Citations de Arthur Schnitzler (316)
L’ADJOINT. Et même si elle revenait… Je ne le pense pas mais… même si elle revenait vraiment… aujourd’hui, demain, n’importe quand – qu’est-ce que cela pourrait me faire ? Les gens qu’on a perdus une fois, par sa faute ou non, ne reviennent que comme des spectres ; même si leurs joues portent encore les couleurs de la vie.
(p. 57)
ALBRECHT. (…) Ne plus jamais vagabonder à travers champs dans le matin clair, le ciel au-dessus de la tête – ne plus jamais être suspendu à des lèvres éclatantes, renversé par la senteur d’une poitrine frémissante… Plus jamais pour nous le son de voix claires et vivantes, plus jamais pour nous le scintillement du soleil et des étoiles… s’écrouler, pisser son sang, crever, être enterré à tout jamais… Si cela ne te fait pas horreur, mon ami, tu ne comprends rien ni à la mort ni à la vie !
(p. 47)
KATHARINA. À vingt-deux ans, je serai dans la tombe ; j’en ai dix-neuf aujourd’hui. Je ne veux pas rester chez ma mère pendant ces trois années. Le calme dans lequel je vis là-bas m’effraie. Seuls ceux qui ont de nombreux souvenirs ont le sommeil tranquille sous terre… Les autres… Ne le sais-tu pas ?… ils volettent et larmoient sur la terre. Trop souvent, la nuit, j’ai vu mes défuntes sœurs. Je veux dormir tranquille.
(p. 31)
– (…) Il est incroyable de voir combien les gens réfléchissent peu sur ce qui se passe dans leur voisinage immédiat, si une occasion extérieure ne les y force pas. Et la plupart des hommes ne se doutent même pas de ce qu’ils savent, de ce qu’ils savent au fond d’eux-mêmes, sans vouloir se l’avouer.
(p. 378-379)
À peu d’individus, à très peu, il était donné la disponibilité intérieure formidable permettant de ressentir chaque expérience comme nouvelle et unique leur conférant la force de supporter la conscience de se retrouver, pour ainsi dire, à chaque instant dans un monde nouveau. Et pourtant, à celui-là seul qui surmonte la lâche tendance à enfermer chaque événement dans des mots, à celui-là seul la vie, la vie multiple, la vie merveilleuse, révèle son vrai visage.
(p. 377)
« (…) On rencontre par exemple des fantômes vivants qui circulent dans les rues en plein jour, les yeux ouverts et pourtant depuis longtemps éteints, des fantômes qui s’assoient près de vous, qui vous parlent avec une voix humaine qui semble provenir de plus loin que la tombe. Et l’on pourrait dire que dans les instants où l’on fait cette expérience, l’essence de la mort se révèle d’une façon beaucoup plus inquiétante que lorsqu’on assiste à la mise en terre d’un être… fût-il le plus proche de vous. »
(p. 255)
Il s’apercevait que les petites inexactitudes dont il se rendait parfois coupable dans ses récits comptaient peu en regard du halo de mensonge indestructible que chaque souvenir sécrète de lui-même pendant le court trajet des lèvres de l’un à l’oreille de l’autre.
(p. 239)
Par une nuit de mai d’un bleu marine, ils étaient étendus dans deux chaises longues de toile sur le pont du bateau qui les conduisait à Gênes. Un Français âgé aux yeux clairs, leur vis-à-vis pendant le dîner, demeura un moment auprès d’eux, il leur fit observer les étoiles suspendues dans l’infini comme de lourdes gouttes d’argent. Il cita les noms de quelques-unes d’une manière courtoise, obligeante, comme s’il se croyait tenu de faire les présentations entre les étincelantes voyageuses du ciel et le jeune couple.
(p. 238-239)
– (…) La sentimentalité est directement opposée au sentiment, elle permet de se consoler d’une absence de sentiment, d’une froideur intérieure. La sentimentalité est, pour ainsi dire, du sentiment à bon marché.
(p. 228)
Eh bien, le soleil se lève déjà ?
Ça va être une belle journée aujourd'hui, une vraie journée de printemps...
C'est vraiment diabolique... à huit heures du matin, ce cocher de fiacre, là-bas, sera encore de ce monde, et moi.....
Eh bien, qui a-t-il ?
Qu'est-ce qui se passe pour que bêtement mon cœur se mettre à battre aussi vite ?
Ce n'est tout de même pas parce que.....
Non, oh non... c'est parce qu'il y a longtemps que je n'ai rien avalé.
Allons Gustel ! sois honnête avec toi même : tu as peur - tu as peur parce que tu ne sais pas à quoi ça ressemble.....
Mais ça ne sert à rien, la peur n'a jamais aidé personne, tout le monde doit y passer un jour, tôt ou tard, pour toi ça vient seulement un peu plus tôt....
Tu n'as jamais valu grand-chose, au moins sois digne quand c'est le moment d'en finir, je te le demande !
Ah, que c’est agréable de déambuler, toute nue, dans la chambre. Suis-je vraiment belle comme dans cette glace ? Approchez un peu, belle demoiselle. Je veux embrasser vos lèvres rouge sang. Je veux presser mes seins contre vos seins. Dommage, ce verre entre nous, ce verre glacial… Nous serions si bien accordées. Pas vrai ? Nous n’aurions besoin de personne. Peut-être que personne n’existe. Ce qui existe, c’est : télégramme, hôtel, montagne, gare, forêt. Mais pas un être humain. Nous les rêvons seulement.
