1948 est une année bien spéciale pour les citoyens d'Atlanta. le service de police de la ville a décidé, sous la pression du lobby des droits civiques, d'y intégrer des policiers noirs. Peut-on vraiment parler de policiers ? Outre l'insigne et l'arme, ils n'ont absolument rien pour travailler. Ils circulent à pied, exclusivement dans le quartier noir, ne peuvent procéder à des arrestations sans appeler en renfort les "collègues blancs", leurs bureaux (car ils ne peuvent circuler dans les bureaux de la police) sont dans un sous-sol crasseux, suintant d'humidité et habité par les rats avec 8 tables et un téléphone...Voilà à peu près l'environnement. Mais est-ce le pire ? Pas vraiment. Le pire est de tenter de travailler avec des hommes blancs composant une police klaniste, raciste, ségrégationniste, corrompue et qui n'ont qu'une envie : cogner du noir. Alors comment survivre? Comment faire valoir le peu de droits que vous avez ? "Darktown" est une espèce de chronique sociale de cette époque trouble du sud des États-Unis, des humiliations et des exactions subies par les noirs, mais qui m'a semblé encore bien (trop) contemporaine. Deux des huit policiers noirs seront témoins du laxisme de leurs collègues blancs lors d'une arrestation, laxisme qui conduira finalement au meurtre d'une jeune fille noire. Boogs et Smith, nos deux policiers, malgré tout, voudront faire la lumière sur les circonstances de cet assassinat et découvrir le meurtrier. Ils auront l'assistance d'un policier blanc, Rakestraw, en équilibre entre le fonctionnement de cette société qu'il connait très bien et ses propres principes moraux. Recherche de vérité qui ne sera pas sans conséquences graves. Le côté policier de ce roman est de facture somme toute assez classique et là où ce récit se démarque , c'est le contexte. Ce récit fait le portrait de cette Amérique raciste et de ses réactions à l'aube du grand mouvement en faveur des droits civiques. Malgré les faits relatés, malgré le poil hérissé, malgré la consternation sinon l'écoeurement que nous ressentons pendant la lecture de "Darktown", nous espérons que Thomas Mullen poursuive cette chronique intelligente et malheureusement trop vraie. Une très bonne découverte.
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Nouveau venu sur la scène policière française, même s'il est déjà l'auteur de cinq romans aux Etats-Unis, Thomas Mullen inaugure, ici, une singulière saga. La première aventure est formidable. Même les plus réticents aux séries mettant en scène des héros récurrents voudront connaître la suite. C'est dire.
Lire la critique sur le site : Lexpress
Tout en marchant le nez en l'air, Daniel remarqua que la plupart des poteaux de rue étaient coiffés de couvre-chefs. Un melon gris sur le panneau de signalisation à l'angle de Jupiter et de Pierce. Un peu plus loin, la casquette à carreaux d'un chauffeur, accrochée à un arrêt de bus. Un feutre noir perché en haut d'un poteau téléphonique sur Courtland Street.
A l'intersection de Peachtree et d'Auburn, il aperçut une casquette bleue de facteur. Il tira sur la manche de sa mère. Regarde, m'man, la casquette de papa !. Il ne comprit pas pourquoi son visage s'était soudain pétrifié. Il ne comprit pas non plus pourquoi elle serra sa main à la broyer ni pourquoi elle ordonna d'une voix dure : Dépêchez vous et surtout taisez-vous.
Jamais Daniel n'oublierait ces chapeaux. Plus grand, il apprit que les couvre-chefs accrochés en guise de trophées avaient appartenu aux hommes lynchés par les Blancs déchaînés. Pareil aux sauvages qui placent les têtes de leurs ennemis sur des piques, en pâture aux vautours.
La casquette bleue n'était pas celle de son père. Elle aurait pu l'être.
La première fois que les policiers noirs avaient été appelés à déposer, le juge leur avait refusé l'accès à la salle d'audience en uniforme, exigeant de les voir se présenter en "habits de nègre". Ils s'en plaignirent auprès de McInnis, lequel, bien à contrecoeur, mena des négociations en coulisses, soutenu par un autre juge qui se porta garant du "bon comportement" des huit de Butler Street - comme s'ils étaient des chiens dont on admirait la capacité à contrôler leur vessie.
