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EAN : 9782081260986
225 pages
Flammarion (19/02/2014)
3/5   1 notes
Résumé :
Contrairement à sa légende, Gustave Courbet ne fut ni un peintre réaliste ni un peintre politique, encore moins un peintre provincial. Il fut révolutionnaire, bien sûr, mais en pratiquant, comme les plus grands, la peinture à l'oeil. Expresion à entendre au double sens d'une peinture gratuite (ne dépendant ni des commandes de l'Etat ni des prix du Salon), et surtout d'une peinture qui ne fait pas "à l'idée" ce qu'elle aurait déjà prévu - mais qui voit dans l'acte mê... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (1) Ajouter une critique
Le philosophe Jean-Luc Marion tente, par une approche phénoménologique, de dépasser l'interprétation traditionnelle généralement admise de l'oeuvre de Courbet, celle de l'expression du "réalisme" en peinture et qui fait du Maître d'Ornans le chef de file de cette école. Il la recentre autour de la doctrine du peintre (présente dans sa correspondance) en attribuant à ce dernier un statut "d'inaugurateur" dont Cézanne fut l'un des premiers à parler. Mais il y a plus, l'auteur connaît précisément Ornans et, en avant-propos, avoue une dette envers celui qu'il a longtemps pris pour un peintre provincial, ce qui confère à cet essai une tonalité plus singulière et personnelle. Au-delà du discours construit pour démontrer, se révèle aussi son envie contagieuse de faire découvrir le peintre en remontant non pas à "L'Origine du monde" (oeuvre qui mérite un livre à elle seule) mais plutôt aux sources... de la "Loue", comme une invitation à retourner toujours aux oeuvres, même par des chemins détournés.

L'anecdote du veau crotté rapportée par l'auteur au début de l'essai est amusante et révélatrice du rapport de Gustave Courbet à la peinture. Se promenant un jour dans la campagne il aperçoit un veau crotté dans une ferme qu'il décide de peindre dès le lendemain. Mais revenant sur place, le peintre ne reconnaît plus le veau que le paysan a soigneusement toiletté pour la séance de pose. Fierté du paysan qui a rendu le veau présentable au regard, déception du peintre pour qui la nature crottée du veau avait sans doute suscité une vision créatrice. Alors réalisme ? Oui, mais perçu comme entreprise de traduire l'invisible d'usage en un visible réel. Que voit l'oeil de Courbet et comment voit-il, voilà ce dont il est question, que signifie voir et que regarde-t-on en peinture, qui est le sujet ? Toutes ces questions sont abordées. "Quant à moi, je prends ce que je pense dans la nature et pour moi l'ensemble des hommes et des choses, c'est la nature", dit l'artiste (p.111).

Jean-Luc Marion relève trois éléments clés chez Gustave Courbet : la nature, l'oeil et l'ego, autour desquels s'articule son analyse. L'oeil de Courbet, tôt repéré par Ingres et Delacroix, le distingue de tous ses contemporains ou prédécesseurs qui peignent ou ont peint à l'idée, affirmant par le dessin et la composition la mise en récit d'un visible... d'ailleurs jamais vu : batailles, allégories etc. "Courbet avait l'image toute faite dans son oeil" dira de lui Cézanne son "plus fidèle continuateur" et son "plus grand interprète", auquel l'avant dernier chapitre est consacré. Son oeil est absolu, comme il existe une oreille absolue, selon le phénoménologue : son geste de peintre est déterminé par la manière dont son oeil reçoit la vision. Son cerveau mis "aux abonnés absents", il transfère rapidement sur la toile la "vérité" surgie de la nature. Chaque tableau devient, en ce sens, un événement en soi où ce n'est pas l'idée qui vient construire la visibilité, mais l'oeil qui s'empare de la réalité invue par le commun des mortels (le veau crotté). Ainsi se définit la peinture "à l'oeil" (au double sens de vision subite – apparition − et gratuite − la vision donnée).

