Citations de Gaëlle Josse (1856)
Au regard répond le regard. La voix, elle, demande d'abord à être reçue, accueillie et nécessite l'interposition d'un autre médium, l'ouïe. Et à quoi bon dire si l'on est ni entendu, ni écouté ?
Saturée. Écoeurée par tous ces sons parasites, envahissants, ces pseudo ambiances sonores. Indigestion auditive. Je rêve de la voix qui se tait. De la parole qui s’abstient. Pourquoi est-il indésirable, le silence, dans nos vies ? On le croit gêné, gênant, ou hostile. On s’enferme dedans. C’est de l’absence, du manque. Il interroge, il inquiète. L’heure est à remplir le vide, l’espace, à le combler, à le calfeutrer, à l’étouffer. Plus un lieu, une boutique, un restaurant, une gare, qui ne se croie tenu de déguiser le silence de désolantes mélodies rebattues, assassinées par des orchestrations accablantes.
J’ai parfois l’impression que l’univers entier s’est rétréci pour moi au périmètre de cette île. L’île de l’espoir et des larmes. Le lieu du miracle, broyeur et régénérateur à la fois, qui transformait le paysan irlandais, le berger calabrais, l’ouvrier allemand, le rabbin polonais ou l’employé hongrois en citoyen américain après l’avoir dépouillé de sa nationalité. Il me semble qu’ils sont tous encore là, comme une foule de fantômes flottant autour de moi.
Je m’aperçois que la nuit, à la lueur d’une simple torche, d’un braséro ou d’une chandelle, tout s’apaise. La ferveur du jour s’est tue, notre frénésie ralentit, nos passions s’assagissent. Ne reste que l’essentiel, une main, un geste, un visage.
Je sais que je ne t'ai pas perdu. Pour perdre, il faut posséder. Tes sentiments ne m'ont jamais appartenu, ni quoi que ce soit d'autre.
Qu'est donc la totalité de notre existence, sinon le bruit d'un amour effroyable?
Louise Erdrich, Dernier rapport sur les miracles à Little No Horse
"Mais la vie est ainsi, elle recèle quantité de portes secrètes dont on ne soupçonne point l'existence, tant que nul évènement ne vient y frapper."
tout ce que je sais
tout ce que j'ignore
quelques fleurs cueillies
brassées sauvages
installées dans ce vase
d'où leur vie déborde
quelques histoires racontées
au seuil de la nuit
dors mon enfant dors
des corps effleurés
caressés mordus
au creux de chambres oubliées
et au matin trop de lumière
une enfance muette
au pied de l'escalier
quelques livres lus
pour guérir
de tout ce que je ne sais pas dire
et embrasser
tout ce que je n'ai pas vécu
(" Et recoudre le soleil")
C'est le cœur de la nuit. L'hôpital vit au ralenti, en état de veille active, avec ce silence particulier tout autour d'eux. Il voit leur double reflet dans la vitre dont le store a été descendu, la poignée pend le long de l'huisserie métallique. La scène qui se joue dans ce reflet, c'est celle de sa fin de vie à elle, de la fin de leur histoire, de leur histoire d'un demi-siècle de joies et de chagrins, d'humeurs, d'incompréhensions, de complicités, il se dit que c'est la fin pour lui aussi. La barre de néon se dédouble dans la vitre, comme les lignes parallèles des montants du lit et la silhouette émaciée qui y est allongée. Le fauteuil en skaï bleu dans lequel il est assis depuis deux jours, sans dormir. Il se dit qu'il aura tout le reste de sa vie pour se reposer.
C'est donc celle-ci, la dernière image de leur histoire. Il se rapproche encore d'elle le plus possible, il tient ses deux mains et continue à lui parler. Tant qu'il restera un souffle de vie, il ne lâchera pas ses mains et il lui parlera. Rien d'autre ne compte. C'est leur dernière étreinte.
(p.97)
Me voici en bas de l'immeuble. C'est plus fort que moi, rien d'autre à faire que de céder à ce nord magnétique, à cette aimantation de mes pas ; ils me ramènent là, malgré toutes mes résolutions. Il y a celles du matin, prises au réveil, dans le bleu de l'aube, celles du jour plein où la raison tente de reprendre le dessus, où la journée à traverser exige que l'on se tienne droit, que l'on vive loin des brumes, loin des pénombres du cœur, loin des poids invisibles accrochés aux chevilles. Puis vient la nuit.
