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Critiques de Arno Bertina (83)
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Ceux qui trop supportent

Lorsqu'on commence la lecture d'un récit on s'attend pour le moins à ce qu'il nous révèle une certaine vision de la réalité, voire nous délivre une part de vérité. Une part romanesque pourrait paraître surprenante ou malvenue comme si elle risquait d'en dénaturer l'authenticité. Pourtant, lorsqu'au détour d'un chapitre, l'attachement aux personnages fait son effet, que même si le dénouement est connu le déroulement de l'intrigue suscite toute votre attention et les émotions affleurent, on ne peut nier qu'il s'agit de littérature. Ce n'est pas de la fiction, mais c'est un roman. De la littérature de non-fiction.



Peut-être est-ce le sujet qui m'a particulièrement captivé, peut-être est-ce parce que c'est indéniablement bien écrit, mais cette chronique du démantèlement d'une d'usine est aussi un pamphlet implacable contre le capitalisme.

Patrons voyous avec la complicité de l'État contre la fierté ouvrière. Transformation d'une gestion industrielle à l'éthique paternaliste en management cynique aux seules visées financières. Le mépris face à la solidarité comme réflexe humain de survie. Des corps exténués. Une région siphonnée par la désindustrialisation. La morgue des puissants. Le désenchantement de "Ceux qui trop supportent". La chronique entre espoir et désespoir d'un peuple malmené. Cela ressemble à un sermon d'église, peut-être la foi inébranlable d'une "communauté de destins reliant ceux que l'État bourgeois maltraite". Résister encore et toujours.



Je remercie Babelio et les editions Verticales pour cette lecture qui n'a pas fini de me marquer.
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Des écrivains à la bibliothèque de la Sorbonne, t..

Reçu, un peu en avance, en guise de cadeau pour la fête des mères, parce que je suis une inconditionnelle de Linda Lê.



Ce court ouvrage collectif, dont chaque texte est précédé par une (si belle !) photo de l'autrice ou de l'auteur, est un livre qu'on peut qualifier de livre de commande. En effet, « depuis 2017, la Maison des écrivains et de la littérature invite des autrices et des auteurs à jouer au « Livre en question », en écrivant un texte librement inspiré par la bibliothèque interuniversitaire de la Sorbonne (BIS) ».

Dans la préface, Laurence Bobis, rappelle la force de ces textes rédigés entre 2020 et 2021 : « Malgré les circonstances, ces cinq textes sont des messages d'espoir ou des invitations à ne pas désespérer. » (p. 8), tandis que Sylvie Gouttebaron, nous propose une définition ludique de la bibliothèque : « La bibliothèque est un jeu de patience, mais aussi un jeu de l'oie – sans puits ni prison –, une marelle, un labyrinthe (c'est connu) – sans autre destination ou issue que la satisfaction d'un désir de savoir, de connaître toujours recommencé, jamais exaucé –, tous jeux aussi tentants que le diable gisant dans chaque détail insoupçonné de ses méandres en relief, véritablement habités. » (p. 11)

C'est Linda Lê qui a eu l'honneur d'ouvrir le bal, avec « La langue de l'éternel questionnement » (pp. 15-30). Pour elle, les livres s'enchaînent les uns aux autres et elle extirpe de l'oubli et de la BIS, grâce à Iouri Tynianov, un certain Alexandre Griboïedov, auteur malheureux d'un pièce de théâtre intitulée « Le Malheur d'avoir trop d'esprit ». Linda Lê fait remarquer que : « Le fil qui relie Nadejda Mandelstam à Iouri Tynianov, puis à Pouchkine et à Griboïedov, c'est l'évocation des temps troublés. » (p. 25). Elle mentionne « à la BIS, deux thèses consacrées à Griboïedov, en 1907 et en 1965 » (p. 26). Selon elle, « Chez Griboïedov, la langue de l'éternel questionnement oscille entre le cynisme des uns et l'effacement des autres » (p. 29), car « il ne reste aux « purs » qu'à battre en retraite » (p. 28). Ainsi, pour elle, « La question demeure : le livre en question serait-il une énigme à résoudre, l'objet d'une enquête qui mène à un autre livre ? » (p. 30)

Arno Bertina, s'est penché (pp. 31-46), quant à lui, à la BIS, sur la question « Des tracts et des affiches ». D'entrée de jeu il affirme que : « Mondialement célèbre, ce lieu est éminemment labyrinthique, insaisissable » (p. 31), et constate que le rôle de conservation d'une bibliothèque est « d'opérer un tri drastique entre ce qui relève du savoir, de la culture et ce qui est pauvre, circonstanciel, non autorisé » (p. 34).

Muriel Pic, dédie son «  Manicules (à la BIS) » à la mémoire de Jacques le Brun. Elle relate sa longue expérience de lectrice en s'intéressant notamment à l'ensemble des annotations et plus particulièrement aux stigmates laissés par certains lecteurs. Pour la définition des manicules on peut retenir le passage suivant : « La manicule est une petite main que dessinaient jadis les lecteurs sur les joues pâles des livres, à distance de l'axe vertical des textes qui va du blanc de tête au blanc de pied, et distribue les mots de gauche à droite sur toute la surface du rectangle d'empagement. C'est un geste de lecture pour indiquer ce qui a retenu l'attention, doit être gardé en mémoire ou sera commenté plus tard. La manicule est une trace en forme de petite main que l'on trouve dans les marges des manuscrits et des incunables à partir du neuvième siècle. Elle a l'index pointé sur une phrase articulée par une bouche imaginaire, dont les deux hémi-lèvres se touchent en forme d'arc de cupidon. Tout texte a son propre visage, ses propres mimiques, sa propre tache de naissance. Grâce à elle, on comprend qu'un livre a été pris en main. Un lecteur fait signe sur la surface diaphane du parchemin. Une motion intérieure affleure sur la peau animale, chèvre, mouton, veau » (pp. 50-51), tandis que pour les stigmates, on retiendra surtout ceci : « Il est remarquable que les ouvrages portant les marques de lecture les plus sauvages aient trait à des sujets politiquement délicats. C'est en tout cas le constat que l'on peut faire si on ouvre l'armoire des livres détérioré de la Sorbonne, sachant qu'il n'y a pas de limite à la fantaisie dans le domaine de la destruction des livres. le plus frappant a été pour moi d'y trouver l'ouvrage d'Annette Wieviorka littéralement dévoré sur les bords par je ne sais quel animal anonyme soudain doué d'une haine qu'ignorent en temps normal les bêtes » (pp. 87-88).