Gustave Courbet va très vite être controversé. Nul besoin pour lui d'aller trop loin pour rencontrer la nature qui se donne. Il se fait très sévère pour la peinture de paysage, qui s'est développée sous l'influence de Constable grâce aux peintres de Fontainebleau, Millet et Corot, et pour l'Orientalisme, qui ne sont rien d'autres que des manières de répéter ailleurs des thèmes qui ont toujours prévalu (le pittoresque et l'exotisme). Lui, va se concentrer sur la présence réelle des choses qui engendre la vérité (analyse très fouillée de « L'Atelier du peintre » de 1855, chapitre 4). Par son oeil, il retrouve la forme des choses et non des objets qui se conçoivent à l'idée. Il n'y a pas d'intermédiaire (on verra que son ego fait problème dans l'analyse de Marion) entre lui et la chose. Là est l'inaugurateur.

Dans les premières années de sa carrière, il pratique l'autoportrait de manière quasi obsessionnelle, symptôme d'un ego surdimensionné, recherchant sans cesse la publicité, en même temps que farouchement indépendant. Homme des « violents paradoxes » décrit par Proudhon, il a lui-même participé activement aux polémiques le concernant, s'en servant d'arme contre l'académisme épouvantable de son temps. Récusant et revendiquant au besoin l'étiquette de "réaliste". Il est refusé au Salon en 1863 mais triomphe en 1866. Un fort tempérament, des engagements politiques à la mesure du bonhomme. L'auteur se détourne très vite, sans les minimiser, des innombrables postures du personnage trop bien documentées et qui n'ont fait que recouvrir sa véritable personnalité. Il propose, à contrario, un Gustave Courbet dont l'ego encombrant, loin d'expliquer l'homme, brouille l'image de l'artiste en faisant surtout écran à ses desseins de peintre.

Car Courbet est aussi le penseur d'une doctrine pour sa peinture, sa volumineuse correspondance l'atteste et Jean-Luc Marion retrouve dans ses écrits une grande cohérence entre intentions, projets et réalisations artistiques. Courbet ne prévoit pas ce qu'il peint et peint ce qu'il voit avant de savoir ce qu'il peint. Il a parfaitement conscience de ne pas utiliser les mêmes moyens que ses pairs et s'est risqué à le prouver en peinture, ce qu'il paya fort cher. Ce qu'il recherche : une vérité de la nature : "Dès que le beau est réel et visible, il a en lui-même son expression artistique. Mais l'artiste n'a pas le droit d'amplifier cette expression. Il ne peut y toucher qu'en risquant de la dénaturer, et par suite de l'affaiblir. le beau donné par la nature est supérieur à toutes les conventions de l'artiste".

Le phénoménologue intervient donc ici pour mettre en rapport la pensée de Courbet, son oeil comme instrument qui capte l'événement surgi de (donné par) la nature, et son égo, en faisant l'hypothèse que c'est la mise en veille de cet ego (« epokhé » : mise entre parenthèses du monde selon Husserl) qui est la condition même de la réalisation de sa doctrine en peinture. "L'Atelier du peintre" (1855), qui est l'une de ses oeuvres les plus commentées, considérée comme le manifeste du réalisme, est pour Jean-Luc Marion le point de départ, chez Courbet, de la peinture à l'oeil. Une telle grille d'analyse lui permet de restituer en partie unité et cohérence à l'oeuvre peint de Courbet.

Les fameux autoportraits : "Portrait de Courbet par lui-même" (1840), "Portrait au chien noir" (1842), "L'homme à la ceinture de cuir" (1845-1846) et d'une manière générale, tous les autoportraits déguisés ou hallucinés s'inscrivent dans cette lecture d'une évolution lente et par à coups, en séries, du peintre sujet de sa peinture en train de se dégager de sa propre image au fil des oeuvres. Ainsi Jean-Luc Marion voit-il dans "L'homme blessé" (1844) un tableau charnière qui ouvre une période où enfin Courbet parvient à une forme de détachement de lui-même. "L'homme à la pipe" (1847) et les nombreux tableaux dont le sujet est le sommeil (les nus endormis féminins) seraient autant d'oeuvres ayant pour thème la mise en suspension de la conscience. Trois autres oeuvres sont analysées comme emblématiques de cette tendance : "Bonjour Monsieur Courbet" (1854), "La Curée" (1857) et "Gustave Courbet à Sainte Pélagie" (1871/1872). Tentatives pour se libérer de lui-même et peindre, selon ses voeux, en toute indépendance des oeuvres vues, en tant que vérité.

