Des autoportraits qui n'en sont pas ou plus et, derrière les mimiques ou les grimaces, oubliés les visages. Des grands yeux vides ou à demi fermés. Des corps aux membres démesurés, des mains crispées, des contorsions, des poses plus ou moins affectées et des nudités en tout genre s'exposent crûment aux premières pages de ce volume de la Petite Collection 2.0 que Taschen consacre à Egon Schiele (1890 – 1918). Figure de l'expressionnisme et grand admirateur de Klimt, associé à la Sécession viennoise du début du XXe siècle, ce maître du dessin à eu sa rétrospective à Vienne et une exposition à Paris pour marquer le centenaire de sa disparition l'année dernière (Schiele et sa jeune femme enceinte de quelques mois ont été emportés par la grippe espagnole à trois jours d'intervalle). Si la police des moeurs du vieil empire déclinant des Habsbourg avait cité l'artiste à comparaître (accusé en 1912 du détournement et du viol d'une mineure, il fut détenu trois semaines avant d'être finalement condamné à trois jours de prison pour avoir répandu des dessins immoraux, les charges initiales étant abandonnées en cours de procès), ce sont des publicitaires qui ont refusé, en 2018, l'affichage en l'état des reproductions de ses nus dans l'espace public (pour la promotion de la rétrospective du musée Leopold à Vienne de février à novembre 2018). A Cologne, Hambourg et Londres on pouvait les voir dans les couloirs du métro ou les halls d'aéroports avec des bandeaux de pudeur sur les « parties incriminées » ! (La presse en a rendu compte, un essai récent d'Emmanuel Pierrat aussi : "Nouvelles morales, nouvelles censures", Gallimard, 2018). L'éclairage porté ici par Reinhard Steiner sur “l'âme nocturne de l'artiste” et sur des oeuvres érotiques jugées encore choquantes aujourd'hui est plutôt passionnant et de nature à faire tomber certaines oeillères.
L'analyse qui reprend quelques incontournables éléments biographiques et du parcours artistique de Schiele (“J'ai fait le tour de Klimt”), montre très bien les ressorts d'une création artistique dissonante et novatrice que son goût prononcé pour l'auto-représentation et son trait singulier interrogent. Une centaine d'autoportraits permettent d'inscrire Shiele, sans qu'il y colle totalement, dans une longue tradition picturale européenne remontant à Dürer et Rembrandt (“L'artiste et son double”). Mais l'observation de soi, fréquente et soutenue chez ce Narcisse moderne un peu vaniteux, qui défie les canons et l'académie, dépasse largement l'amour de soi et l'exhibitionnisme obsessionnel qu'on y décèle à première vue et dans lequel on pourrait l'enfermer. Sa production autocentrée, certes agressive et radicale, peut être comprise dans le périmètre élargi d'un travail répété et sans tabou sur l'expressivité du corps. La recherche a permis d'établir l‘intérêt particulier que Schiele, par l'intermédiaire de son ami Erwin Osen, portait à des manifestations physiques pathologiques (“Le corps, support de l'expressivité”). Aux sources intellectuelles diverses auxquelles il a pu puiser pour nourrir son inspiration, l'esprit fin de siècle qui baignait la capitale austro-hongroise lui a fourni son creuset bouillonnant. S'y mêlaient l'influence de la théosophie, celle des écrits de Nietzsche peut-être et, plus sûrement selon Reinhard Steiner, celle des travaux de Charcot et de Freud, sur l'hystérie, qui commençaient à être connus et à circuler... Et comme toute bonne analyse se doit d'offrir une perspective à ses lecteurs, celle-ci ne déroge pas à la règle : l'avant dernier essai sur le “Symbolisme visionnaire” de Schiele remplit parfaitement cet office, avant que l‘étonnement et la vraie surprise ne soient provoqués pour moi par les paysages naturels ou urbains des dernières pages, visions presque décalées dans cet ensemble, venant rappeller par leur sombre beauté que l‘artiste était aussi un poète disparu bien trop précocement.
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Je suis souvent enthousiaste pour les livres de la collection Basic Art de Taschen mais j'ai beaucoup moins apprécié celui ci. A mon gout il verse trop dans la psychologie de l'artiste et ne se concentre pas assez sur les oeuvres elles mêmes de l'auteur. Les oeuvres sont dures et belles. On peut y lire toute la puissance et le talent de l'artiste. le commentaire ne m'a pas beaucoup intéressé et le premier chapitre m'a presque fait abandonné le livre.
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Un livre comportant de nombreuses planches associées à une présentation pertinente. L'oeuvre est forte, violente, parfois dérangeante mais l'expression graphique et picturale est toujours porteuse d'émotion.
