Roman à la saveur intense d'amertume et de mélancolie, qu'on consommera néanmoins sans aucune modération, extasiés par autant de beauté crépusculaire,
CENDRES nous fait plonger dans l'intériorité d'un personnage qui court irrémédiablement à sa perte : Ágata, dotée d'une sensibilité aiguë, à qui «chaque foyer de désir qui s'allumait en elle la hérissait, l'exaltait, l'épuisait», habitée par un «foisonnement intérieur» qui la rendait particulièrement inapte à supporter la monotonie du quotidien, la banalité des conversations et des réunions mondaines, la vanité des manifestations extérieures ou toute autre forme d'adhésion aveugle aux apparences et aux conventions purement sociales.
Femme à la pâleur et à la beauté diaphanes, son prénom avait été choisi en hommage au souvenir et à cette pierre que sa mère, morte en lui donnant le jour, aimait contempler longuement, dans le bureau de son mari, forme minérale qui «avait meublé la solitude de ses interminables après-midi de souffrance». Son père, émigré tardivement en Argentine, à l'âge de 30 ans, était un médecin suisse ayant épousé «une adolescente maladive après deux semaines de fiançailles» et qui, par la suite, «adoucirait par l'alcool la solitude de son veuvage». Ainsi, Agate fut-elle élevée par un père déraciné, exilé protestant et lecteur d'un seul livre, la Bible. Devenu profondément sceptique par chagrin, «espèce d'athée évangélisateur» professant à l'égard de lui-même et du monde «un calme dédain» («Nous sommes tous coulés dans le même moule -déclarait-il- et bien qu'empruntant des chemins différents, nous nous dirigeons tous vers le péché»), il s'était toujours adressé à sa fille «comme à une adulte». Enfant solitaire, Agata «passait son temps plongée dans ses pensées, se posant des questions sur le pourquoi de l'existence et y répondant comme elle le pouvait, avec toute la puérilité de son coeur». A Ingeniero White, port situé à quelques kilomètres de la ville côtière argentine de Bahia Blanca, dans une maison la plupart du temps vide, elle avait grandi face à l'immensité de l'Atlantique austral et à ses peurs enfantines, «dépourvue de toute croyance, dure, renfermée, sauvage, tel un chat perdu en rase campagne».
Rien, en effet, ne semblera pouvoir combler plus tard la solitude et la soif d'absolu qui se cachera au fond de cette âme inquiète et désorientée. Enfermée dans un environnement et dans une réalité vécus comme étant incongrus, décevants, résistants à tout véritable partage de ses sentiments propres, Ágata n'aura de cesse à vouloir, par défaut, s'y soustraire du mieux possible. Dans un premier temps, en se mariant hâtivement comme sa mère, à l'aube de ses 20 ans, quittant de la sorte un océan Atlantique devenu oppressant et la maison de son enfance, pour se rapprocher des grandes étendues vertes de la pampa, battues par le puissant vent minuano, cherchant alors dans le silence et dans la nature un moyen peut-être d'apaiser son étonnement perpétuel et ses doutes. Puis s'en éloignant encore davantage, quelques temps après, vers les contreforts sauvages et arides de la cordillère, pour, enfin, après s'être vu délivrer au forceps d'une existence durant laquelle elle s'était asséchée, «emmurée vivante» dans un mariage raté et dans un paysage extérieur et intérieur dépourvus de toute verdure (le titre original de
CENDRES est «Todo verdor perecerá», «Toute verdure disparaîtra»), terminer par revenir s'installer à Bahia Blanca, quinze années s'étant écoulées depuis son premier départ. Imaginant un instant avoir définitivement soldé son «pretium doloris» par cet arrachement dernier, retournant alors vivre seule dans une chambre d'hôtel en ville, libre de toutes attaches -son père et son mari étant tous les deux morts -, dans un état de suspension existentielle provisoire, Ágata s'autorisera enfin à ouvrir complètement les portes de son être intime à quelqu'un d'autre, et à s'abandonner à la passion amoureuse. Cet épisode sera le dernier acte, acmé d'un drame subjectif qui la ravira d'une fois pour toutes, la ramenant vers le point de départ, là où précisément tout avait démarré, le port et sa maison d'enfance à Ingeniero White. Point nodal où, en bout de course, repose pour elle une vérité qui dispenserait toute explication, toute justification, toute preuve matérielle, via crucis entamée en quête de révélation et d'une possibilité de rédemption.
Il me paraîtrait faux, ou en tout cas extrêmement réducteur, de considérer que le drame d'Ágata serait à mettre en lien avec la notion classique de l'insatisfaction féminine, celle que rien ne semble en mesure de combler,
CENDRES n'en est pas, à mon sens, une énième version édifiante, Ágata ne serait pas non plus une sorte de Emma Bovary australe. Au-delà même de toute tentative d'approche psychologique de ce personnage de femme magistralement dépeint et occupant ici une place centrale, quasiment exclusive, c'est la subjectivité humaine elle-même, l'impossibilité d'être-dans-le-monde pleinement dont il s'agirait avant tout dans ce récit.
N'avons-nous pas souvent entendu qu'on naît et meurt seuls ? Faudrait-il pour autant vivre dans l'amertume «cet intervalle entre deux néants» ? «A quoi bon prétendre être différent de ce que l'on est ?», se demandera Ágata à chaque tentative frustrée de s'arracher à sa solitude constitutive. de retour à Ingeniero White, néanmoins, elle se souviendra de ces mots prononcés par son père : « Ce qui subsiste de nous, c'est ce que notre coeur est capable de surmonter. Malheur à la fleur qui voudra toujours n'être que fleur ! Ce qui subsiste d'elle c'est son parfum, le souvenir de sa forme».
Les interrogations soulevées par l'histoire d'Ágata relèveraient donc davantage de celles, plutôt universelles, de l'Homme, de son être foncièrement désemparé face à sa solitude intrinsèque, face à la résistance farouche que le réel oppose à son besoin de transcender l'absurde et la finitude de sa condition, face à son désir continental de communion, voué, île parmi d'autres que tout homme constitue, à rester inassouvi.
Décliné dans une langue cristalline et magnifiée,
CENDRES a la beauté et la gravité envoûtante d'une suite pour violoncelle, ou d'un adagio vénitien. C'est une oeuvre parfaitement aboutie qui invite à contempler sereinement la lumière éblouissante de la subjectivité humaine, dans ce que celle-ci recèlerait à la fois de plus éclatant et de plus terrifiant. En somme, c'est du grand art.
Âmes sensibles, ne surtout pas s'abstenir !