N°1638 – Avril 2022
Dernière communication de la société proustienne de Barcelone - Mathias Enard- Inculte.
Plus qu'à tout autre, la terre entière appartient au poète bourlingueur où l'histoire se mêle à la géographie. Il se joue du temps et surtout de l'espace et le monde est son jardin. Il se fait marin pour l'explorer parce qu'un port est une porte ouverte sur l'inconnu et son nom est déjà une invitation au voyage, une occasion unique de repousser l'horizon, un exil permanent et volontaire. On y parle des langues parfois inconnues, aux accents d'ailleurs et c'est déjà un départ, un dépaysement. Beyrouth Damas, Gdansk, Constantinople autant de villes où une femme peut-être attend, ou peut-être pas. Tout cela suscite l'écriture comme la table d'un café d'où on voit passer les gens dans la rue.
Mais tout procède de la folie de l'enfance qui préexiste à l'écriture. Elle s'affirme et se renforce avec le temps, les plaisirs et les voyages , les errances et les paysages, les paradis éphémères que la vie offre.
L'apocalypse n'est jamais très loin et les flammes viennent déranger la quiétude des choses qui pourraient être simples et avec elles la violence et la peur devant laquelle les mots ne pèsent rien. Il faut se battre et défendre sa liberté, sa vie. La guerre est indissociable de l'homme qui la fait et en meurt mais aussi sème la mort autour de lui pour une idée, un projet, une folie.
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PAMIRS p 81-82
Toi qui a parcouru les blessures des Pamirs
Vu leurs déserts altiers
S'ouvrir aux corps nus des baleiniers
Des pierres, ces chameaux de Bactriane
Au pelage de bison ou d'âne ;
Toi qui a parcouru les blessures des Pamirs
Entendu le persan que parlent les Tadjiks
Et craché dans ta main ouverte par les cailloux
Ce paysage meurtri des montagnes magiques
Infiniment pierreuses ;
Toi qui a parcouru les blessures des Pamirs
En rêve, en réalité
Qui a cherché un songe à leur hauteur
Au défi de la langue
Des armes, des uniformes et de la peur ;
Toi qui as vu la sécheresse des Pamirs
Couler sur le monde et l'ébahir
De sabres courbés, de mendiants aveugles
Guidés par des cris
Au ciel jusqu'à l'envahir
Replies-toi dans ton manteau
Enveloppe-toi d'un voyage infini
Confie aux étoiles le soin du paquetage
Pars et oublie les Pamirs
Sois sage
Ils te poursuivront d'encens
T'accompagneront de myrrhe.
ÉCLATS DE POLOGNE
I
Un wagon de grumes encombre la gare de Sobibor :
La blancheur de la neige ne cache ni la peine des bouleaux
Ni la douleur des pins
Attristés par leur sève,
Chargée de cendres.
II
Le vide, l'absence, le froid.
La théorie des vases communicants
Remplit nos coeurs à Zamosc.
L'un en face de l'autre,
Nous buvons sans savoir
Qui nous buvons.
Nous nous aimons sans comprendre
Cette vérité première de la vodka :
Le givre, la glace
Ne font pas oublier le feu. p 26-27
MATIÈRE DE LA STEPPE
RUSSIE p 56
I.
Je caresse, dans le givre, les lèvres du jardin.
Les esclaves de marbre, le front dans la brume,
Lances pointées vers le ciel.
Des deux chênes je n'entends
Que les ruines sous mes pas,
Leurs voix fragiles crissent doucement,
Paroles froissées d'hiver.
BOIRE À LISBONNE
...
VIII
Ivresse grande et traces de chagrin
Teintent l'aurore et froissent le matin.
Tes seins me manquent, ta peau est loin, le vin est bleu
Le vendangeur de l'aube cherche en vain le raisin.
....
XV
Un fado assassin t'emporte vers la mer
La saudade te prend au bord de l'onde amère
Laisse s'enfuir la joie, livre-toi au chagrin
Il te guide vers le vin qui est ton seul amer.
Doucement se déchirent les lèvres du vent
Le bruit d'un livre qui s'ouvre font tes pas dans la neige
Et je te vis comme une poésie au dos du coeur
Malgré la vieillesse et le gel. p 92
Grand entretien de clôture avec Mathias Enard - Modération par Zoé Sfez - dimanche 2 octobre 2022, 17h30-18h30 - Château du Val Fleury, Gif-sur-Yvette (Paris-Saclay)
Festival Vo-Vf, traduire le monde (les traducteurs à l'honneur)