J’aime : chasteté entière, ineffable. La passion a vitrifié, cristallisé, raidi, immobilisé autour de moi, devenus transparents, tous les corps et tous les visages ; le mien, le sien retirés à part, si purs en un clin d’œil, légers, sans volume ni poids ; « lui » semblable à sa propre image, subtil, exalté, illuminé, exilé pour moi dans une lumière qui ne se mêle à rien, transfiguré, visible à travers toutes choses et toutes gens, prisonnier de sa propre gloire, au sommet du Monde, Monde solitaire où habite seul avec lui mon regard intérieur. Comme le corps a son regard, l’âme aussi a le sien et son « Objet » qu’elle contemple sans cesse. Or, il arrive une fois par miracle qu’elle aperçoit sur la Terre le reflet de son secret, une forme qui l’incarne. À son propre trouble qu’elle devine partagé, elle l’a reconnu. Elle a constaté l’existence de ce qu’elle considérait comme impossible ; une conflagration l’en avertit : la vie s’est unie, confondue avec le rêve. Transposé, transformé d’emblée magiquement, quelqu’un de vivant s’est substitué à l’irréel, sans en détruire ni en altérer le charme ; alliance féerique ! alliage merveilleux et indissoluble ! un mariage singulier a été célébré dans l’empyrée ; fermé à tous, excepté à deux êtres, est né au cœur d’une apocalypse, un univers, incompréhensible à tous les autres et seulement traduisible par métaphores fulgurantes, une sorte de Champs-Élysées ou de Hadès privé, inviolable, interdit à Dieu même, désormais jaloux, toutes les lois naturelles et surnaturelles bouleversées, tournées, tout d’un coup inefficaces, grâce à la vertu d’un seul couple accordé, système indépendant, mystérieusement affranchi des contingences de l’espace et du temps, bien qu’il y demeure. A surgi, fortuit, parmi les étoiles un météore nouveau, un empire dans l’Empire, un absolu dans l’Absolu, une unité dans l’Unité, un atome cosmique et moral irréductible, invincible sur lequel rien ne peut rien, qui se passe de ce monde et de l’Autre ; on se trouve en présence d’un cataclysme particulier, que les hommes ont peut-être sous-estimé, dont ils ont minimisé l’importance, en se servant pour le nommer de termes qui s’appliquent trop souvent à des sentiments d’un ordre inférieur, banal : « Amour, passion » par exemple s’appliquent trop souvent à des sentiments sans importance pour être dignes de désigner un événement moral, un phénomène mystique de première grandeur, unique, rare, qui intéresse l’Invisible, le repos de la Toute-Puissance même, en échec.
"Ce que chacun va demander aux spectacles ou cherche dans ses lectures : ce qu'il manque à sa propre vie pour qu'elle soit digne d'être contée. Ce que j'ai désiré seulement peut-être : d'être ému."
Ce n'est pas parce que je suis au comble de la Folie que je ne crois pas à la Sagesse, voire à la mienne.
L'amour est la forme que prend naturellement ma vocation particulière à la contemplation; il est comme un tunnel où je chemine à côté de quelqu'un d'invisible dans les ténèbres et de temps en temps s'ouvrent des cavernes où l'on se retire et se repose ensemble, infernales ? célestes ? A la lueur pâle qu'une fissure de la muraille laisse filtrer, ô la grâce de ce filet de lumière ! j'aperçois, je reconnais mon compagnon
...que mon regard, se mît à briller ou s'éteignît, la lumière en était trop vive ou les ténèbres trop noires, pour quelles pussent échapper à l'attention d'une femme, à qui l'excès même de tout ce que je ressentais annonçait l'importance de sa défaite, quand tout autour de moi lui désignait son vainqueur. Il m'aurait fallut être capable de duplicité, pour garder mon trouble secret, au moins lui en cacher la cause.
L'écrivain Mathieu Riboulet lit un passage de Marcel Jouhandeau lors des Rencontres de Chaminadour 2006. Video ©Philippe Rolle.