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Lettre de Schiele à son futur beau-frère :
" Vienne est le règne de l'ombre, la ville est noire, tout y est artificiel. Je veux être seul. Je veux aller en forêt de Bohême. Mai, juin, juillet, août, septembre, octobre ; il me faut voir et explorer des choses nouvelles, je veux goûter de sombres eaux, des arbres grinçants, je veux voir des airs sauvages, m'étonner de clôtures décomposées, je veux les vivre, je veux entendre de jeunes forêts de bouleaux et des feuilles frémissantes, voir de la lumière, du soleil et jouir du vert bleuté des vallées humides au crépuscule. Sentir briller des poissons rouges, voir se construire des nuages blancs, parler aux fleurs. Contempler des herbes, des gens aux joues roses, de vieilles églises respectables, savoir dire les petits clochers ; je veux parcourir sans retenue de rondes collines couvertes de champs et traverser de grandes étendues, je veux embrasser la terre et humer les mousses chaudes et douces ; alors je donnerai forme à de belles oeuvres : des champs rayonnant de couleurs... "
L'auteur cite Arthur Roessler qui avait recueilli les souvenirs d'Egon Schiele :
"On avait en effet reconnu dans certains des tableaux peints par Schiele, que ce dernier était capable de retourner l'intérieur de l'homme vers l'extérieur, et l'on répugnait à regarder ce que l'on avait soigneusement caché de décomposition putride et galeuse. Egon Schiele a vu et peint des visages humains qui ont des lueurs pâles, qui sourient douloureusement, qui ressemblent à des visages de vampires à qui leur répugnante nourriture fait défaut. Les visages de possédés (!), dont les âmes sont purulentes, et qui coagulent des souffrances inouïes en un masque pétrifié...
Dans ces visages humains, il a vu et peint des yeux froids comme des pierres précieuses, qui rayonnent du pâle reflet de la décomposition, et il a peint la mort sous la peau. Avec une grande candeur, il voyait des mains tordues, déformées, des mains décharnées aux ongles jaunes... Mais on se trompe en pensant qu'il peint toutes ces choses par perversité..."
Poème d'Egon Schiele ( car il était aussi poète!)
Saveur du rouge, parfum des blancs vents berceurs,
Vois dans l'immensité : soleil.
Contemple de jaunes scintillements d'étoiles,
Jusqu'à te sentir bien et fermer tes mirettes.
Des mondes cérébraux étincellent dans tes cavernes.
Laisse trembler en toi les doigts intérieurs,
Goûte l'élément,
Toi qui dois te chercher, trébuchant, assoiffé,
Toi qui es assis en sautant, allongé en courant,
Toi qui rêves allongé, qui veilles en rêvant.
Fièvre bouffe faim et soif et déplaisir,
Le sang se fraie un chemin.
Père, toi qui es là, regarde-moi,
Enveloppe-moi,
Donne-moi !
Monde si proche va et viens hors de toi.
Etends maintenant tes nobles os,
Prête-moi une tendre oreille,
Et des yeux pâles et bleus.
Ceci, père, était là --
Me voici devant toi !
Certains autoportraits nous renvoient ainsi immanquablement au Portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde (1890), portrait qui vieillit et s'enlaidit alors que son modèle continue à vivre son intacte beauté. L'étrangeté du roman repose précisément sur cette inversion du rapport ordinaire entre le modèle et l'image : le portrait peint y devient le véritable miroir de l'âme, il fait apparaître des traits que ne montre nullement l'original. Les contemporains de Schiele semblent avoir éprouvé quelque chose de similaire à la vue de certains de ses autoportraits. C'est ainsi que dans un compte-rendu du 11 novembre 1912, Friedrich Stern écrivait : "Il y a là aussi un autoportrait que l'on a du mal à reconnaître comme tel en raison de l'état de décomposition avancé qui l'habite et dans lequel l'artiste pense devoir se représenter. Cela est somme toute assez désolant..." Schiele ne se sert donc pas d'un reflet de sa propre image pour établir son identité, mais pour chercher l'autre moi que ses tableaux lui permettent de fixer.
L'artiste et son double, p. 8
Reinhard Steiner
Le grand nombre des autoportraits -- environ une centaine -- , ne témoigne pas seulement du fait que parmi ses collègues historiques, Egon Schiele peut être considéré comme l'un des observateurs les plus assidus de sa propre personne, mais tend également à faire penser qu'il s'agit là d'un être que l'on pourrait qualifier de narcissique. Et de fait, Schiele n'était rien moins qu'un observateur maniaque de sa propre personne. Mais au-delà de cette constatation, il convient de dire que Schiele était avant tout un peintre, peintre qui fixait sa propre personne et ses poses, sur un mode essentiellement pictural, qui se "représentait lui-même".