On se souviendra que les fantômes sont aussi des « revenants » avec le magnifique texte de Jean-Christophe Bailly (pp. 101-118).

Dans le dernier texte « Comme un cygne » (pp. 119-130), Jean-Marie Gleize nous parle de poésie, et plus amplement d'Alphonse de Lamartine.

La dernière phrase est sublime : « Il pourrait n'être pas absurde de dire qu'il s'agit, dans cette « Mort de Socrate », de quelque chose comme le suicide de la philosophie par absorption d'un poison qui n'est autre que le chant romantique, le chant des cygnes ou des signes, la très suave ciguë de l'harmonie poétique et religieuse. » (pp. 129-130)



Un court recueil donc avec des auteurs (à l'exception de Linda Lê) inconnus pour moi qui a été aussi l'occasion de garnir généreusement de futures listes de livres à lire. Un bel hommage à ce lieu d'exception qu'est la BIS !
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Des lions comme des danseuses

Une fiction qui aborde la question des restitutions des oeuvres d'art ( qui fut un dossier des plus brûlants dans les années 1990 ), qui par ce biais parle des "tricheries" de l'Europe, et de ce "dossier" d'actualité aussi

des plus "épineux et brûlants" : Les frontières...



J'ai eu la main heureuse...involontairement en découvrant ce petit texte jubilatoire (à ma médiathèque), qui prolonge joyeusement et en douceur

ma dernière lecture captivante mais fort éprouvante de Francesca Melandri "Tous, sauf moi " (Gallimard, 2019), [sur les méfaits et barbaries des colonisations italiennes, et autres ]...



Il est là aussi question des colonisateurs et colonisés... mais dans une fiction renversée...où le roi de Bangoulap , un village du pays bamiléké, dans l'est du Cameroun, décide d'attenter une procédure contre le Musée du

Quai Branly, en réclamant la gratuité d'entrée dans ce Musée... puisque des oeuvres de son pays y sont exposées... Un juste retour des choses, et des spoliations multiples des colonisateurs sur le continent africain

!! Mais les demandes ne s'arrêtent pas là; d'autres demandes suivent , dont la demande de prêts gratuits des oeuvres d'art des musées français, du Louvre, etc...pour en faire profiter les Africains...



"Mais je vais revenir à la remarque précédente : le ministère de la culture aurait réussi un coup fumant s'il avait eu l'idée de ne faire payer l'entrée du musée du quai Branly qu'aux seuls Français, rendant gratuit l'accès aux collections pour toutes les autres nationalités, ou au moins aux Africains, ainsi qu'aux pays d'Asie qui furent colonisés. "(p. 22)



Une histoire des plus ironiques sur la construction de l'Europe dont une partie de son patrimoine et oeuvres d'art ont été confisquées aux pays colonisés...Un texte plein de malice et d'humour grinçant... mais qui, indubitablement, nous fait réfléchir....



Ce petit livre fait partie de la collection " Fictions d'Europe", que je découvre avec ce texte d'Arno Bertina; collection née d'une rencontre entre la Maison d'édition La Contre-Allée et la Maison européenne des sciences de l'homme et de la société [MESHS], qui par le biais de fictions donne à réfléchir sur le "devenir" de l'Europe !...



Le nom de cet auteur ne m'était pas inconnu...et j'ai bien retrouvé dans mes rayonnages un autre texte, qui parlait d'autres exclusions, et frontières ( celles de la pauvreté, de la précarité...des SDF) , avec "La Borne SOS77" [Editions le Bec en l'air], lu à sa publication, en 2009 !



Cette lecture me donne une autre curiosité : lire aussi prochaînement que possible le tout premier roman de cet écrivain, "Le dehors ou la migration des truites" (2001/ Actes Sud)

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Une nuit à Manosque

Une nuit à Manosque est un recueil de nouvelles qui m'a été envoyé en service presse par les éditions Gallimard, que je remercie chaleureusement.

La manifestation littéraire Les Correspondances de Manosque a lieu chaque année en septembre et a fêtée ses 20 ans d'existence en 2018.

À cette occasion, un recueil de courtes nouvelles rassemble une vingtaine d'auteurs sur le thème proposé : « Une nuit à Manosque ». Chaque auteur a choisit librement d'écrire une fiction ou un souvenir réel.

Je ne vais pas vous présenter toutes les nouvelles vu qu'il y en a quand même vingt, et la chronique serait trèèès longue ;) Juste celles qui m'ont le plus touchées, et il y en a déjà pas mal car ce recueil m'a beaucoup plu.

Une nuit à Manosque débute avec L'esprit de la Guinness de François Beaune. L'auteur nous emmène dans un pub.. où l'on ne vend pas de la Guinness même si le pub se nomme ainsi ! J'ai aimé cette première nouvelle, courte mais très bien trouvée, jolie découverte :)

Dans Des nuits et des lieux, Jeanne Benameur nous fait découvrir son Manosque... J'ai trouvé ça très intéressant, l'auteure a une très jolie plume :)

Le texte de Marie Darrieussecq est très personnel, elle nous raconte comment lors de l'édition 2017 elle s'est fait harcelée dans la rue par un homme qui était à sa fenêtre. J'ai beaucoup aimé ses mots, et c'est un très beau texte qui parle d'un thème fort. Il s'agit d'un de mes textes préféré.

La colline de Julien Delmaire est une nouvelle surprenante, qui m'a beaucoup plu tout comme Rencontre avec un personnage de Miguel Bonnefoy ou La ville des mots de René Frégni. Chaque auteur nous présente sa vision de la ville, avec souvent des surprises, c'est passionnant et on ne s'ennuie jamais.

