Citations de Arturo Pérez-Reverte (1137)
Qui est près de la cuisine mange sa soupe chaude. (proverbe vénitien)
(p. 153)
Je ne connais guère de sensation plus agréable que celle de s'aventurer en des coins pareils comme un chasseur, gibecière ouverte, pendant qu'une histoire se trame dans votre esprit; d'entrer dans un édifice, de traverser une rue en se disant : cet endroit me convient, je vais le mettre dans mon histoire, et d'imaginer les personnages en train de se déplacer en ce lieu même, de s'asseoir où l'on est assis, ou de voir ce que l'on voit. Comparée à l'acte d'écrire, cette phase préparatoire est encore plus excitante et féconde, au point que certains moments de l'écriture même, la matérialisation en encre, papier ou écran de moniteur, peuvent apparaître par la suite comme une activité bureaucratique quasi ingrate. Rien ne peut être comparé à l'élan d'innocence originel, au commencement, à la genèse première d'un roman quand l'écrivain s'approche de l'histoire à raconter comme il le ferait de quelqu'un dont il viendrait de s'enticher.
nul ne peut être sage sans avoir lu au moins une heure par jour, sans s'être constitué une bibliothèque, aussi modeste qu'elle soit, sans maîtres à respecter, et sans être suffisamment humble pour poser des questions et tirer profit des réponses...
- Lisez-vous, jeune homme ?
- Peu. Pas autant que je le devrais>.
- Souhaitons que vous ne négligiez pas la lecture. A votre âge, lire, c'est l'avenir.
nous n'avons pas eu les Lumières, au sens que l'on a donné en ce mot dans divers endroits d'Europe, parce qu'il n'y a jamais eu chez nous un aéropage de philosophes et d'auteurs de traités politiques pour débattre librement des idées nouvelles. Chez nous, le mot éclairé a été supplanté par illustré, beaucoup plus tempéré. Voilà pourquoi l'Espagne ne figure pas dans l'Europe des Lumières de sa propre initiative, mais comme chambre d'écho.
Paris est pour lui une expérience tentatrice, qui tient du défi. Cette ville, devenue l'indéniable nombril de la raison dans sa lutte pugnace contre la folie des hommes, est le creuset où bout la fine fleur de l'intelligence humaine et de la philosophie moderne, où maintenant se défont les noeuds gordiens, s'effondrent les croyances jadis inébranlables, et où l'on discute de tout ce qui se trouve dans les cieux et sur la terre.
Mon maître croyait que je me battais pour lui, mais il se trompait. Je me suis toujours battu pour moi.
Toni Acajou tordit sa moustache, l’air désimpliqué. Equanime. Dans son monde, comme dans celui de Falco, les frontières étaient toujours indéfinies. Il était plus facile de s’entendre avec les hommes tels que lui qu’avec les moralistes.
- Nous sommes dans des temps de troubles, n’est-ce pas ? Dit Toni en le regardant, interrogateur. Propices pour les affaires.
- C’est pour ça que j’en fais.
- C’est terrible, ce qui se passe en Espagne. Comment l’expliques-tu ?
Falco regardait son verre.
- Il faudrait quelqu’un d’averti pour nous l’expliquer, répondit-il. Le communiste, l’anarchisme et le fascisme gagnent un peuple qui a depuis des siècles des comptes à régler avec lui-même … Et qui, en grande partie, sait à peine lire.
Un éclat d’or pointa entre les lèvres de Toni.
- C’est une bonne définition. Qui gagnera, là-bas, à ton avais ?
- Je n’en ai pas la moindre idée.
Les autres le regardèrent sans rien dire.
- De quel côté es-tu, si ce n’est pas indiscret ? finit par demander le patron du club.
- Faut-il être d’un côté ?
- Ça peut arriver.
J'étais assise au soleil à la terrasse d'un café, près de Santa Catarina, et je regardais les gens qui passaient avec des sacs de boutiques de fringues identiques à ceux qu'on peut voir à Moscou, New-York, Buenos Aires ou Madrid. Depuis mon dernier séjour à Naples, ce genre de magasin s'était multiplié. Et c'est la même chose partout, ai-je pensé. N'importe quel commerce traditionnel qui ferme par manque de clients, librairie, magasin de musique, antiquaire, atelier d'artisan, devient automatiquement une boutique de fringues ou une agence de voyage. Les villes de toute la planète sont pleines de gens qui vont d'un endroit à un autre en empruntant des vols low cost pour acheter les mêmes fringues que celles qu'ils peuvent voir exposées tous les jours dans la rue où ils habitent. Le monde entier est une boutique de fringues, ai-je conclu. Ou peut-être, simplement , une immense, inutile et absurde boutique.
(p. 235)
On est jeune qu'à la veille de la bataille [...]. Après, que l'on gagne ou que l'on perde, on a vieilli...
(p. 201)
Il était resté silencieux ; mais, bien entendu, je connaissais ce genre de silence. L'âge et la vie m'en avaient suffisamment appris. C'était la condition humaine dans sa simplicité : tout faible a besoin d'autres [faibles] qui lui ressemblent, de la même manière qu'un traître aspire à ce qu'il y ait d'autres traîtres. Cela signifie consolation, ou justification, et permet de dormir plus tranquille. L'être humain passe la plus grande partie de son temps à chercher des prétextes pour calmer ses remords. Pour effacer ses défaillances et ses compromissions. Il a besoin de l'infamie des autres pour se sentir moins infâme lui-même. C'est ce qui explique la méfiance, la gêne et même la rancœur suscitées par ceux qui ne transigent pas.