(p. 71)
Combien de temps ça va encore durer ? Il faut que je regarde ma montre..... ça ne se fait sûrement pas dans un concert aussi sérieux.
Mais qui va le voir ? Si quelqu'un me voit, c'est qu'il n'est pas plus attentif que moi, alors pas besoin de se gêner devant lui.
Seulement dix heures moins le quart ?
J'ai l'impression qu'il y a trois heures que je suis à ce concert.
Je n'ai pas vraiment l'habitude... qu'est-ce c'est au juste ?
Voyons le programme... Ah oui, effectivement : un oratorio !
Je pensais à une messe. C'est choses-là ont leur place à l'église ! Et au moins, à l'église, ce qu'il y a de bien, c'est qu'on peut s'en aller quand on veut.
Si seulement j'étais assis au bout de la rangée !
Allons, patience, patience !
Même les oratorios ont une fin !
Belle, je suis belle ! Regarde-moi, nuit ! Montagnes, regardez-moi ! Ciel, regarde comme je suis belle. Mais vous êtes aveugles. Vous ne me servez à rien. Eux, en bas, ils ont des yeux. Je dénoue mes cheveux ? Non. J’aurais l’air d’une folle. Vous ne devrez pas me prendre pour une folle. Seulement pour une dépravée.
(p. 70)
C’est vous qui avez fait ça de moi, pourrais-je dire, c’est vous qui êtes responsables, tous, de ce que je suis devenue, pas seulement Papa et Maman. Rudi aussi et Fred, et tout le monde, tout le monde, puisque personne ne se soucie de moi. Un peu de tendresse quand vous êtes jolie, un peu de sollicitude quand vous avez de la fièvre ; ils vous envoient à l’école et vous offrent des leçons de piano et de français ; l’été, vous partez en villégiature, pour votre anniversaire vous recevez des cadeaux et à table ils parlent de n’importe quoi. Mais, de ce qui se passe en moi, de ce qui ronge et s’effraie en moi, vous en êtes-vous jamais préoccupés ?
(p. 58-59)
J’aimerais m’allonger seule sur cet escalier de marbre, au bord de la mer, et attendre. Il arriverait un garçon ou plusieurs. J’aurais le choix : les autres, dédaignés par moi, de désespoir se jetteraient dans la mer. Ou bien ils patienteraient jusqu’au lendemain. Quelle vie délicieuse. À quoi me serviraient, sinon, mes magnifiques épaules et mes belles jambes. Et à quoi me servirait-il d’être sur terre ? Ils n’auraient que ce qu’ils méritent tous, ils m’ont éduquée avec un seul objectif : que je me vende, de n’importe quelle façon !
(p. 57-58)
Oui, je suis à Martino di Castrozza, assise sur ce banc, à l’orée des bois, l’air c’est du champagne, j’ai l’impression même de pleurer. Pourquoi est-ce que je pleure ? Il n’y a pas de quoi pleurer, allons. Ce sont les nerfs. Il faut que je me maîtrise. Je ne dois pas me laisser aller comme ça. Mais ce n’est pas désagréable de pleurer. Pleurer me fait toujours du bien. (…) Qui pleurera, quand je serai morte ?
(p. 54)
Qu’arrive-t-il donc à Else ? Elle d’ordinaire si ponctuelle ? Les deux messieurs près de la fenêtre se demanderont eux aussi : où donc est ce soir cette belle jeune fille aux cheveux d’un blond vénitien ? Et monsieur von Dorsday prendra peur. C’est sûrement un lâche. Rassurez-vous, monsieur von Dorsday, vous ne craignez rien. Si vous saviez comme je vous méprise. Si je le voulais, demain soir vous seriez un homme mort… Je suis sûre que Paul le provoquerait en duel si je lui racontais. Je vous fais cadeau de votre vie, monsieur von Dorsday.
(p. 53)
– Hugo n’est pas à la maison. Personne ne nous entend, fit l’adolescent.
Un léger et brûlant frisson de douleur parcourut de nouveau Béate, puis elle s’aperçut brusquement, avec honte et épouvante, qu’elle se réjouissait de l’absence d’Hugo. Elle sentit les lèvres chaudes de Fritz contre les siennes et un désir surgit en elle, comme elle ne croyait pas en avoir encore jamais ressenti, même à une époque depuis longtemps disparue.
« Qui peut me blâmer ? pensa-t-elle. À qui dois-je des comptes ? »
Et de ses bras passionnés elle appuya contre elle le corps de l’adolescent.
(p. 100)
Il lui semblait que c’était la nuit elle-même qui était là, dehors, dans le jardin, fantomatique et mystérieuse, oui, il lui semblait que chaque maison, chaque jardin, avait sa propre nuit, une nuit qui était tout autre, plus profonde et plus intime que cette obscurité bleue et insensible qui s’étendait bien haut, dans l’infini, au-dessus du sommeil de l’univers. Et la nuit qui lui appartenait à elle, était là aujourd’hui, pleine de secrets et de rêves, dehors, devant la fenêtre, avec des yeux aveugles.
(p. 97)
N’était-il pas étrange qu’on la désirât encore, elle qui était déjà la mère d’un fils qui passait ses nuits près d’une amante ? Et pourquoi étrange ? Elle était aussi jeune et peut-être même plus jeune que cette Fortunata. Et brusquement, à la fois avec l’acuité d’une obsession et avec une joie douloureuse, elle sentit sous ses légers voiles les contours de son corps.
(p. 95-96)