J'ai également beaucoup aimé Place Saint-Sauveur de Célia Houdart, une courte nouvelle nous présentant un jeune allemand de 23 ans.

Appréciant énormément l'auteur Philippe Jaenada, c'est avec un immense plaisir que j'ai dévorée Lost in Manosque. J'ai adoré sa nouvelle, que j'ai trouvé excellente. "A Manosque, le plus difficile, c'est de rentrer se coucher".

Le textes de Maylis de Kerangal et de Alice Zenater sont très intéressants, tous deux sont différents mais aussi passionnant l'un que l'autre.

J'ai également beaucoup aimé La bergère de Nathalie Kuperman qui nous présente une bergère, dans un hôtel...

Pour finir, j'ai adoré Un beau souvenir de Eric Reinhardt, car l'auteur nous fait partager un de ses souvenirs.

Je pense que vous l'aurez compris, j'ai été charmé par Une nuit à Manosque. Je trouve ce recueil de nouvelles très bien ficelé, les textes sont de qualité et j'avoue qu'ils m'ont donné envie d'aller faire un tour à Manosque pour découvrir à mon tour cette belle ville :)

Je suis ravie de ma lecture, et je mets quatre étoiles à cet ouvrage, que je vous recommande.
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Une nuit à Manosque

À l’occasion du vingtième anniversaire du festival littéraire » Les Correspondances « , les éditions Gallimard publient en 2018 un ouvrage collectif de nouvelles. Une vingtaine d’auteurs ont ainsi laissé libre cours à leur jolie plume : François Beaune, Jeanne Benameur, Arno Bertina, Miguel Bonnefoy, Arnaud Cathrine, Marie Darrieussecq, Julien Delmaire, Patrick Deville, Pierre Ducrozet, René Frégni, Yannick Haenel, Célia Houdart, Philippe Jaenada, Maylis de Kerangal, Nathalie Kuperman, Robert McLiam Wilson, Gaëlle Obiégly, Véronique Ovaldé, Sylvain Prudhomme, Éric Reinhardt, Olivia Rosenthal et Alice Zeniter, dans » Une nuit à Manosque « .

S’imprégnant de la magie des lieux, si chers à Jean Giono, ce festival a pour vocation de faire sortir la littérature des salons pour la célébrer à la manière d’un art vivant. Innovante, la lecture musicale mélangée aux musiciens et écrivains dans un lieu chaleureux casse le concept élitiste des rencontres littéraires. Si la majorité du public est originaire de la région de Manosque et de ses environs, ce festival est donc l’occasion d’échanges plus conviviaux et directs avec ces auteurs, délestés de toute pression, médiatique notamment.

Olivier Chaudenson, directeur et cofondateur des Correspondances avec Olivier Adam, se remémore les débuts des Correspondances… Il y eut cette fin septembre le «bal littéraire» et des grands entretiens. En 1999, une première «nuit mémorable» : Jacques Higelin lisant et chantant ses Lettres d’amour d’un soldat de vingt ans durant près de quatre heures ou «le détournement d’un artiste de la scène musicale pour montrer à quel point ils sont traversés de littérature».

Forte de son succès, cette vingtième édition a réuni soixante-deux auteurs. Afin de graver cet instant dans le temps, il a été demandé à une vingtaine d’entre eux donc, d’écrire librement une courte nouvelle de 5000 signes environ, sur une fiction ou un souvenir réel, avec pour thème » Une nuit à Manosque « . Parce que les nuits sont propices à l’inspiration et à l’imagination, c’est avec brio que tous ce sont prêtés à cet exercice. Pour François Beaune, par exemple, ce fut la rencontre avec un aventurier des mers, dans un pub. Olivia Rosenthal, a elle, endossé la tenue de Serena Williams le temps d’une nuit. Quant à Alice Zeniter et Marie Darrieussecq, elle nous proposent des textes plus féministes et engagées, à leur image. D’autres s’inspirent de la légende de l’hôtel Volland, en plein cœur du centre ancien de la ville, devant l’Eglise Saint-Sauveur, pour faire revivre le fantôme de cette jeune fille qui se serait vitriolée le visage pour ne pas perdre sa virginité avec François Ier .

Le lecteur se faufile dans les ruelles de Manosque au fil des pages, par une nuit de septembre. S’il ne peut y être physiquement, cette initiative livresque lui permet de prendre part au festival. En lisant chacune des nouvelles, j’avais la sensation d’entendre les voix des auteurs, tant leur contenu semble le reflet de leur propre monde littéraire, à l’instar de la nouvelle de René Frégni ...
Lien : https://missbook85.wordpress..
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J'ai appris à ne pas rire du démon

Retravaillée et rééditée chez Hélium en 2015, cette biographie romancée de Johnny Cash, initialement publiée en 2006 chez Naïve retrace le parcours d’un homme marqué par la culpabilité, la violence, la religion et le désir d’une rédemption hors de portée, en trois moments et trois lieux, et par la voix de trois témoins fascinés par l’homme et par le mythe.



1954 : Johnny Cash, qui n’est encore que John R. Cash, participe à un séminaire de formation à la vente au porte-à-porte. Le premier narrateur, vendeur de bibles, entraîné dans un tour des cérémonies religieuses par Cash, est impressionné par sa présence physique, et, de fait, c’est autant par sa carrière que par son corps et ses angoisses intérieures qu’Arno Bertina nous fait vivre les métamorphoses de cet homme qui va devenir un mythe américain.



«Il n’est pas indolent c’est autre chose ; je vois une force contenue. Sa peau est celle de son âge, mais cette espère de puissance a quelque chose de félin qui efface la jeunesse du corps. Cette force ne va pas l’emporter, ce qui la contient est impossible à bouger.»



1965, changement de décennie et d’époque : L’homme a endossé la peau de Johnny Cash et les maux qui vont avec, abîmé jusqu’au plus profond par l’abus d’alcool, de barbituriques et d’amphétamines. En garde à vue pour détention de drogue, le policier admirateur du chanteur de country qui passe la nuit à ses côtés témoigne d’un mythe transformé en ombre.



