"Il y a cela de vrai dans l'«art pour l'art» : on se met à sa table et l'on goûte le pur arbitre, un arbitre pour lequel la nécessité de lois internes est un sel, parce qu'il fait naître de nous seuls un ordre et un choix exempts de toute extériorité brutale, un ordre et un choix qui jaillissent, palpitants, de notre conscience même.» (Cesare Pavese)
Pour reprendre une formule que l'on voit souvent passer sur le site à propos de «monstres sacrés» tels par exemple, Joyce ou Proust, je dirais à mon tour qu'avec Nabokov le lecteur n'aurait pas à craindre de devoir «gravir une montagne» : d'entrée de jeu, on en est directement propulsé à un sommet !!
Il serait ensuite question de savoir plutôt comment s'y tenir en équilibre, ou de comment s'y acclimater sans trop de risques de tomber en hypoxie...!
Car Nabokov, c'est le génie littéraire par excellence, et sa prose, dotée d'une aptitude particulière à éblouir et à subjuguer, respire cette même atmosphère enivrante et potentiellement vertigineuse des grandes altitudes.
Aussi, par la maîtrise avec laquelle il sait faire plier la langue aux seuls caprices de sa création, son oeuvre se situe-t-elle au-dessus de toute considération extérieure à elle-même, soumise uniquement à l'impératif de ses «lois internes».
Avec un art consommé de la focalisation, avec la précision optique d'un observateur derrière son microscope, ouvrageant ses motifs en ramifications complexes, l'écrivain s'amuse volontiers à les superposer, à quelquefois les disposer en spirales («la spirale est un cercle spiritualisé [qui) a cessé d'être vicieux, rendu libre»), ceux-ci s'exilant alors momentanément du fil narratif -fenêtres s'ouvrant du plus petit et contingent sur l'horizon immense d'une «synchronisation cosmique» - avant d'y être replongés quelques lignes plus tard, parés d'une coloration et d'une profondeur de vue nouvelles et surprenantes !
Croisant instantanéité, simultanéité et intemporalité, par exemple à partir d'un pétale de fleur qui tombe en tournoyant, ou d'une gouttelette de pluie glissant sur une feuille d'arbre, la plume, d'une beauté qui laisse souvent pantois, se révélera également, à l'occasion d'un exercice d'un genre d'ordinaire aussi sans surprises et formaté tel l'autobiographie, un puissant catalyseur de sensations et d'images, susceptibles de ravir le lecteur vers d'insolites hauts-plateaux intérieurs sans pour autant être dans la sur-démonstration ou dans une esthétisation artificielle.
Avec l'obstination, la patience et la rigueur de l'entomologiste, passion héritée de son père et dont il sera par ailleurs largement question dans ces mémoires couvrant pratiquement deux tiers de sa vie -depuis sa naissance, en 1899, et son enfance aristocratique à St Pétersbourg (pas moins d'une cinquantaine de domestiques au service de sa famille!), jusqu'à à son départ précipité pour les États-Unis durant la guerre, en 1940-, Nabokov a construit une oeuvre romanesque à l'architecture aussi complexe que son parcours de vie, rebelle à toute catégorisation, avant tout très personnelle et cérébrale.
Même si celle-ci n'exclut pas les comportements impulsifs chez ses personnages, les idées obsédantes, les transports amoureux et les extases des sens, l'auteur ne semble pas, en effet, avoir accordé beaucoup de place, ni à l'analyse psychologisante, ni aux conventions enfermant le roman dans un registre «réaliste» ou «irréaliste», ni d'ailleurs à toute autre forme de contrainte ou bien-pensance, et encore moins à toute guimauve sentimentale !
L'on serait d'autre part tenté de supposer que les récits de Nabokov aient été également conçus quelque peu à l'image de cette autre passion, les échecs, et notamment de ces «problèmes d'échecs» qu'il avoue avoir composé en grande quantité pendant sa jeunesse, leur consacrant presque autant de temps et d'énergie qu'à la littérature !
À savoir : comment en l'occurrence, en quelques déplacements astucieux sur l'échiquier du jeu littéraire auquel s'invite le lecteur, mettre ce dernier mat !!!
Dans l'ouvrage en question, issu -permettez-moi le raccourci facile !- d'une série de «problèmes » littéraires publiés d'abord séparément, puis repensés, retravaillés, complétés et réunis en un seul volume dans les années 1960, et que l'auteur nous présente d'ailleurs comme le résultat d'un «montage de souvenirs personnels» (sic), lorsque sera évoquée plus en détail cette passion dévorante pour les «problèmes d'échecs», on pourra y déceler une certaine similitude entre sa manière de décrire le processus présidant à la composition d'un problème de la sorte et, d'autre part, ce qui relèverait de l'invention littéraire typiquement nabokovienne :
«Une inspiration de type quasi musical, quasi poétique, ou, pour être tout à fait exact, poético-mathématique.»
