S'il n'est pas censé être «question d'art» dans l'un des tous derniers romans (2008) de l'enfant terrible des lettres contemporaines hongroises, le moins qu'on puisse dire après avoir parcouru cet ouvrage insolite et attachant, irrésistiblement drôle, aussi original et perspicace qu'extravagant et saugrenu, résistant parfois farouchement à la logique courante et à nos grilles habituelles de lecture, c'est que
Péter Esterházy pratique à très haut niveau - indiscutablement pour le coup - un «art» tout à fait consommé du paradoxe, du détournement et de la digression!
À commencer par un titre fort ambigu dont on n'aura pas d'autres développements par la suite, dans «
Pas question d'art», il ne faudra surtout pas s'attendre à beaucoup de considérations à sens unique, ni propos fermes et catégoriques sur quoi que ce soit...
Mais alors, de quoi pourrait-il bien s'agir dans ce curieux choix de titre? D'un désaveu de l'oeuvre déjà publiée, unanimement reconnue par la critique hongroise et internationale, au moment où Esterházy rédige ce qui résultera en fin de compte être le dernier roman de son «cycle familial»? D'une sorte de ras-le-bol (ou, comme il est évoqué, dans la quatrième de couverture de l'édition française, «de ressac intellectuel») suite à la rédaction de son monument romanesque, «Harmonia Coelestis», érigé à la mémoire du père, ainsi que de l'erratum postérieur, «
Revu et Corrigé», auquel il avait dû s'atteler quelque temps après la publication du premier?
De son envie d'en découdre d'une fois pour toutes avec une narration classique, linéaire, dont il n'avait cessé de vouloir se démarquer au fur et à mesure de ses différents ouvrages? D'un appel intime à cesser complètement de faire de «l'art pour l'art»? À s'abandonner comme jamais auparavant au matériau brut subjectif qui avait nourri l'essentiel de son oeuvre, au risque d'aboutir alors à quelque chose de beaucoup moins transférable, moins formaté et consensuel sur le plan artistique que ses précédents ouvrages? Ou bien, s'agirait-il tout simplement d'une facétie de plus de l'auteur hongrois, connu par son ironie redoutable et son humour équivoque, lorsque, abandonnant ici définitivement la conception de l'art pratiqué comme un moyen possible d'accéder à une connaissance du monde et de soi-même, il semblerait disposé à remplacer celui-ci par...le football ?!
Evoquer sa vie, les souvenirs de sa famille, de son enfance et jeunesse - et plus particulièrement ceux liés à sa mère, à qui ce livre est dédié – parallèlement à l'histoire rocambolesque de la Hongrie au sortir de la Deuxième guerre mondiale – sous le prisme donc d'une partie de foot, voilà en effet ce qui pourrait constituer l'un des principaux enjeux formels de ce roman qui ne relève pourtant pas, malgré ce qu'on pourrait supposer, uniquement d'un exercice cérébral de "déconstruction postmoderne".
Car, si tout en déployant une jeu agile qui file sans entraves sur la surface du papier, Esterházy construit une partition totalement libre d'étiquettes sur le terrain accidenté de sa mémoire, jeu certes altier et parfaitement indifférent aux attentes de ses commentateurs et de son public vis-à-vis de sa construction, il le fait d'une manière qui est loin d'être désincarnée. Ses passes éloquentes ne cherchent point à exhumer un principe quelconque abstrait et/ou universel à partir d'élucubrations personnelles ou de vieux fantasmes abscons. Il ne court pas non plus après la faute, ni en appelle à la main de Dieu pour se tirer d'affaire. Il n'a pas l'air de vouloir forcément gagner la partie ou collectioner des trophées sur un podium purement intellectuel, mais plutôt, dirait-on, de réussir avant tout à remporter avec panache quelques dribles face à la souffrance, les mauvais coups, les pertes, les deuils et privations qui ont marqué son histoire personnelle, ainsi que ceux subis par son pays, sans pathos inutile mais avec la passion et le fair-play de tout véritable joueur de foot. Et grâce notamment aux feintes de l'humour et de la dérision qu'il semble maîtriser à merveille, à faire vaciller la lucarne de l'adversité, à célébrer non seulement la mémoire protéiforme de sa mère, mais aussi à parer son récit de la langue que celle-ci lui avait léguée, langue maternelle où le sérieux face à la richesse inépuisable de l'univers se mêle de la frivolité nécessaire pour pouvoir se décharger quelque peu de son poids, à célébrer plus largement aussi la vie, avec tout ce qu'elle peut comporter d'imprécisions, de ratages ou d'erreurs d'arbitrages.
La marche du monde ayant déjà été envisagée comme un théâtre, comme volonté et représentation, comme un livre ou un échiquier, par un
Shakespeare,
Schopenhauer ou un
Saint Augustin, pourquoi ne serait-il pas possible, après tout, de la traiter sous les espèces d'une partie de foot ?
«Offside or not offside»: that's the question..!