«J’ai de l’amour pour ce type dont je ne connais que les chansons. Ce soir il est devant moi et tous ces ragots prennent corps. Sur la note des stups figure en rouge le chiffre 3 ; c’est donc sa troisième interpellation ici au Texas. Je n’ai pas appelé ailleurs mais il doit y en avoir plus encore dans le Tennessee, et quelques autres par là-bas en Californie ; des accidents parce qu’il roule défoncé, des motels saccagés ou n’importe quelle maison par laquelle il sera passé, et sa voiture aussi je crois, et les voitures des autres où il pensait avoir planqué quelques pilules, etc. Des pompiers l’ont arrêté il y a trois mois au milieu d’un brasier gigantesque : il venait de mettre le feu au parc de Los Padres, au-dessus de Ventura, une réserve naturelle. Quarante-quatre vautours de la réserve sont morts brûlés, j’ai retenu ce chiffre dingue. Quand les pompiers sont arrivés il était encerclé par les flammes, au milieu des torches-vautours, qui ne s’étaient pas envolées à temps parce qu’il leur commandait peut-être, ou parce qu’elles ne voulaient pas le laisser. Il parle au démon, il commande aux vautours : Saint François du Diable.»



1995 : Johnny Cash a plus de soixante ans, il en fait quinze de plus. Rick Rubin, producteur mythique, entre autres, d’Aerosmith et de Public Ennemy, s’est mis en tête de produire le vieux Cash, que beaucoup considèrent comme un tocard et qui est gravement malade. Avec American recordings, Rubin pousse Cash à remettre «l’os à nu» dans une course contre la montre pour lui faire enregistrer ce qu’il a en lui de plus tragique et de plus beau avant la fin.



«C’est aussi cette fatigue que je veux enregistrer, celle de l’homme ayant survécu à une tornade, sa vie. Fini l’insupportable cataclop-cataclop. Je veux qu’on entende le silence d’après les tornades. Il s’est débattu sans fin, il est en paix mais il n’a plus la force de se réjouir.»



Un contrepoint magnifique et poignant au "Hellfire" de Nick Tosches sur Jerry Lee Lewis, où, par des regards extérieurs, Arno Bertina réussit une plongée intime au cœur des démons de l’homme en noir.
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Dompter la baleine

Bon, en voyant qu'Arno Bertina avait écrit un livre jeunesse je me suis dit : aïe. Parce que je l'aime bien, mais il est parois difficile à suivre, voire nébuleux...

Et là ce petit texte extrêmement court est une réussite. Alors il y a bien de l'étrange : une gamine en deuil se retrouve à devoir manger une baleine! On est d'accord, c'est une image. Mais ce livre est un livre jeunesse, dans un tout petit format... J'ai peur que finalement ce ne soit des enfants un peu trop jeunes qui le lisent...

Sinon ce texte n'a que des qualités. Le rythme est simple, le texte est sensible, le sujet douloureux mais très bien amené. On suit avec tendresse cette petite fille qui doit surmonter l'une des plus grand peine à laquelle on peut être confronté : la perte d'un parent. Un moment de lecture juste et sensible.
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Boulevard de Yougoslavie

J'ai habité ce quartier une quinzaine d'années dans les années 60-70. J'espérais trouver dans ce livre une monographie historique et sociale du quartier, de ses évolutions, de sa population. Or il n'y a même pas un portrait complet de la zone du Blosne lors de l'écriture du livre. Seulement des touches pointillistes guère éclairantes et aucune peinture d'ensemble. Sur l'évolution du quartier, quelques observations très generales, qu'on peut faire mutatis mutandis pour tous ceux qui ont été édifiés à la même époque. Mais aucun effort de les contextualiser dans le cadre de ce quartier précis sur lequel nous n'appartenons rien. Rien ? Enfin si : le projet de l'auteur a été retoqué et il est vexé. Il n'ose pas traiter les habitants d'imbéciles mais le coeur y est.

Ce qui est dommage, c'est que l'auteur juge aussi inutile de nous présenter son projet. Peut-être ne serions nous pas capables de les apprécier à leur juste valeur. Parce que quand même les conceptions architecturales de l'auteur sont un peu inquiétantes. Il loue Le Corbusier à longueur de pages, allant jusqu'à défendre son fameux projet de rénovation de Paris au début des années 50 : démolition totale de la ville et construction de quelques dizaines de gratte-ciels à la place.

On se dit que finalement les habitants du Blosne ont peut-être eu quelques bonnes raisons de chahuter l'architecte.

Mais l'auteur a trouvé la solution pour retomber sur ses pieds : ce n'est pas son projet qui est mauvais ce sont les habitants du quartier qui ne sont pas les bons. Parce qu'il y a, nous dit-on, deux catégories d'habitants au Blosne : les mauvais, des Blancs petits-bourgeois ; ce sont eux qui ont participé à l'enquête et qui n'ont pas aimé le projet. Par stupidité et égoïsme. Et les bons habitants, les immigrés. Eux, ils auraient peut-être aimé le projet, sait-on jamais ? Mais ils ne sont pas venus donner leur avis. Parce qu'ils n'ont pas osé. A cause des Blancs. Sûrement. En tout cas, si le peuple vote mal, il faut changer de peuple. Après quoi l'architecte part en mission auprès des habitants (les bons, bien sûr) afin de recueillir leur parole. Ça n'a plus rien à voir avec l'urbanisme ni avec la structure et le fonctionnement du quartier. Parce qu'en réalité, cela transparait dans les interviews, ils se foutent complètement des projets de réaménagement.

