À l'issue de cette lecture très enrichissante, très engageante, où l'érudition d'une histoire intellectuelle remontant au Moyen-Âge se rattache à pensée contemporaine, je me pose une question – à laquelle hélas Eco n'est plus là pour répondre – : quelles frustrations, quelles insuffisances les esprits les plus brillants de huit siècles de culture européenne ont-ils bien pu éprouver à l'égard de leurs langues (naturelles) et/ou de leur aptitude à en apprendre d'autres le cas échéant, pour qu'ils aient ressenti le besoin d'en rechercher ou d'en créer une de leur cru, ambitionnant la perfection à leurs yeux, mais objectivement incomparablement moins performante que celles qu'ils pratiquaient ? La croyance biblique que la multiplicité des langues était une punition divine suite à la Tour de Babel (Genèse 11) ? Même pas : Genèse 10, 5 donne de cette multiplicité une interprétation différente et non punitive. Un ressenti culpabilisant vis-à-vis du latin déclinant ou peut-être de l'hébreu insuffisamment maîtrisé ? Peut-être. Il me semble toutefois que la réponse se trouve ailleurs : même si
Aristote semble avoir eu l'intuition de ce que Saussure appellera la nature arbitraire (donc conventionnelle) du signe linguistique, il a fallu huit siècles à la pensée européenne pour se départir de l'idée fantaisiste contenue dans le Cratyle de
Platon que le mot comporterait une relation intrinsèque avec ce qu'il représente. La langue parfaite était donc soit la langue d'un Adam sommé de nommer tous les êtres vivants de la Création (Genèse 2, 19), soit une autre construction langagière jugée apte à restituer une telle relation intrinsèque entre signifiant et signifié, et enfin entre signe et pensée, fût-ce celle de l'intelligence artificielle... Histoire d'une utopie fondée sur une erreur conceptuelle, histoire d'échecs incessants parce qu'inévitables, des frustrations conséquentes, mais aussi histoire des « effets collatéraux » multiples et très fertiles pour toute la pensée – philosophique, logique, mathématique – occidentale, jusques et y compris l'invention par
Leibniz de la numérotation binaire qui constitue la base de l'informatique.
Table (brièvement commentée) :
Chap. 1 : « D'Adam à la confusio linguarum », avec l'ambiguïté biblique et « un modèle sémiotique de langue naturelle »
Chap. 2 : « La pansémiotique kabbalistique », tradition combinatoire cosmique et « langue mère »
Chap. 3 : « La langue parfaite de
Dante »,
Dante et la langue vulgaire illustre, sa grammaire universelle,
Dante et Aboulafia
Chap. 4 : « L'Ars Magna de
Raymond Lulle »
Chap. 5 : « L'hypothèse monogénétique et les langues mères » : à la Renaissance, le retour de l'hébreu, l'utopie universaliste de Postel ; puis la naissance et le développement des polygénétismes jusqu'au nationalisme ; enfin la dialectique entre les deux.
Chap. 6 : « Influences de la kabbale et de Lulle dans la culture moderne » : les langues parfaites sont des langues secrètes et leur combinatoire est aussi un système mnémotechnique.
Giordano Bruno : combinatoire et mondes infinis.
Chap. 7 : « La langue parfaite des images » : le Hieroglyphica de Horapollon redécouvert et le nouvel engouement pour l'égyptologie par Athanase Kircher, qui a aussi une réflexion sur les idéogrammes chinois.
Chap. 8 : « La langue magique » de John Dee : encore sur la perfection et le secret.
Chap. 9 : « Les polygraphies » : premières tentatives de langues parfaites par l'organisation des contenus.
Chap. 10 : « Les langues philosophiques a priori » :
Francis Bacon, Jan Comenius,
Descartes et Mersenne, les « primitifs » et l'organisation des contenus.
Chap. 11 : « George Dalgarno ».
Chap. 12 : « John Wilkins » : les tables et la grammaire, le dictionnaire : synonymes, périphrases, métaphores, Wilkins précurseur de l'hypertexte.
Chap. 13 : « Francis Lodwick ».
Chap. 14 : « De
Leibniz à l'Encyclopédie » : la « caractéristique » et le calcul, les « primitifs », l'alphabet de la pensée, la « pensée aveugle », le Yi-Jing et la numérotation binaire, la « bibliothèque » de
Leibniz et l'Encyclopédie.
Chap. 15 : « Les langues philosophiques des Lumières à aujourd'hui » : des projets du XVIIIe s. à l'Intelligence Artificielle et aux messages envoyés dans l'espace : phantasmes de la langue parfaite.
Chap. 16 : « Les langues internationales auxiliaires » avec une attention particulière pour l'Espéranto, ses objections et contre-objections théoriques, ses possibilités et limites « politiques » et quant à sa capacité d'expression.
Chap. 17 : « Conclusions » : revalorisation de Babel, le problème de la traduction, et un excipit sur la lecture – extra-européenne et musulmane – d'
Ibn Hazm (Xe-XIe s.) : la langue originaire contenait toutes les autres à venir.