Ils pouvaient donc désormais se présenter en uniforme à la barre, sans toutefois être autorisés à le revêtir pour se rendre du YMCA au tribunal. Idem au retour. La dernière réglementation en date stipulait qu'ils devaient le transporter - houssé ! - jusqu'au palais de justice, où ils entraient par la porte réservée aux non-Blancs. Ensuite ils se changeaient dans un cagibi anciennement affecté aux détenus,dont on leur avait donné la clé - un placard à balais qui sentait la serpillère moisie et le désinfectant. Une odeur moins pire cependant que celle des toilettes attenantes.
Il était près de minuit quand l’un des nouveaux réverbères d’Auburn Avenue eut la malchance d’être embouti par une voiture, une Buick blanche dont un phare explosa en mille éclats sur le trottoir, au pied du poteau désormais plus penché que la tour de Pise.
Les sauterelles continuèrent de striduler dans l’air lourd de juillet. Des fenêtres s’ouvrirent, le fracas de la collision en ayant réveillé plus d’un. Le seul piéton sur les lieux, un vieux balayeur noir qui rentrait du travail, se trouvait à une dizaine de mètres du point d’impact. Il avait reculé de quelques pas
en voyant la voiture mordre le trottoir et, prudent, s’était arrêté, de peur que le réverbère lui tombe dessus.
La Buick effectua une lente marche arrière, afin de dégager sa roue avant droite du trottoir. La manœuvre fit osciller le réverbère, tel un métronome géant qui reprit ensuite sa position initiale.
Le vieil homme entendit une voix de femme crier : « Qu’est-ce que vous faites, ramenez-moi chez moi ! » Il secoua la tête et, au cas où ça tournerait vinaigre, s’éloigna en traînant des pieds.
Il avait fallu bon nombre d’années aux dirigeants de la communauté noire d’Atlanta pour convaincre le maire de l’utilité d’un éclairage public. La présence de ces réverbères, installés depuis quelques mois sur cette grande artère commerçante, était ressentie comme un don céleste par les habitants
du quartier.
Détails évidemment ignorés du conducteur de la Buick.
En tentant un demi-tour au milieu de l’avenue déserte, il avait mal évalué la largeur de la chaussée, ou surestimé le rayon de braquage de son véhicule. Et sans doute pas remarqué les silhouettes de deux policiers de l’APD.
Cinq minutes plus tôt, l’agent Lucius Boggs s’était décidé à questionner Tommy Smith, son équipier, à propos de sa blessure au genou.
– Tu ne t’es pas fait ça au base-ball, avoue.
– J’ai salement glissé, riposta Smith.
– Mais tu as dit à McInnis que tu étais en base trois.
Pendant l’appel, Smith avait assuré à leur supérieur, le lieutenant McInnis, qu’il allait très bien ; il avait juste senti un pincement au ménisque en disputant un match avec des copains.
Vous savez comment sont ces terrains de jeu, monsieur, trop mous, ça accroche pas. McInnis l’avait écouté, imperturbable, du genre encore un négro qui me raconte des craques, et avait jugé que le sujet ne méritait pas approfondissement.
– Bon, OK. Je suis tombé d’une fenêtre, admit Smith.
Ils patrouillaient sur Hilliard Street, non loin du YMCA 2 dont le sous-sol servait de cantonnement aux policiers noirs.
Le soleil, couché depuis longtemps, avait laissé derrière lui une chaleur étouffante qui persisterait jusqu’à son lever. Les deux flics transpiraient dans leur uniforme.
– Tombé de ta fenêtre ?
– D’après toi ?
Boggs croisa les bras et ne put s’empêcher de sourire.
– Qui était la dame que tu essayais d’impressionner avec tes acrobaties ?
– En fait, j’étais en train de la régaler de mes voltiges quand le mari a déboulé. Soi-disant il l’avait quittée et il s’était tiré à Detroit. Elle racontait qu’elle cherchait un avocat pour le divorce.
Les policiers d’Atlanta étaient tenus de respecter un code de conduite très strict – interdiction de consommer de l’alcool, même chez eux, et défense de courir les filles. La seconde règle n’était pas parvenue jusqu’au cerveau de Smith.