Alors je reviens comme un animal en maraude, sentir, tourner, chercher des traces, vérifier que mes souvenirs ont bien été vécus avant de glisser dans un froissement de mémoire, qu'ils ont été de chair, de sang, de rires, d'instant incrustés dans le vivant et non d'images flottantes comme l'ombre d'Eurydice, celle qui appelle et meurt une fois encore. Vérifier que la vie a été là, pour de bon, pour de vrai, accrochée dans cet espace, qu'elle s'est nourrie de cet air, qu’elle est passée là, devant cette vitrine, devant cet arbre dont elle a guetté les nouvelles feuilles chaque printemps, qu'elle a marché sur ce trottoir, pianoté sur ce digicode et appelé cet ascenseur, repoussé sa grille, avancé sur ce palier et sorti sa clef en annonçant dès le seuil franchi, sac, chaussures et manteau jetés sur le fauteuil de l'entrée, c'est moi ! […]
Je pourrais prendre l'escalier et sentir chacun de mes pas me rapprocher de l'appartement du deuxième étage, porte de gauche.
Non, je ne vais pas faire ça, monter, regarder la porte en bois laqué bleu marine et le paillasson, puis repartir comme je suis venue, en laissant ma main glisser le long de la rampe et en comptant comme d'habitude le nombre de marches. C'est inutile, il y en a vingt-et-une, je le sais, ça n'a pas pu changer.
(p.77-79)
L’ennemi prenait corps, on comprenait qu’on était venus pour la guerre et qu’on pouvait y rester. Oui, c’était la guerre, pas les événements. On nous disait que tout cela serait bientôt fini. L’Algérie, la belle Algérie aux villes blanches et aux immenses domaines agricoles tenus d’une main de fer par les colons, resterait française, et l’on rentrerait chez nous, fiers d’avoir pris part à l’écriture de cette page d’Histoire. On allait aider à la pacification. On nous disait que c’était ça, notre mission.
(La Loupe, page 199)
Mon père qui brave les sommets, te voilà nu, démuni dans l'obscurité qui avance, te voilà devenu un vieil homme fragile, et toi qui fus si difficile à aimer, je voudrais te prendre dans mes bras et repousser les forces de l'oubli qui ont posé leurs serres sur toi. Mais c'est impossible, nous le savons bien. Le crépuscule descend, et je voudrais tenir ta main. Tu vois, ta mémoire s'effiloche comme ces écharpes de brume accrochées à ta montagne au matin froid, cet insaisissable duvet qui s'efface à la montée du jour en emportant les couleurs de ta mémoire. C'est une eau qui ruisselle, un torrent qui gonfle et pousse devant lui tout ce que tu ne peux plus agripper, le nom des choses, l'instant à peine passé, je sais que tu trembles, mon père, et je tremble avec toi devant tout ce qui chavire et qui sombre. Des planètes qui s'éloignent jusqu'à se fondre dans une nuit sans lumière qui t'appelle. En toi les mots chutent et se fissurent, les visages s’évanouissent, tu sais ta déroute et tu sais qu'elle est sans retour.
Clara entre dans la librairie, celle au bout de sa rue, où elle s’arrête rarement. Un polar, parfois. Elle retourne quelques livres sur les tables, un peu au hasard des titres, des couvertures, comme si elle attendait d’être aimantée au contact de l’un d’entre eux, et que celui-ci la prenne dans ses bras lorsqu’elle l’ouvrirait. Elle avance dans une canopée pleine de mystères, pleine d’inconnu, d’insaisissable, pleine de vies qu’elle voudrait connaître.
C'est la lumière du soleil montant, celle des promesses du jour, que j'ai voulue pour ce tableau. La journée n'est pas encore écrite, et ne demande qu'à devenir.
Entre risquer et aimer, y a-t-il finalement beaucoup de différence ?
Gaëlle Josse, préface
Depuis, ce sont des jours blancs. Des jours d'attente et de peur, des jours de vie suspendue, de respiration suspendue, à aller et venir, à faire cent fois les mêmes pas, les mêmes gestes, à essayer de reconstituer les derniers moments de la présence de Louis à la maison, à tenter de me souvenir des derniers mots échangés, de les interpréter, d'y trouver un sens caché, d'y déceler un message, une intention. A penser à ce qui m'avait échappé, à ce que je n'avais pas su voir, pas su deviner, pas su dire.
Mais que sait-on vraiment de ceux qui partagent nos jours? Le coeur d'autrui demeure le plus grand des mystères.
Avec le temps, ce sont nos joies d'enfants que nous convoquons le plus facilement dans nos souvenirs, elles nous accompagnent avec une rare fidélité. Retrouver ce que nous avons éprouvé dans ces moments demeure une source de félicité que nul ne pourra nous ravir. Le cours de nos vies est semé de pierres qui nous font trébucher, et de certitudes qui s'amenuisent. Nous ne possédons que l'amour qui nous a été donné, et jamais repris.
« Quelques mots qui cheminent
Sur la page
À tenter de saisir le murmure
D’un pétale qui tombe
La trace de tes doigts sur ma peau
La porte entrouverte
Sur un jardin
L’esquisse d’un geste
Qui n’ose avouer davantage
Et toujours
Guetter
Ce qui brûle
Ce qui attend » …
Nous avons été mariés quelques années. Trop peu de temps, mais l’intensité de ce qu’on vit se mesure-t-elle à sa durée ?