C'est un livre de poche tout éclopé, qui m'est tombé entre les mains à l'occasion d'un déstockage organisé par la bibliothèque du lycée. Imprimé en 1972, son âge respectable fait de ce Folio Gallimard un véritable incunable. Quasi cinquantenaire, le gaillard, presque aussi vieux que moi en un mot, et j'espère pour ma part que je n'ai pas cet air fripé ni ce teint jaunâtre.
En page de garde, le tampon du vieux lycée Pro, avec un numéro de téléphone qui ne possède encore que huit chiffres. Même un Folio, en un mot, peut être témoignage historique : le témoignage d'une époque où l'on faisait lire du Steinbeck dans un lycée professionnel. Et un Steinbeck qui met les pieds dans le plat, qui plus est, car on nage ici au coeur d'un conflit social, et le livre interroge rien moins que le sens de l'engagement politique ou syndical dans la lutte des classes. Là non plus, je ne suis pas certain que ces thématiques soient encore beaucoup abordées dans les programmes des lycées Pro d'aujourd'hui. A vrai dire, côté lycée général on ne fait guère mieux : dans le mien, on vient par exemple d'apprendre que toutes les options étaient supprimées à la rentrée prochaine : arts plastiques, musique, théâtre, arabe, italien, etc. le bazar coûte trop cher. C'est vrai que l'ouverture culturelle ça ne sert à rien, surtout dans les quartiers populaires, et les pauvres de demain que nous y formons n'auront certainement pas besoin de plus de trois cents mots de vocabulaire pour subir le terrorisme de leur chefaillon ou gérer leur abonnement Netflix.
Il est d'ailleurs curieux de constater comment certains sujets ont pu être évacués des programmes ces dernières années. La compétitivité au prisme de la macro-économie, l'innovation au service de la productivité et la croissance fabuleuse de la merveilleuse richesse globale, là oui, incontestablement, on se les tartine en long et en large, tant en histoire qu'en géographie. Pour l'histoire de la condition ouvrière, du travail des enfants ou de la conquête des droits sociaux, en revanche, on est prié de simplement citer en passant.
Hopopop objecte aussitôt le Château, pardon : le Ministère, avec son aplomb si délicieusement inébranlable : pas de caricature, Deleatur (rime riche) ! En Première, on vous donne bien la possibilité de faire une étude de documents sur
Louise Michel, non ? Et en Terminale, sur le Front Populaire, exact ?
Ah ben oui, c'est vrai, ô Saint des Saints ministériels, où avais-je donc la tête ?
Bref lire ce Steinbeck aujourd'hui, c'est un peu débarquer sur Mars : car il faut bien avouer que ces ouvriers agricoles qui font grève pendant quatre cents pages pour leur conscience de classe et une augmentation de salaire ne sont pas très hype dans notre monde libéro-libéral corporate à tout crin. En plus Steinbeck ne leur donne pas l'absolution pour autant : jusqu'où, nous demande-t-il, leur combat est-il juste ? Et à partir de quel moment, la fin justifiant les moyens, ce combat ne risquerait-il pas de devenir douteux ?
Pour tout dire, on ne s'étonne pas un instant que des losers pareils sortent d'un tas de feuillets tout jaunis. Ils ne sont ni les entrepreneurs de leur vie ni les manageurs de leur réussite, et puis leur wording est désespérément premier degré. Ces gars-là, c'est rien qu'un ramassis de N - 10 en train de chougner qu'ils en ont marre d'être des premiers de corvée.
Sans blague, la dénonciation des inégalités, la grève, le débat collectif et tout ça, non mais what the fuck, et puis quoi encore ?
Bref, on l'aura compris : derrière une apparence vieillotte, rien de plus actuel que le sujet de ce livre.