Donc, finalement, c'est vrai, ils ne sont pas contre. Mais le réaménagement, on en parle à peine. A la place, l'auteur expose ses vues sur la société. Et on a déjà lu ça mille fois. C'est toujours le même tissu d'apitoiements et d'indignations convenus, la même stigmatisation de l'égoïsme de notre société. Bref, pour moi, ça devient très emmerdant. Alors j'ai arrêté ma lecture. Mon lecteur le plus distrait a sans doute déjà compris que l'architecte ne m'est guère sympathique. C'est vrai. Outre ce que je lui ai déjà reproché, il fait preuve d'une belle hypocrisie : l'intraitable disciple de le Corbusier nous révèle que son cabinet se situe dans un immeuble mi-modern style mi-art déco du centre- ville. Selon lui, cet immeuble est immonde, mais si on voulait le démolir, la coalition des conservateurs de tout poil monterait sur les barricades. Mais au fait...qui donc contraint ce malheureux à garder ses bureaux à un endroit qui le fait tant souffrir dans sa pureté architecturale?

Ce sera mon mot de la fin.

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En procès : Une histoire du XXe siècle

Parcourir l’histoire du XXème siècle sous l’angle de procès emblématiques et de leur mise en scène.



Suite ordonnée chronologiquement, les vingt fictions politiques d’«En procès» ébauchent par fragments une histoire du XXème siècle, font entendre les voix du prétoire qui diffèrent de l’histoire officielle, donnent à voir les procès, qu’ils soient huis clos ou spectacle, dont les échos résonnent tout au long du siècle, comme dans le récit de Mathias Énard qui ouvre le recueil, le procès en octobre 1914 de Gavrilo Princip, également évoqué dans son roman «Zone». Terroriste ou héros des nationalistes serbes, Mathias Énard représente Gavrilo Princip au tribunal, au cours d’un mois d’octobre 1914 d’une écrasante douceur malgré la furie toute proche des combats, sous les traits d’un jeune singe laid et effrayé, évitant la peine de mort du fait de son jeune âge (il n’avait que dix-neuf ans en juin 1914) pour être incarcéré dans des conditions qui valaient condamnation à mort à Theresienstadt, ce lieu qui verra tant d’autres prisonniers dépérir entre ses murs quelques décennies plus tard pour avoir été désignés par les nazis comme des Untermensch.



La suite sur mon blog ici :

https://charybde2.wordpress.com/2016/05/01/note-de-lecture-en-proces-collectif/


Lien : https://charybde2.wordpress...
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Dompter la baleine

C'est le jour de l'enterrement de son père et le chagrin de la petite fille est aussi énorme d'une baleine. La journée commence avec l'habillement en gris noir, l'église, le cimetère, le repas...Jusqu'à ce que le papa revienne aider sa fille...



Un court récit de 46 pages, doux et triste à la fois sur un deuil impossible qu'il faut à défaut d'accepter, dompter !
Lien : http://0z.fr/BZm_v
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Boulevard de Yougoslavie

Ce livre est venu à ma rencontre par hasard sur l'étagère de ma librairie... La couverture m'avait attirée ainsi que l'éditeur que j'apprécie beaucoup... Et lorsque j'ai lu la quatrième de couverture, je n'avais plus le choix, il fallait que je le lise !

Ce livre est issu d'une résidence de 3 auteurs pendant 4 années dans le quartier du Blosne en ZUP sud de Rennes où j'ai grandi. J'y ai retrouvé les noms de rue, la description du quartier, de ses tours, de ses espaces verts, des regroupements de jeunes, du Triangle qui était ma bouffée d'oxygène avec sa bibliothèque, des relations de voisinage parfois tendues, du multiculturalisme... Quartier que j'ai fuit adulte notamment pour sa misère et sa violence, avant qu'il ne se métamorphose...



En dehors de cette donnée géographique qui m'a nécessairement captivée, ce que j'ai apprécié ce sont les portraits d'habitants, les anecdotes pour essayer de les comprendre au-delà des apparences et des préjugés... Ces morceaux de vie sont contés avec pudeur et bienveillance.

Et pour finir, ce qui m' a le plus interpellé est la réflexion sur la démocratie participative : comment impliquer pleinement les citoyens dans un projet ? Comment constituer un échantillon représentatif de la population ? Comment réussir à donner la parole et faire s'exprimer des personnes dans l'ombre de la société, bâillonnées par la non maîtrise du français et de nos codes culturels ?

Le portrait de l'urbaniste, expert dans son domaine après des années d'études était saisissante : accepter de remettre son travail en cause et son savoir, faire preuve d'écoute et co-construire le projet était vécu par le personnage comme une deconstruction de sa vie et de ses principes.

Une belle lecture qui me suivra longtemps personnellement et professionnellement.
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Numéro d'écrou 362573

L'amitié pudique entre deux sans-papiers jusqu'au suicide en prison de l'un d'eux. Juste magnifique.



J'ai reçu comme un véritable et bénéfique choc ce travail du romancier Arno Bertina et de la photographe Anissa Michalon, publié en avril 2013 aux jolies éditions du Bec en l'air.



S'appuyant sur un gros travail de terrain autour d'un authentique "fait divers", comme le mentionnent désormais à peine les journaux aux ordres, "Numéro d'écrou 362573" nous raconte, par la voix belle, curieuse et subtilement désenchantée du sans-papiers malien Idriss, une aussi superbe qu'improbable amitié avec l'Algérien Ahmed, rencontré au hasard de longues pérégrinations pédestres en banlieue, indispensables à qui ne peut affronter les risques permanents de contrôle, de rétention et de reconduite à la frontière liés aux transports en commun. Amitié nourrie de la digestion presque tranquille d'innombrables malheurs quotidiens, du sentiment d'étouffement et de désespoir qui les saisit parfois, des rencontres avec de bien belles personnes, aux limites de la marginalité (le rocker dur-à-cuire Raymond et son coeur d'or, tout particulièrement), le perpétuel déséquilibre intime entre le "bled" (publiquement enjolivé chez Ahmed, lucidement au bord du désaveu chez Idriss) et la rue parisienne, l'écart infranchissable entre la survie et la vie. Jusqu'au moment où, cédant à cette vague obscure jusque là refoulée, Ahmed craque et finisse incarcéré... avant de se suicider au bout de deux ans de prison en attente d'un jugement... Le récit est subtilement rythmé par le monologue intérieur d'un organiste, exécutant des oeuvres de commande lors de la messe d'enterrement d'un ministre, bouillonnant de rage contenue en pensant à la mort de son voisin Ahmed, qu'il vient d'apprendre.