À l’instar de ses sept collègues noirs, il ne buvait pas une goutte, sachant qu’il risquait la suspension si un témoin malveillant le dénonçait ; en revanche, l’idée de faire ceinture côté gaudriole était pour lui inconcevable.
– Tu vas finir avec une balle en pleine tête, Tommy…
– Je t’assure que je cours pas après les femmes mariées !
– Excepté celle-là, et celle qui faisait ce fameux gâteau
aux noix caramélisées, et aussi…
– Oh, elle, c’est une vieille histoire…
– Tu disais, le mari a déboulé… Et après, que s’est-il
passé ?
– Devine… J’ai enfilé mon froc vite fait et j’ai sauté par la fenêtre.
– De quel étage ?
– Du troisième.
– Non !
– Pas le choix, mon vieux, y avait pas d’échelle d’incendie.
Je m’en suis plutôt pas mal tiré, pas vrai ?
– Tu as eu des nouvelles de la dame, depuis ?
– Je suis pas retourné écouter aux portes, figure-toi.
– Tu ne t’inquiètes pas pour elle ?
C’est le genre de nana qui a la tête sur les épaules et les pieds sur terre.
Lucius Boggs était fils de pasteur. Même s’il n’avait pas suivi les traces de son père, l’idée de coucher à droite à gauche lui était complètement étrangère. Avant de rencontrer sa fiancée, son expérience en la matière s’était limitée à quelques rendez-vous innocents avec des jeunes filles bien élevées de l’élite intellectuelle de la communauté. Aujourd’hui, il se remettait de la rupture de ses fiançailles, la demoiselle lui ayant avoué que sa constitution fragile ne supporterait pas le stress de savoir que son futur époux pouvait à tout moment être abattu ou passé à tabac.
Une voiture de patrouille approchait, feux éteints. Hilliard Street ne possédait ni réverbères ni trottoirs. Les deux flics se turent et attendirent, chacun se demandant si reculer de quelques pas le ferait passer pour un dégonflé.
Soudain le véhicule accéléra, fonça sur eux, les évita in extremis et s’immobilisa dans un crissement de pneus.
Boggs et Smith eurent le temps d’apercevoir deux flics qui poussaient des cris de primates en criant : « Garez vos miches, les négros ! »
Et la voiture repartit sur les chapeaux de roues, emportant les deux Blancs hilares.
Ne jamais montrer sa peur. Toujours réagir comme à une blague innocente, même s’ils lancent leur bagnole sur vous quand vous traversez la rue, même si la carrosserie vous frôle.
Plus d’une fois, Boggs, en quête d’aide pour une arrestation, avait hélé une voiture de patrouille, laquelle, loin de lui prêter main-forte, avait roulé vers lui à tombeau ouvert. Il entendait encore résonner le rire gras des Blancs. Le jour où ils écraseront un flic de couleur, ils diront que c’est un accident.
Boggs et Smith marchèrent jusqu’à l’angle d’Auburn Avenue sans échanger une parole. Seules les stridulations mécaniques des sauterelles, auxquelles répondaient les criquets, venaient troubler le silence. Les néons du cinéma Bailey’s Royal, les devantures du bijoutier et du tailleur étaient éteints ; quelqu’un avait oublié de fermer la lumière au troisième étage des bureaux d’une compagnie d’assurances.
Hormis cette lueur et celles des réverbères, la nuit était d’encre. C’est alors qu’ils entendirent le fracas.
Ils rebroussèrent chemin, avec le vague espoir que la voiture de patrouille ait percuté une borne d’incendie ou un mur de briques. Au lieu de cela, ils virent une Buick blanche montée sur le trottoir, et, titubant tel un homme ivre, un réverbère dont l’ampoule se mit à papilloter.
La Buick descendit du trottoir en marche arrière – à cette distance, impossible de lire la plaque d’immatriculation. Puis elle repartit droit vers eux.
Incorporés dans la police depuis moins de trois mois, Boggs et Smith patrouillaient chaque soir à pied – les flics noirs n’avaient pas droit aux véhicules – le secteur d’Auburn Avenue et le West Side, de l’autre côté du centre-ville. On leur avait fourni la tenue réglementaire : casquette à visière ornée de l’écusson doré de la ville d’Atlanta 1, chemise de serge bleu foncé avec plaque nominale en laiton épinglée au-dessus de la poche de poitrine, pantalon noir et courte cravate.