Glissements subits de sens entre domaines et disciplines différentes, abolition momentanée de la géométrie spatio-temporelle à laquelle nous sommes habitués en tant que lecteurs bien disciplinés, jeux de correspondances savants, entre situations, entre faits et évènements distants, quelquefois ornés de mots en provenance de champs lexicaux assez éloignés, ou bien d'anagrammes, font également partie des tactiques de déstabilisation utilisées face à l'adversaire-lecteur, dont le grand-maître ne se priverait pas complètement ici en abordant son histoire de vie et la genèse de sa vocation littéraire.
Le vrai poète, dit-il, «serait capable de penser à plusieurs choses à la fois». Et - citant le mot qu'il attribue à l'un de ses grands (et rares) amis, le philosophe Vivian Bloodmark (à vous de jouer...!) -, au contraire de l'homme de science qui «voit tout ce qui arrive en un point donné de l'espace », « sentirait », lui, «tout ce qui peut arriver en un point donné du temps».
Mais alors, qu'est-ce qu'il en résulterait en définitive, s'agissant là tout de même, non pas d'une «fiction», mais d'une «autobiographie» ?
Autres Rivages, située aux antipodes de tout registre ou ton confessionnels, ne ressemble pas, on s'en doutera bien au bout de quelques pages, à une autobiographie classique. Et l'auteur, guère disposé à déroger aux lois fondamentales ayant guidé jusque-là l'élaboration de son oeuvre fictionnelle.
Nabokov m'aura, quant à moi, laissé le sentiment d'avoir, consciemment ou pas, «crée», à partir de sa vie, une fiction hybridée, dans laquelle d'une certaine manière il figurerait davantage au titre de personnage que d'«agent» de son histoire, avec la distance que cela comporterait.
Un livre d'images en quelque sorte, suspendues dans le temps, plutôt qu'un essai autobiographique «actif» faisant des allers-retours constants entre passé et présent. Et dans lequel, comme dans ses romans, toute dimension critique, d'introspection ou de "psychologie" dans le sens large, tout «repentir», toute tentative de justification ou d'explication par rapport aux choix existentiels de ses personnages, occuperaient aussi une place secondaire, pour ne pas dire quasiment inexistante, si bien que, me trouvant échec encore une fois en cette fin de partie, je me verrais demander de quel homme pouvait bien s'agir au fond, sous l'ombre magistrale du jeu de l'écrivain (?)
Quoi qu'il en soit, ce «montage de souvenirs personnels» peut paraître extrêmement réservé quant aux mobiles intimes et aux sentiments profonds de l'homme, proportionnellement à la richesse et profusion de détails servant d'enluminure aux différentes épisodes qui y sont évoqués par l'écrivain. Détails qui dans une large mesure, me semble-t-il, seraient matériellement impossibles à extraire de la seule mémoire en tant que «catalogue d'images». Et bien que l'auteur ait l'air de les présenter comme provenant d'authentiques souvenirs, il est difficile d'imaginer que certains passages ne relèveraient plutôt d'un trompe l'oeil astucieux entre traces mnémoniques et pure fiction, telle cette longue évocation où, dans un wagon-restaurant, et du fait d'«amalgamations optiques» de la nuit approchante, le petit Vladimir aurait vu défiler sous ses yeux des images géométriques aussi élaborées et sophistiquées que : « (…) le wagon en train d'être rapidement enfoncé, garçons titubant et tout, dans la gaine du paysage, cependant que le paysage lui-même exécutait une série compliquée de mouvements, la lune diurne s'entêtant à marcher de pair avec nos assiettes, les lointaines prairies s'ouvrant à la façon d'un éventail, les arbres proches s'élançant vers la voie sur d'invisibles escarpolettes, des rails parallèles se suicidant tout à coup par anastomose, un talus d'herbe nictitante s'élevant, s'élevant, s'élevant, jusqu'à ce que l'on fît dégorger au petit témoin de vitesses diverses sa portion d'omelette à la confiture de fraises.(!!)
N'y a-t-il de quoi se demander à quelle sauce l'auteur aurait trempé sa petite madeleine?
Ou si l'écrivain ne prendrait pas une place trop importante par rapport à celle de l'homme «se souvenant» tout simplement, la beauté de la langue à celle d'émotions à l'état pur?