« Si le monde était un terrain de foot, et l'éternité ces quatre-vingt-dix minutes plus la prolongation accordée par l'arbitre, vous ne feriez pas l'imbécile en montrant les dents, en butant contre des mots, ta vie se passerait à parader, tu ferais des passes en triangle à mi-terrain (...) mon petit, sur ce terrain universel, aucun concept ne pourrait s'insinuer entre la sensibilité et la sensation.»
La mère de l'auteur nous est présentée également sous les traits d'une inconditionnelle du ballon rond : « à rien d'autre plus que le foot, ma mère n'était liée avec autant de passion, ni à mon père, ni à ses enfants, ni à Dieu, à qui elle était liée par un attachement paisible, je dirais pré-nietzschéen, presque amical, elle croyait en Dieu comme l'assoiffé boit de l'eau, elle n'y réfléchissait pas, elle ne doutait pas, et elle ne lui était pas reconnaissante non plus, ou plutôt si, mais distraitement».
De là à vouloir tout de même transformer un ballon de foot en signifiant-maître de l'univers, maman estime que son fils va quand-même trop loin cette fois-ci : « Tu ne peux pas mettre le ballon à la place de Dieu c'est une demi-mesure ridicule ! », lui prévient-elle, avant de conclure que ce genre de livres sur le foot, ce sont en général des «cogitations, fumisteries d'intello, élucubrations d'hommes vieillissants (...) c'est exaspérant, ils sont bourrées d'art!».
Dans un petit sous-chapitre intitulé « Ma mère comme victime de la littérature », Esterházy raconte que dans l'un de ses ouvrages précédents il s'était imaginé en train de faire comprendre in extremis à sa mère, «sur son lit de mort, la règle du hors-jeu»(!)
Il avouera au passage que, sur le plan littéraire, la mort de sa mère lui avait «réussi plusieurs fois, (...) avec profusion de verbes auxiliaires et beaucoup de citations prises à
Handke», bien plus d'ailleurs que la vraie vie de la génitrice, à laquelle il s'était enfin décidé à consacrer un livre. Quant à l'intéressée, elle ne paraissait aucunement s'en offusquer, bien au contraire, elle est ravie de le raconter à qui veut bien l'entendre : «Mon fils raffole de m'écrire à mort» !
À la lecture du roman, serions-nous d'ailleurs en mesure d'affirmer avec certitude que sa mère est vivante ou morte, avant, pendant ou après la rédaction du livre ? Impossible à savoir! En tout cas, j'ai eu personnellement le sentiment qu'à certains passages elle figurait morte, à d'autres toujours vivante, voire quelquefois participant directement à l'élaboration, le commentant ou le critiquant comme dans l'extrait cité plus haut, d'un récit qui par ailleurs s'applique à sauter naturellement d'une dimension à l'autre, ignorant au passage toutes sortes de frontières entre réalité et fiction, entre fable et histoire vécue, entre passé et présent . Pour reprendre ses propres termes, icelle semble en définitive y figurer à la fois «écrite-à-mort» et «écrite-à-vie»!
Ce qui paraîtra par contre évident au lecteur, c'est l'idée obsédante, et surtout la hantise de la mort omniprésentes dans un récit qui tente par tous les moyens de neutraliser le jeu de cette dernière, et qui, essayant de se mesurer à plus fort que lui, espère, à force de feinter, pouvoir retarder une défaite inévitable. Parmi les citations mises en exergue par l'auteur, l'on trouve en tête de l'ouvrage celle-ci : «Mourir est un péché» (
Mihály Babits).
Il est fort possible que ce (probable) vrai (faux) roman autobiographique - mais néanmoins authentique mouton à cinq pattes littéraire! - ne laisse pas de bousculer sensiblement (et parfois exaspérer) un lecteur se sentant assez souvent sur la touche, dépassé par certaines séquences d'un match qui s'emballe régulièrement sur l'aire de réparation, par autant d'ouvertures proposées dans une mêlée quelquefois inextricable de significations possibles, faisant basculer son esprit entre jubilation et agacement, quand malgré tous ses efforts et vigilance un certain nombre de ballons lui fileront imparables entre ses jambes chancelantes!
J'avoue avoir malgré tout succombé au charme étrange et puissant de cette plume atypique qui aspire à une totale liberté de création, à la fois brillante et très ambitieuse, mais sans jamais vraiment se prendre au sérieux, tricotant et détricotant sans complexes les quatre vérités qu'elle venait juste d'énoncer, nous surprenant par ses retournements constants entre forme et fond, jamais vraiment tout à fait là où elle nous donnait l'impression de vouloir camper.
Enfin, «
Pas Question d'Art», oeuvre tardive et considérée comme la plus radicale et emblématique de l'abolition de toutes règles classique de narration tant voulue par l'auteur, ne serait peut-être pas la meilleure porte d'entrée à l'univers de
Peter Esterházy...
Quoi qu'il en soit, en ce qui me concerne, croyez-moi, je n'hésiterai pas à revenir rapidement sur les matchs préparatoires!