John Webster est peu connu en France. Et ceux qui le connaissent ont tendance à l'assimiler un peu rapidement à un grand-maître de l'horreur, sorte de
Shakespeare tragique de série B.
La Duchesse d'Amalfi, ancêtre du Grand-Guignol? examinons les faits.
L'intrigue a une filiation directe avec la tragédie shakespearienne, et Webster cite d'ailleurs ses sources : de même que le passage que je cite évoque clairement
Macbeth, d'autres se réfèrent à
Hamlet et à
Othello, et bien entendu à
Romeo et Juliette. En effet, Webster redessine habilement l'histoire d'un amour impossible, dont les protagonistes, séparés pour raison de famille, sont destinés à mourir. Et dans les deux pièces, les femmes ont la main. C'est en effet Juliette qui décide, spontanément, de résister à son père. de même, la Duchesse brave l'interdit lancé par ses frères en organisant son mariage secret, sous la forme d'un contrat dicté par elle-même et rédigé par son futur époux, et le mot qu'elle emploie ("will") désigne à la fois contrat de mariage et testament...... à moins que le dramaturge n'ait voulu faire allusion au prénom de
Shakespeare!
Si grand-guignol il y a, ceci concerne à la fois
La Duchesse d'Amalfi et
Romeo et Juliette, dont le dernier acte se déroule dans un tombeau dont le texte spécifie qu'il est éclaboussé de sang par un duel à mort... . Et
Macbeth, dans ce registre, présente une violence encore bien plus choquante, si l'on suit le texte. La seule différence entre le macabre shakespearien et son équivalent webstérien est que le sang versé est remplacé par le cadavre et le tombeau, ce qui fait écho à un thème fréquent dans l'art baroque : la vacuité de l'existence et l'impossibilité de définir la notion d'identité : tantôt masque social, "persona" vide et interchangeable, tantôt la trace d'une existence autonome et complexe, rebelle à toute forme de contrôle. On connaît le nom de la femme dont Roméo est amoureux, alors que celui de l'épouse d'Antonio nous reste caché : c'est "La Duchesse", c'est-à-dire une persona sociale. Et pourtant, cette Duchesse anonyme existe. Elle s'oppose avec succès à sa fratrie, elle se marie, a plusieurs enfants, une confidente. Elle affirme au seuil de la mort rester
la Duchesse d'Amalfi : "I am Duchess of Malfi still".
La persona a donc bien une substance... promise à la dissolution. Mais où va-t-elle? Une autre différence avec
Shakespeare est d'ordre théologique : si Webster reprend à son compte les hésitations d'
Hamlet quant à l'existence du Purgatoire, le doute est bien plus profond. Les personnages avouent souvent leur incertitude, voire leur ignorance, quant à leur sort dans l'au-delà. Ce qui compte pour eux, semble-t-il, c'est l'inéluctabilité de la mort, autant que sa théâtralité : il convient de ne pas rater sa sortie! Rien d'étonnant donc si
la Duchesse d'Amalfi a effectivement un aspect grand-guignolesque.
Ce qui est plus intéressant, c'est que cette tragédie signale l'émergence de genres littéraires comme le fantastique et le romantisme. de plus, Webster peut être considéré comme l'inventeur, ou l'un des inventeurs, du théâtre psychologique. Les personnages tragiques shakespeariens déclament ou agissent dans un cadre politique. Les exceptions à cette constante (en particulier dans
le Roi Lear) nous rapprochent justement de
la Duchesse d'Amalfi, dont les personnages, dépolitisés, sont en prise avec les troubles de la conscience, et osons le dire, du subconscient.
Dans une scène émouvante, à sensibilité pré-romantique, Antonio erre dans un cloître en ruines où subsiste un tombeau. Il a été banni par les deux frères de la Duchesse et la croit morte, alors qu'elle n'est encore qu'emprisonnée. Et le mur du cloître lui renvoie en écho une partie de ses lamentations, lui signalant sa propre mort et celle de sa femme....échos qu'il se refuse à considérer comme prophétiques.
Webster décrit également les ravages de la dégradation psychologique des deux frères, dévorés d'une culpabilité que le texte situe explicitement à l'intérieur d'eux-mêmes. Ils sont en fait prisonniers d'un ego marmoréen, statufiés en la pose de Leader autoritaire qu'ils se sont construits pour échapper à toute culpabilité, et même à tout sentiment humain.
L'effet de cette culpabilité sur le Cardinal peut être rapprochée de certains personnages d'
Edgar Allan Poe, tels que
William Wilson ou Roderick Usher, qui sont torturés par les crimes qu'ils ont commis. Un doute plane sur la nature de leurs visions hallucinées : s'agit-il d'évènements surnaturels ou de visions délirantes? Il en va de même pour le Cardinal dans la citation choisie. Lorsqu'il prétend voir au fond de l'eau un homme armé d'un trident, il se pourrait qu'il soit victime d'hallucinations dictées par son sentiment dévorant de culpabilité, mais il se peut également qu'une intervention surnaturelle ait lieu.
Le cas de Ferdinand ressemble plus à une étude clinique de la folie. Il s'applique (consciencieusement !) à tyranniser sa soeur, puis il la fait assassiner par son espion Bosola. Devant son corps sans vie, son choc psychologique apparaît d'une manière bouleversante, en quelques mots martelés :
Cover her face. Mine eyes dazzle. She died young.
(Couvre sa face. Mes yeux sont éblouis. Elle mourut jeune.)
C'est le début d'une autodestruction spectaculaire. Ferdinand sombre dans la folie, erre dans son palais et se croit devenu loup. Il perce son frère le Cardinal d'un coup de dague, et tombe sous les coups de Bosola, qui lui aussi a quelques troubles de conscience : en aidant les deux frères, il a participé à un crime odieux.
La carrière de
Shakespeare s'étend sur de longues années, avec un nombre impressionnant d'oeuvres dramatiques. Celle de Webster tient en quelques pièces, mais la fulgurance baroque de
la Duchesse d'Amalfi est sans exemple.