Smith était l’un des seuls à avoir choisi l’option nœud papillon, plus chic à son goût. Ils portaient tous un large ceinturon auquel était accroché un attirail d’armes défensives, dont un revolver, ce qui terrifiait bon nombre de Blancs.
Boggs s’avança sur la chaussée, paume levée, et fit signe au conducteur de se rabattre. Les flics blancs pouvaient s’amuser à faire semblant d’écraser leurs collègues, mais les civils, tout de même… Il espérait que non. La Buick roulait plus lentement que la normale, comme si elle avait honte d’avoir embouti le réverbère. L’éclat de l’unique phare fit étinceler la plaque sur la chemise du policier.
Le véhicule stoppa.
– Il a pas éteint son moteur, chuchota Smith.
Gênés par la lumière du phare, ils distinguèrent deux silhouettes à l’avant, celle d’un homme corpulent coiffé d’un chapeau et celle, plus petite, d’une passagère, tête nue.
Boggs s’approcha de la portière côté conducteur, imité par Smith côté passager. Leurs semelles ne faisaient aucun bruit.
Le trottoir avait été balayé. Pas une brindille, pas un mégot en vue. Il s’apprêtait à demander ses papiers au chauffard lorsqu’il s’aperçut qu’il s’agissait d’un Blanc.
Il ne s’y attendait pas du tout. Il eut confirmation que l’individu était ivre lorsque des relents de whisky parvinrent à ses narines. Le gros type l’observait avec un mépris agacé.
– Les papiers du véhicule et votre permis de conduire, s’il vous plaît, monsieur.
On voyait rarement des Blancs à Sweet Auburn, le quartier noir le plus huppé d’Atlanta – voire du monde, claironnaient certains vantards. Ceux qui cherchaient des putes et des tripots allaient plutôt sur Decatur Street, près de la voie de chemin de fer, cinq cents mètres plus au sud, ou dans d’autres
zones mal famées surveillées par des flics de couleur. Ce type était donc perdu, bourré, ou alors assez stupide pour imaginer que tous les quartiers noirs de la ville offraient les sensations fortes qu’il recherchait. Or, Sweet Auburn, c’étaient des églises, des agences immobilières, des banques, des compagnies
d’assurances, des entreprises de pompes funèbres et des barbiers. À cette heure-ci, tous les restaurants étaient fermés.
Quant aux deux night-clubs de l’avenue – des boîtes de nuit respectables, tenues et fréquentées par des Noirs respectables –, ils n’ouvraient leurs portes aux Blancs que le samedi, jour où l’accès était interdit aux nègres.
- Rappelle-moi pourquoi on fait ce métier ?
(...)
Pour Marco Snipes.
Juillet 1946. Comté de Taylor. Le premier Afro-Américain à être allé voter. Abattu d'une balle dans le dos.
- Pour Isaac Woodard.
Février 1946. Caroline du Sud. Un ancien soldat, tabassé par deux flics pour avoir osé sortir en uniforme. A perdu la vue.
- Pour les Malcom et les Dorsey.
Juillet 1946. Deux couples, dont un mari vétéran et une femme enceinte, victimes d'un guet-apens et lynchés sur un pont enjambant l'Apalachee River.
Si la campagne menée en Géorgie en faveur du vote des populations de couleur avait connu un franc succès à Atlanta, Il en été allé tout autrement dans les zones rurales, où des affichettes placardées menaçaient de représailles les Noirs qui envisageraient de s'y inscrire. Cet homicide n'était qu'un exemple du sort menaçant ceux qui oseraient franchir le pas.
À l'occasion de la 19ème édition du festival "Quai du Polar" à Lyon, Thomas Mullen vous présente son ouvrage "La dernière ville sur Terre" aux éditions Rivages.
Retrouvez le livre : https://www.mollat.com/livres/2672053/thomas-mullen-la-derniere-ville-sur-terre
Note de musique : © mollat
Sous-titres générés automatiquement en français par YouTube.
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