«J'ai souvent remarqué que, une fois attribué aux personnages de mes romans, tel détail de mon passé, dont j'avais précieusement gardé le souvenir, dépérissait dans le monde factice où je venais de si brusquement le placer. Il s'attardait bien encore dans mon esprit, mais c'en était fini de sa chaleur personnelle, de son attrait rétrospectif, et bientôt il s'identifiait plus étroitement avec mon roman qu'avec mon moi antérieur, où il avait jusqu'alors paru si bien à l'abri de l'intrusion de l'artiste »
En essayant ainsi de mettre provisoirement de côté l'envoûtement que la prose magnifique de Nabokov aura encore une fois provoqué chez le lecteur que je suis, l'autoportrait de l'homme me paraîtrait finalement quelque peu « «lisse», secondaire en tout cas par rapport à des tableaux qui, quoiqu'exécutés de main de maître, sont pour la plupart dépourvus d'une véritable dimension de remémoration et de relecture susceptible de remettre en perspective le passé depuis le moment présent, autrement que sous une forme «poético-mathématique»...
Ne faudrait-il pas, d'un autre côté, entendre cependant comme un faible aveu, «en négatif», cette dissonance intime qu'on croit entrapercevoir par moment entre l'homme dont le paradis de l'enfance fut une fois pour toutes saccagé par la révolution bolchéviste, et celui qui décida ensuite de se reconstruire une nouvelle identité en exil, en parfaite autarcie, en parfait apatride ? Quoi penser sinon, lorsque, expéditif, celui-ci déclare ne pas regretter un seul instant ce qui lui était arrivé ? («Cette cassure dans ma propre destinée me procure, quand j'en fais l'examen rétrospectif, une secousse syncopale que je ne voudrais pour rien au monde n'avoir pas connue» / «Le mal du pays a toujours été chez moi quelque chose de voluptueux»(!)
Aucune trace explicite, donc, de fêlures ou blessures plus importantes qu'un tel arrachement aurait pourtant forcément laissées chez un individu, en tout cas «normalement» constitué...
Défensif ? Il ne faudrait surtout pas lui poser une telle question, quitte à entendre encore une fois l'une de ses fameuses diatribes contre les théories «fumeuses» de celui qu'il traitera ici, encore une fois, très outrageusement d'ailleurs, de «Charlatan de Vienne»!!!
Ce sera du reste essentiellement en négatif qu'on pourra appréhender quelque chose de notre Vladimir : un homme pas spécialement modeste quant à ses dons et aptitudes en général («possédant à perfection depuis ma prime enfance l'anglais et le français», etc. etc..), pas forcément sympathique (Bounine ne l'aura certainement pas invité une deuxième fois au restaurant!), pas commode non plus (mais on le présumait peut-être avant même de feuilleter ces mémoires...), pas vraiment sociable ou prêt à faire des concessions (ses propos, entre autres, sur la communauté d'expatriés russes sont à ce titre fort exemplaires), pas très porté sur les liens d'amitié (il ne s'était fait aucun vrai ami, nous dit-il, parmi ses hôtes allemands et français avant d'émigrer aux États-Unis!) ni sur les manifestations émotionnelles en général (oubliant y compris de prévenir et de dire adieu à son frère Sergueï, en 1940, lors de son départ intempestif de Paris pour les États-Unis, frère qu'il ne reverra plus vivant, mort peu de temps après dans un camp de concentration en Allemagne..), pas tendre du tout dans ses jugements critiques envers ses compères (« Stendhal, Balzac, Zola, trois détestables médiocrités » !!), très distant, enfin, de toute prise de position politique ou engagement idéologique…
Nabovok, l'homme, se serait-il en réalité exilé dans une «Nabokovie» reculée ? Terre d'accueil d'accès interdit aux curieux voulant s'y hasarder, réservée en principe exclusivement à Vera, sa femme, à qui il vouait un véritable culte (il s'adressera souvent à elle par des «tu» émergeant subitement au milieu de ces mémoires, comme si au fond le tout lui était destiné !), ainsi qu'à leur enfant-roi, Dimitri, dont il se souviendra conduire la poussette royale à travers des squares mythiques européens, dans un passage ressemblant à un de ces tableaux hors lois de la gravité de Chagall, les seuls vis-à-vis desquels il se permettra d'ouvrir complètement les portes du coeur et, sans aucune crainte d'être mièvre, d'employer des tournures telles cette «explosion silencieuse d'amour », leur déclarant par la même occasion, haut et fort cette fois-ci, «un infini de sentiment dans une existence finie».
Quant à Nabokov, l'écrivain, comme on le sait, après un périple qui, de St Pétersbourg, en passant par Londres, Cambridge, Berlin, Paris, le conduirait à une longue parenthèse américaine, finirait par s'installer en Suisse, pays hôte, neutre s'il en est!
Mais tout bien considéré, qu'importe, n'est-ce pas, tout ceci ?
Car si cela avait été autrement, est-ce que Nabokov aurait-il été Nabokov, et sa prose dégagé cet irrésistible magnétisme propre aux grands fauves indomptables ou, en plus vénéneux et équivoque, à ces grands brigands de jadis, sans toit ni loi, devenus depuis légende ?
Échec et mat !!!
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