Les photographies d'Anissa Michalon qui illustrent ces 75 pages d'une grande densité poétique créent le contrepoint parfait, images simples d'ici ou de là-bas, images qui montrent peut-être encore mieux que les mots attribués à Idriss ou à Ahmed l'intense pudeur, le formidable refoulement feignant le plus possible une certaine joie de vivre, le risque intime de la chute, qui sont le lot de ces sans-papiers, images magnifiées par la complicité et l'empathie qu'Arno Bertina a visiblement su développer avec ces réalités africaines.



Magnifique et bouleversante, toute en retenue et sans effets spéciaux indécents, une lecture à recommander absolument, tant au plan esthétique qu'au plan socio-politique.
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Ceux qui trop supportent

Arno Bertina a suivi pendant 4 ans les ouvriers de GM§S en lutte pour garder leur usine et leurs emplois. Le livre est le résultat de son enquête et il était prêt à être publié quand ces anciens salariés ont obtenu une indemnisation pour licenciement illégal.

Cette usine de pièces automobiles, La Souterraine, est située en Creuse. Placée en redressement judiciaire en 2016, elle a connu reprise, licenciements, changements de nom, licenciements.

Arno Bertina en tant qu'écrivain écoute, accompagne le mouvement, analyse. Il nous livre ainsi des témoignages émouvants d'ouvriers, fait le récit de leurs déplacements (à l'Assemblée, sur d'autres lieux de lutte), de leurs rencontres et décortique les moyens mis en place par les grands groupes ( Peugeot, Renaud ) pour détourner l'argent public et laisser aux sous-traitants le soin de licencier. Les politiques parlent et oublient ou s'en désintéressent.

Il rend compte de la solidarité de ces hommes, de leur capacité à réagir, voire à proposer des solutions. Mais avant tout il témoigne de leur dignité alors qu'ils se heurtent à beaucoup de mépris.

A lire avant les élections pour mieux comprendre le fonctionnement du libéralisme économique !
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L’âge de la première passe

Brillant d’intelligence et de justesse !

Il faut un talent certain, une démarche empreinte d'honnêteté, d'humilité, une exigence de neutralité, une capacité à se départir de son bagage socio-intellectuel, à avouer sa perplexité et sa complexité pour porter un regard juste sur ces femmes qui « font la vie », et nous faire entendre leurs pensées, leurs douleurs, leurs désarrois mais aussi leurs espoirs et leurs courages. Il faut un talent certain pour éviter tous les écueils de tomber dans le voyeurisme, le pathos, le sensationnalisme, et se tenir sur une corde raide pour faire ressentir l’émotion, le trouble face à ces vies maltraitées sans sensiblerie ni sentimentalisme. Pour faire ce récit, Arno Bertina a endossé le rôle d’ethnographe pour observer et celui d’écrivain pour relater et donner vie au « foyer des filles vaillantes » en s’efforçant de trouver les mots justes. Dans « L'âge de la première passe », l'écrivain s’est donc employé à décortiquer les mécanismes de violence imposés à ces jeunes femmes pour célébrer leur force, leur énergie, leur dignité, leur vaillance. Pour lui, comprendre ; et pour nous, apprendre. Et c’est sans jamais se départir d’une forme d’auto-dérision, d’une mise en abîme ironique et lucide qui n’est pas là pour alléger le propos mais plutôt pour le rendre davantage vivant et vibrant. Alors ce texte, il faut prendre le temps de lire, le temps de s’arrêter, de faire des pauses, parce qu’on ne peut rester insensible face à certaines souffrances mais prendre le temps surtout pour que le sens des phrases s’inscrive au-delà de notre frontière rétinienne, pénètre et imprègne notre cortex cérébral.

Alors voilà, je ne sais pas qui je suis, ni d’où je parle, pour vous dire de lire ce texte brillant, mais je prends la liberté de le dire ! Lisez « L’âge de la première passe » !!
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Des châteaux qui brûlent

Arno Bertina est décidément un fin observateur de l'actualité politique et sociale française, en même temps qu'un écrivain très porté sur les aspects les plus poétiques de la vie. Sous sa plume, une grève prend donc des airs de fête générale, ou du moins de laboratoire des idées, où la tristesse n'a pas sa place.



Exit les syndica(listes), vive le collectif libre de toute pression et l'initiative individuelle. Des châteaux qui brûlent se fait ainsi porteur d'un optimisme trop rare, conviant un secrétaire d'Etat pris en otage et bientôt inspirateur de la lutte, Don Quichotte de Cervantès, le jazz d'Albert Ayler et Pierrick Pédron, dans un roman polyphonique captivant.



Le lecteur a alors droit à un véritable feu d'artifice narratif, où les personnages se suivent pour raconter ces journées de lutte dans un abattoir.



Assurément l'un des bons romans de la rentrée, et un auteur plus que jamais à suivre.
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Le dehors ou la migration des truites

J’ai dû m’y prendre en deux fois pour entrer dans ce roman exigeant. Et pourtant, une fois que l’on s’est familiarisé avec le style de l’auteur, il nous emmène, nous envoûte, nous retient dans son univers, le souffle coupé.



C’est donc l’histoire de deux hommes, Kateb et Malo, et des deux femmes qu’ils aiment, Dora et Lorraine. C’est l’histoire aussi de la France et de l’Algérie et, plus encore, des algériens et des français. Des destins brisés par des événements qui les dépassent, comme des folies collectives qui se transformeront en névroses individuelles. Réunissant avec virtuosité la petite et la grande histoire, Arno Bertino dépeint la société française des années 1950 et 1960, ses tabous, ses divisions, mais aussi les forces de changement qui déboucheront sur mai 1968. Avec toujours cette question en filigrane : comment l’amour peut-il survivre à la guerre ?