Cette vérité de la nature est aussi une vérité humaine et c'est une véritable "symphonie de la peine" (p.65) que Jean-Luc Marion fait émerger de tout un ensemble d'oeuvres soumises à son analyse : l'homme à la peine, représenté sous différents aspects, mais une peine toujours captée de la même manière : plus qu'une apparence, une apparition. Chaque femme, chaque homme apparaît à l'aune de sa peine : « Les Casseurs de pierres » (1849), « La Pauvresse du village » (1866), « La Bohémienne et ses enfants » (1853/1854), « Une Après-dînée à Ornans » (1848), « Un enterrement à Ornans » (1849), « Les Cribleuses de blé » (1855), « La Liseuse endormie » (1849), « Les Demoiselles des bords de Seine » (1856) ; qu'elle soit simple fatigue, épuisement, harassement, lassitude, hébétude, ennui ou tristesse, une peine toujours renouvelée, jusqu'à la mort. Quand l'égo s'efface, la peine surgit. Il y a même transfert de cette peine humaine, dit-il, dans ses peintures de chasse et animalière où la souffrance des animaux s'y inscrit par anthropomorphisme, voire dans ses natures-mortes.

Les marines sont également des plus emblématiques, très différentes de scènes maritimes classiques remplies de présence humaine ou de bateaux. Pas de naufrages, ni de scènes portuaires. Il faut les interpréter comme des infinis visibles (infini diminutif, selon une formule de Baudelaire), dont les éléments finissent par déborder hors du périmètre de la toile. le spectateur en reçoit aussi le choc, en est lui-même saisi. Telles les séries de vagues de 1869, initiées dès 1854, par exemple, spectacle de vagues d'où la sublimité n'est pas le propos (comme par exemple chez F.G.Friedrich), ni une quelconque métaphysique, il s'agit d'expérience esthétique. Un parallèle très convaincant est établi avec Marc Rothko. Même vision renforcée avec « Le Chêne de Flagey » (1864), « un arbre en personne », peut affirmer Jean-Luc Marion à juste titre (longue et profonde analyse du chapitre 5), ou de ses tableaux de neige après 1860 et de ses natures-mortes.

Enfin, dans la dernière partie de l'essai, Jean-Luc Marion se tourne vers Cézanne pour mieux retrouver Courbet dont le maître d'Aix se revendiquait. Outre que chacun ait été attaché à un lieu d'expérimentation de ses postulats esthétiques (Aix et Ornans), un point majeur semble les réunir : Courbet comme Cézanne recherchent une vérité en peinture qui se définit dans une visibilité des choses comme phénomènes, non comme objets pensés. Si Courbet a inauguré cette manière de peindre, Cézanne a bel et bien poursuivi cette recherche d'une vérité de la nature, mais non par réduction géométrique des formes ou déconstruction du visible comme il est trop souvent dit. Cézanne a, en effet, découvert que c'est la couleur qui engendre la forme visible à partir d'un point originaire culminant de lumière, ouvrant le flux à toutes les variations adjacentes. Trouver ce point fut son affaire.

A la réserve près que l'opposition peinture à l'oeil/peinture à l'idée, me paraît un peu artificielle − la simultanéité des approches esthétiques dans la création artistique me semblant plutôt la règle − l'analyse est originale et dépoussière une vision malgré tout très figée de l'oeuvre de Courbet, faisant du réalisme l'alfa et l'oméga de tous les commentaires. La vertu de cet essai est de rendre l'artiste plus lisible dans ses contradictions et de mettre en relief des oeuvres moins connues dont la beauté saisissante surprend toujours aujourd'hui. Sa peinture prend ainsi une dimension beaucoup plus universelle très méritée. "Il faut que je retrouve un homme dans chaque oeuvre ou l'oeuvre me laisse froid" disait Emile Zola (voir Controverse sur Courbet et l'utilité sociale de l'art). c'est aussi mon cas.
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Citations et extraits (3) Ajouter une citation
Comment la peinture qui semble une représentation, pourrait-elle donner lieu à la grâce d'une présence ?
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Ce titre de réaliste m'a été imposé comme on a imposé aux hommes de 1830 le titre de romantiques. Les titres en aucun temps n'ont donné une idée juste des choses ; s'il en était autrement, les oeuvres seraient superflues.
Gustave Courbet
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Car le peintre ne reproduit rien qui serait déjà visible : par excellence, quand il atteint son rôle, il impose un nouveau visible à la visibilité. En ce sens, il ne cherche pas, il trouve.
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