"Voilà, cette façon de vivre-là, c'est l'amour (....), l'humain va jusqu'où va l'amour ; il n'a d'autres limites que celle que nous lui donnons" Rien de plus simple, ni de plus nécessaire que ce qui est dit là.
Dans les premiers moments passés au Cottolengo, Amerigo se raccroche à l'image de la beauté de sa maîtresse et fait le constat que pour qu'il y ait un processus historique il faut viser la beauté autrement dit la perfection. Mais comme il le reconnaît immédiatement, en se référant aux Grecs " placer trop haut la beauté, n'est-ce pas faire un premier pas vers un monde inhumain où les infirmes seront précipités du haut d'un rocher"
Au Cottolengo, les jeux sont faits, tout le monde vote pour la démocratie chrétienne, et il y a toujours un prêtre ou une soeur pour faire voter ceux qui n'y arrivent pas. Fort de ses premières réflexions et faible dans les outils théoriques auquel il se raccroche, Amerigo laisse faire. Il ne faudrait pas précipiter symboliquement l'infirme du haut du rocher en le déclarant trop vite inapte. le fascisme n'est pas bien loin. Puis peu à peu, Amerigo comprend, en même temps qu'il fait place à cette humanité, qu'il accueille comme étant désormais un possible du devenir humain et il parvient à poser des limites démocratiques en rappelant au groupe des scrutateurs le sens du vote et du nécessaire respect de dignité humaine
"Cette comédie a assez duré, conclut Amerigo sèchement. Il est incapable de manifester sa volonté, donc il ne peut pas voter. C'est clair. Un peu plus de respect, voyons. Pas besoin d'en dire davantage. (Voulait-il dire un peu plus de respect pour l'acte électoral ou pour la souffrance ? Il ne précisa point.)"
Etape importante pour la progression de son regard. Il envisage alors la laïcisation et la professionnalisation de ce travail d'accompagnement qu'accomplissent les soeurs et finit par percevoir l'incroyable fécondité du geste de penser que chacun est éducable et, si démuni soit il, capable de progresser. En rencontrant, un ouvrier de l'hospice, privé de mains, qui parvient néanmoins à accomplir tous les gestes de la vie quotidienne et de travailler, Amerigo comprend la portée de ce que l'on appelle désormais l'inclusion. Au delà, il est capable de déceler de la joie dans ce lieu.
"Même la ville des plus grandes imperfections, songea le scrutateur, connaît des heures parfaites : l'heure, l'instant où dans toute cité paraît la Cité."
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Des jeunes gens, le crâne rasé et la barbe hirsute, étaient assis là en demi-cercle, sur des fauteuils, les mains cramponnées aux accoudoirs. Ils portaient des robes de chambre bleues à rayures dont les pans descendaient jusqu'à terre, cachant le vase disposé sous chaque siège ; mais la puanteur stagnait et des rigoles se perdaient sur le carrelage, entre leurs jambes nues aux pieds chaussés de socques. Ils avaient cet air de famille qu'on rencontre partout au Cottolengo*, et leur expression était celle de tous : leur bouche déformée s'ouvrait sur des dents plantées de travers en un ricanement qui tenait du sanglot ; et le tapage qu'ils faisaient se diluait en un jacassement étouffé de rires et de pleurs.
Page 122
*Hospice tenu par des religieuses, et où se situe le bureau de vote de ce récit
En ces années-là, le Parti communiste italien s'était proposé, entre autres fonctions, d'incarner un idéal libéral qui n'avait jamais encore, dans ce pays, trouvé son expression. De ce fait, le corps d'un simple communiste pouvait abriter deux personnages à la fois : un révolutionnaire intransigeant et un libéral olympien. Plus le communisme mondial, au cours de cette période de tension, s'était fait schématique et dépourvu de nuances dans ses expressions officielles, plus, dans l'âme du militant, ce que le communisme perdait en richesse intérieure à se modeler sur un rigide bloc de fonte, le libéral le retrouvait en facettes et iridescences.
Page 52
On sait ce qu'il en est de ces moments où il semble que nous ayons tout compris : il se peut qu'une seconde plus tard, comme nous voulons préciser ce que nous venons de saisir, tout nous échappe.
Page 128
Même la ville des plus grandes imperfections, songea le scrutateur, connaît des heures parfaites : l'heure, l'instant où dans toute cité paraît la Cité.
(Phrase de conclusion du récit)
Pendant ce temps, les autres faisaient voter un malade. On l'isola, lui et la petite table, derrière le paravent déployé; cela fait, et comme il était paralysé, une sœur vota à sa place. On retira le paravent; Amerigo vit une face violacée, révulsée comme celle d'un mort, une bouche béante, des gencives nues, des yeux hagards. On ne découvrait rien de plus que cette tête enfoncée au creux de l'oreiller; l'homme était aussi raide qu'une pièce de bois, mis à part un râle qui sifflait au fond de sa gorge.
Toute sa vie, il a repoussé les limites du roman avec fantaisie et malice. Voici l'histoire d'Italo Calvino, l'un des plus grands écrivains italiens du XXe siècle, né il y a un siècle.
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