Tel un film tourné en caméra subjective, le récit mêle une narration aux points de vue multiples, des monologues intérieurs, des dialogues non formalisés. Comme une fenêtre qui ouvre habilement sur l’intime des personnages, ce mélange des genres nous interroge également sur le proche et le lointain, sur le déracinement et le lien au pays natal. Il pose la question de savoir qui est le sexe fort et le sexe faible, sans dire jamais lequel permet à l’autre de résister, de faire face aux tourbillons de la vie et à l’angoisse de la mort. Tout se mêle mais peu importe car c’est finalement l’instantané d’une société que l’auteur nous donne à voir.



(J’écris cette critique après une première lecture. Néanmoins, j’ai le sentiment que, comme dans les films d’Almodovar, on peut relire ce roman plusieurs fois et y trouver à chaque lecture de nouvelles clés de compréhension.)

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La Borne SOS 77

Un homme affecté à la surveillance du périphérique parisien, par les yeux de la centaine de caméras braquées sur le grand ruban, est intrigué par une forme noire aperçue dans l’angle d’un écran, ombre furtive aux environs de la Porte Maillot. Happé par un questionnement inquiet qui devient obsessionnel, l’homme réduit à un œil qui surveille en luttant contre l’abrutissement des écrans, tente de déchiffrer ce qu’il voit, de comprendre comment un individu peut être réduit à ce point de dénuement et d’où vient sa fascination pour cette vie d’exclus.



«Maintenant je suis comme happé par cette vie que j’imagine complètement nue, sur ces soixante-dix mètres carrés de béton, et le fait qu’il soit possible à un homme de venir s’installer là. J’essaye de recomposer, à partir de ça, ce qui a pu l’y amener et ça me fait trembler.»



Cet ombre est la deuxième voix de «La borne SOS 77», un SDF infiltré dans le nœud des voies et des piliers qui s’entrecroisent, réfugié dans ce lieu ouvert à toutes les nuisances du périphérique pour échapper aux embrouilles et règlements de compte des rues et des foyers.



«Là, au milieu des bagnoles, entre plusieurs parois de béton, avant l'entrée du tunnel qui part sous la dalle, y'a une chose de moi qui persiste, qui dure, molle, sans forme, une chose qui s'maintient, qu'arrive à s'adapter, à supporter.»



Pour survivre à l’oppression de cette prison ouverte, pour tenter d’affirmer une existence autre que celle d’un cloporte, il transforme cette maison impossible en la meublant, ramasse des objets abandonnés, les rénove et les convertit en installations – Ferdinand Cheval temporaire du périphérique – ralentissant peut-être le rythme des conducteurs qui empruntent chaque jour le périphérique, avec ce questionnement inattendu sur la folie du monde marchand, «comme si la folie du monde pouvait lui obéir, et la folie du monde obtempérait face à plus fou.»



«J’récupère tout, j’désenglue tous ces objets. C’est des cormorans mazoutés qu’il faut désempoisser.»



Publié en 2009 dans la précieuse collection Collatéral des éditions Le bec en l’air, en s’appuyant sur les photographies de Ludovic Michaux, Arno Bertina réussit à exposer de manière impressionnante la violence de l’exclusion, la barrière des écrans qui séparent et engourdissent, et la puissance du geste créateur de cet homme dans le trou du périphérique.
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Numéro d'écrou 362573

Le portrait noir et blanc d’Idriss semble être celui d’un géant timide, son visage largement dissimulé dans l’ombre, son regard pudique fixant un point au sol.



Avec les photos d’Anissa Michalon à la mémoire d’Idriss, Arno Bertina raconte l’amitié de celui-ci, immigré sans-papiers malien, avec Ahmed, algérien sans-papiers lui aussi, rencontré lors d’une longue marche en banlieue parisienne, la longue marche de ceux qui n’osent pas prendre le métro par peur des contrôles.



Les bordures d’autoroute, entre pavillons, barres d’immeubles et centres commerciaux sont comme une prison du dehors, loin du pays natal, loin de la nature et du bonheur rêvé, hors de la légalité et de l’intimité, excluant tout rassemblement, et tout geste vers l’autre tant est grande la peur de se faire repérer. À celle-ci s’ajoute la prison du dedans : impossible de dire la peur, la solitude extrême, l’envie de rentrer au pays, inutile de hurler.



S’approcher des histoires de sans-papiers consume, de honte et de rage, et d’humanité perdue.



« J’appelle mon frère.

-Allô ? Allô ?

On s’entend mal.

Je raccroche et recompose le numéro de la carte, puis celui de mon frère. J’attends. Je m’entends gueuler « Allô ! les macaques ? » mais c’est un « allô !» tout simple évidemment qui sort ; ils ne connaissent pas Ahmed, ça ne les fera pas rire. Mais imaginer dire ça, l’avoir imaginé, c’est déjà beaucoup, et lorsque mon frère m’annonce qu’avec son téléphone tout neuf, il peut désormais me mettre sur haut-parleur – tout le monde m’écoute, je dois les saluer avec un peu d’entrain car je les entends glousser (mes nièces) ou me dire bonjour (ma petite fille) ou se taire (mon père) et mon cœur se serre. Qu’est-ce que cela veut dire « tomber de haut » à ce moment-là ? J’aurais voulu lui confier des choses intimes et ça n’est plus possible si tout le monde écoute – quatorze ou quinze personnes qui vivent de l’argent que j’envoie depuis ce même taxiphone ou il ne faudrait pas hurler… J’en peux plus, c’est pas une vie – un scorpion retourne contre lui son dard : alors qu’ils m’écoutent parler péniblement, rassemblés autour du haut-parleur, mon cœur voudrait qu’ils soient encore ailleurs. Ils ne sont pas là et leur existence me pèse pourtant. «Pense à nous» mais surtout ne reviens pas. Pense à nous mais reste loin.

C’est eux qui m’ont envoyé ici, ils se sont saignés pour que je me saigne maintenant – qui osera stopper l’hémorragie ? »



On peut faire grandir sa part d’humanité en lisant ce livre, et en luttant contre l’inhumanité par des actions concrètes.

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Ceux qui trop supportent

Au plus près de la lutte sociale pour la survie et pour la fierté, une compréhension humble et intime de ce qui peut et doit nous mouvoir, contre tout ce qui serait promis et inévitable.



Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2021/12/25/note-de-lecture-ceux-qui-trop-supportent-arno-bertina/



Quatre ans après son grand roman « Des châteaux qui brûlent » (dont une nouvelle adaptation théâtrale est en cours grâce à Anne-Laure Liégeois, après celle de Julien Campani en 2020), et après deux précieux intermèdes de bouleversant récit documentaire intime (« L’âge de la première passe », 2020) et de fascinante mise en fiction collective d’un intense travail de terrain (« Boulevard de Yougoslavie », 2021, avec Mathieu Larnaudie et Oliver Rohe), Arno Bertina revient sur ce qui s’affirme de plus en plus comme l’un de ses champs d’action privilégiés, à savoir la défense acharnée conduite par des salariés contre la fermeture absurde et avide de leur usine, triste balise de notre contemporain s’il en est. À la différence du fictif (mais très documenté) élevage/abattage de poulet finistérien du précédent roman, le travail au corps et au cœur des témoignages et des analyses pratiqué dans « Ceux qui trop supportent », publié en octobre 2021 chez Verticales, concerne une situation bien réelle, celle de la société GM&S, sous-traitant automobile (principalement au profit du groupe PSA), spécialisée dans l’emboutissage et installée à La Souterraine, la deuxième ville de la Creuse, société placée en redressement judiciaire en 2016 et confrontée depuis à d’épiques et le plus souvent fort crapuleux « repreneurs », dans un contexte de licenciements massifs, de fermetures programmées et d’aides détournées, dans un silence cauteleux de la part des donneurs d’ordre et d’une partie des pouvoirs publics.



Dans le panorama mouvant et morcelé d’une littérature prolétarienne contemporaine toujours à renouveler, pour tenter de franchir les murailles épaisses de l’intérêt individuel bien compris et de l’indifférence, et bien que son œuvre, dans son ensemble, s’en irrigue profondément sans se réduire à un combat, ce qui distingue peut-être Arno Bertina – et qui, disons-le tout net, fait une partie de sa grande force de pénétration -, assez loin finalement des envolées épiques n’hésitant pas à mettre en jeu la caricature (et devant tant sans doute aux scénographies plus anciennes d’un René-Victor Pilhes) de Gérard Mordillat, plus proche certainement de la complicité d’un François Bon envers la vie matérielle, de l’intériorité en confrontation douce d’un Joseph Ponthus, de l’attention extrême portée aux tenants et aboutissants d’une Élisabeth Filhol, ou du sens technique de la lutte d’un François Muratet, c’est peut-être bien son extrême pudeur et son humilité respectueuse, s’informant le moment venu en capacité à instiller le sens du temps, y compris dans des situations d’urgence extrême et de lutte potentiellement acharnée. Comme il nous l’avait déjà montré avec tant de talent dans « La borne SOS 77 » et dans « Numéro d’écrou 362573 », et beaucoup plus récemment – et avec quel éclat feutré ! – dans « L’âge de la première passe », Arno Bertina recueille de tout près de la parole vraie, prend le temps de la comprendre et pas seulement de la saisir (et on se souvient de la modestie intelligente de sa tentative d’appréhension de cet enjeu dans son journal de résidence de 2013, « SebecoroChambord »), pour pouvoir lui donner juste ce qu’il faut de contexte, sans glose et sans tentation essayiste, et de se mettre ensuite en situation de traduire pour nous, au plus profond, le mélange de résignation et de rage qui caractérise désormais certaines luttes indispensables.



À l’heure où plus que jamais une mondialisation pour nantis, dont l’industrie automobile a pu être particulièrement emblématique, secrète des requins affairistes à l’affût de tours de passe-passe à effectuer avec l’argent public, des spécialistes des ripailles versaillaises et de l’évasion en étui de contrebasse, des délocalisateurs, relocalisateurs et reclasseurs en tout genre dont le mantra de « mobilité » masque toujours bien mal la volonté de réduire de véritables personnes à des flux aussi volatils que ceux, rêvés, des capitaux, « Ceux qui trop supportent », dussent-ils parfois offusquer le chaland et le préfet aux ordres par la combustion de quelques pneumatiques et la menace éventuelle d’explosions de carburants, nous rappellent que la violence exercée presque en permanence aujourd’hui par l’alliance, opportuniste ou structurelle, d’une puissance publique dévoyée et d’un capital jamais rassasié, n’a pas grand-chose de légitime, quand bien même elle se draperait, comme à l’accoutumée, dans la légalité.
Lien : https://charybde2.wordpress...
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Des lions comme des danseuses

Un peu déçue par ce livre qui n'est pas le grand texte que j'espérais. D'abord, parce que je ne sais pas trop comment le qualifier, entre la fable avec une morale, le conte philosophique, l'essai à thèse. Ma déception vient aussi du titre, très beau, très poétique, mais peut-être que "On lève un lièvre et c'est un lion", pour reprendre un proverbe cité plusieurs fois dans le texte, correspondrait plus au propos. A moins que justement, il faille interpréter ce titre comme une métaphore des objets dont il est question : où l’œil occidental du conservateur ou du muséographe voit un lion - ou une œuvre d'art, les Camerounais du texte ou les Africains dans la réalité voient une danseuse, c'est-à-dire un objet qui a une fonction complétement différente, sacrée ou politique, en tout cas totalement autre.

Peut-être également que ce qui brouille les genres, c'est le fait que le texte soit si court, de la même longueur que les réflexions scientifiques, historiques, juridiques et patrimoniales de Béatrice Savoy. C'est d'ailleurs en lisant ses travaux sur la question de la restitution des œuvres aux États africains que j'ai découvert l'ouvrage d'A. Bertina. Même si l'idée de départ est bonne, de décentrer le regard avec humour, notamment les passages sur la Joconde descendant de Lucy, le texte est sûrement trop court pour approfondir les idées. Ou peut-être est-ce de ma faute, moi qui ai déjà beaucoup lu sur le patrimoine et la question de la restitution des oeuvres pour préparer certains de mes cours, c'est pour cela que je dis qu'il ne m'a rien apporté de plus - mais il doit être très bien comme première approche sur le sujet.
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