(p. 153)
J'aime Naples. C'est la seule ville d'Orient, Istanbul mise à part, qui se trouve géographiquement en Europe. Et qui est dénuée de complexes. Tandis que le taxi que j'avais pris à la Gare centrale longeait les vieux remparts espagnols noircis, la Méditerranée envahissait de sa lumière les rues saturées de bruit, de trafic et de gens, où un feu rouge, un panneau de sens interdit sont de simples suggestions.
(p.143)
Je le voyais pour la troisième fois en un peu plus de douze heures, et je me suis soudain souvenue de ce que disais Auric Goldfindger à James Bond dans le roman bien connu : une fois, c'est un hasard, deux, ce peut être une coïncidence, trois, ça signifie un ennemi en action. James Bond n'avait rien à voir là-dedans, ai-je pensé, et sans doute le mot ennemi était-il excessif - [...] -, mais nul n'aime découvrir qu'il est suivi à la trace avec des intentions pour le moins inquiétantes.
(p.96)
- [...] écrire sur les murs, ça n'a pas de sexe, a fait valoir Sim (♀). Nous détestons celles qui affirment que leur graff a un genre... Un jour, une connasse est venue nous voir...
- Une sociologue, a précisé sa sœur.
- Oui. Une connasse de sociologue qui travaillait à une étude sur des graffeurs. Et nous lui avons dit d'aller se faire bouffer la chatte ailleurs... Ce qu'il y a de bien dans le graffiti, c’est que tu ne peux pas vraiment savoir qui est derrière, un mec ou une fille... La seule différence, c'est que nous pissons assises.
- Ou accroupies, si on ne trouve pas où s'asseoir, a nuancé Não.
(p. 86)
[...] j'ai pensé que le mot hasard est trompeur, ou inexact. Le Destin est un chasseur patient. Certains hasards sont écrits de longue date, comme des francs-tireurs aux aguets, un œil sur le viseur et un doigt sur la détente, dans l'attente du moment opportun.
(p. 15)
Mon jeu à moi,mon très cher ami,c'est d'esquiver tous les jours les échecs de la vie,ce qui n'est pas une mince affaire...
« Il s'agit de la même guerre leur dit-il. Pour celle de Troie, j'étais trop jeune, mais au cours de ces dernières années, j'en ai vu quelques-unes. Je ne sais ce que d'autres que moi pourraient vous en dire, mais j'y étais et je vous jure que c'est toujours la même : deux malheureux en uniformes différents qui se tirent dessus, morts de peur, dans un trou plein de boue, et, très loin de là, un salaud de belle prestance, un havane à la bouche dans un bureau climatisé occupé à concevoir drapeaux, hymnes nationaux ou monuments au soldat inconnu en faisant son beurre de sang et de merde. La guerre est une affaire de commerçants et de généraux, mes enfants. Et le reste du pipeau. » Page 75
Frédéric se demanda quel âge pouvait avoir ce vétéran : quarante-cinq, cinquante ans ? De toute évidence, ce n’était pas sa première bataille. Il avait cette immobilité sereine, cette économie de mouvements superflus, cet isolement réfléchi de l’homme qui savait ce qu’il allait affronter. Il n’avait rien du hussard qui attend, impatient, de conquérir une nouvelle parcelle de gloire ; il donnait plutôt l’impression d’être un professionnel qui se concentrait avant de passer un mauvais quart d’heure, avec le calme de celui qui avait traversé sans dommages beaucoup de moments semblables et espérait seulement, fataliste et résigné, conscient de l’inévitable, que le travail pour lequel il était payé serait exécuté le plus rapidement et le plus proprement possible, pour se retrouver à la fin sur sa selle, aussi bien portant qu’il l’était en cet instant.
Territoire comanche se présente comme le récit d'une longue attente près du pont de Bijelo Polje, en Bosnie. Les deux héros sont des reporters chevronnés, des baroudeurs. L'un fictif, le journaliste Barlés, est le double de Pérez-Reverte. L’autre, le caméraman Márquez, son frère d’armes – le livre lui est d'ailleurs co-dédié. Au fil de l’attente, ils décrivent ce qu’ils voient, sans filtre, et se rappellent quelques-unes de leurs précédentes expéditions dans des conflits sanglants, en Amérique latine ou au Liban, ainsi que leurs confrères, vivants ou morts. Un Désert des Tartares en plus brutal.
Livres Hebdo - Entretien avec Arturo Pérez-Reverte - 01/01/2022
L’Espagne est une nation très ancienne, orgueilleuse et fidèle à ses mythes, que ceux-ci soient justifiés ou pas. Bonaparte est tellement habitué à voir les peuples s’agenouiller devant lui qu’il ne peut concevoir, ce qui est une grave erreur d’appréciation, qu’il y a de ce côté des Pyrénées une race décidée à ne pas accepter sa volonté. Non que les idées qui l’inspirent soient mauvaises, attention, mais simplement parce qu’il essaye de les appliquer sans tenir compte le moins du monde de l’opinion de ceux destinés à les recevoir…