Mais c’était cela le sens de l’univers : en arriver à l’amour. Voilà où m’avaient mené les étapes de ma vie. Tout était maintenant simple, limpide, et se découvrait à mes yeux comme en un éclair qui illumine le monde d’un bout à l’autre, mais sans que la nuit puisse jamais revenir. Pourquoi avais-je tant cherché ? Pourquoi avais-je accepté un enseignement venu du dehors ? Pourquoi avais-je attendu que le monde se justifiât devant moi, qu’il me prouvât son sens et sa pureté ? C’était à moi-même de le justifier, en l’aimant et en lui pardonnant, à moi de lui donner son sens par l’amour, et de le purifier par le pardon. Et ce moi n’était rien qu’une partie de l’univers - une partie qui ne dormait plus, qui ne souffrait plus, en qui il s’était réveillé à son vrai sens - car je ne pouvais croire que la profondeur de mes mécanismes cérébraux fût «moi», elle était aussi indépendante de moi que le reste du monde. Je n’avais qu’à aimer et pardonner, à donner ainsi valeur, structure et hiérarchie à l’univers, moi, «moi» qui n’étais personne, qui n’étais sinon rien, tout au plus cette tension de la volonté et de tout l’être, montée de je ne sais quel point qui n’était plus moi, mais lui. En cet instant où je prenais la décision la plus volontaire et la plus libre, la plus arbitraire même de toute ma vie, je savais que je n’étais même pas, que ma volonté n’était elle aussi qu’une succession et une structure de tropismes, de déterminations, de réactions à des sollicitations extérieures, que ce moi triomphant qui s’anéantissait librement n’était ni libre, ni soi-même, mais un point limité du tissu de l’univers, passager et diffluent, distinct seulement en apparence. Absolument moi-même et absolument personne ; absolument libre et absolument déterminé. Un mur s’était brisé, j’avais percé une croûte qui m’enfermait. J’étais plus fort, plus téméraire et plus énergique que jamais dans ma vie ; et humble jusqu’à dire ce que je n’avais jamais su dire ni comprendre : « Pas moi : toi.» J’étais le conquérant triomphant, et je savais que, mendiant chanceux, tout cela m’avait été donné gratuitement. Je savais que j’avais trouvé, au prix de mes efforts et de mon vouloir ; mais que rien, ni effort, ni vouloir, ni amour ni prière, n’eussent pu me faire obtenir cela, que c’était un don arbitraire. Mérité, mais imméritable ; gagné, mais ingagnable ; sauf par la grâce de cet univers, de ce «toi» - ou, pour parler comme on parle d’habitude, par un «heureux hasard». Je me trouvais sur le plus haut sommet que j’eusse pu rêver d’atteindre, je possédais enfin le bonheur que j’avais toujours cherché, et je savais que ce n’était qu’un passage vers quelque chose de plus haut. Il y avait de quoi devenir fou d’orgueil : c’était bien pourquoi je m’anéantissais dans l’humilité. Je vis tout, ou plutôt je fus, enfin, enfin, à l’intérieur de tout : les étendues, les distances, les mouvements, les durées, le temps à venir, le passé, et d’autres catégories que je ne peux nommer, tous les êtres vivants ou minéraux, et les étendues, les durées, les êtres qui se trouvent encore au-delà, et puis tous ceux qui sont ou ne sont pas dans les ténèbres du dehors, peut-être pleines, peut-être vides. Autour de moi, au-dessous de moi, au-dessus de moi, en moi, suivant toutes les dimensions des catégories connues et inconnues, et même inconnaissables. C’était l’univers. Il m’avait fait, il me contenait. Il me portait. Il était en moi. Je ne pouvais m’en séparer qu’illusoirement, en limitant ma conscience. Il n’était pas comme un océan où je flottais, car il était également à l’intérieur de mon être. Ni comme un père, ni comme une mère, car ils ne sont pas aussi l’enfant. Mon amour qui sourdait de je ne sais quelle profondeur -si, je le savais bien-, n’était pas une conquête, une invasion du monde, car j’envahissais le monde en m’y dissolvant. Ni une éjaculation, car plus l’amour jaillissait de moi, plus j’en avais à donner, je restais non pas vidé, mais au contraire plus plein qu’avant. Ni un orgasme, car je n’y perdais pas conscience, ma conscience était plus aiguë et plus lucide que jamais, comparée à ma conscience quotidienne elle était comme l’état de veille comparé au sommeil profond. Ni une ivresse, car j’étais plus sobre et plus pur que jamais, sans vertige ni impureté. Ni pareil à l’exaltation donnée par les drogues, car mon être était enfin rentré dans ses gonds, rattaché au monde, et remis d’accord avec lui, organisé à jamais.
J’étais à genoux et les larmes coulaient sur mon visage. Comment remercier ? Comment l’appeler ? «Mon Dieu», répétais-je dans un murmure, «mon Dieu». Comment l’appeler autrement ? «Ô univers», «Ô conglomérat», «Ô amas» ? «Père» ou «mère» ? Autant dire «mon oncle». «Seigneur» ? Autant dire «cher monsieur» ou «cher camarade». «Seigneur» à l’air qu’on respire et aux poumons avec lesquels on respire cet air ? «Mon enfant» ? Mais il me contient, il m’a précédé, il m’a fait. «Toi» est son nom, et on peut ajouter «Dieu». Car «moi» et «je» ne sont qu’un arrêt à mi-chemin entre le vaste univers extérieur qui est lui, et cet intérieur le plus intime de nous-mêmes qui est également lui. L’adoration brûle les contradictions, le paradoxe est son support. L’horreur du mal pousse à l’adoration, car Dieu est terrible, et horrible, et effrayant. L’attendrissement y pousse aussi , car Dieu est attendrissant. La pitié y pousse, car Dieu souffre. Et l’amour est l’adoration même. J’étais écrasé d’effroi, ébranlé de pitié, ému de la grâce et de l’innocence de cet univers où j’étais plongé, dont j’étais fait, et qui produisait sa fleur dans mon coeur, dans cette flamme tremblante et immobile, inexhaustible et toujours épanchée. Dieu avait été devant moi depuis le commencement, je n’avais eu qu’à le nommer : devant moi, autour de moi et en moi-même, il n’y avait qu’à le nommer, c’est-à-dire à le craindre et à l’aimer, à l’adorer dans l’amour et dans l’horreur sacrée.
J’étais serein maintenant, et je n’aurais rien su dire de ce que je savais, éprouvais et faisais, que le mot «oui». Je me rappelle m’être trouvé à un moment donné étendu par terre, dans la froide humidité, mais je l’oubliai bientôt et retournai vers Dieu, et cette fois-ci je n’aurais su dire que moins encore : rien que non, nier toute tentative de la pensée, toute conscience même, qui ne pouvait plus être que pénombre. Puis il n’y eut même plus de non : rien que le silence.
Je ne dis rien de tout cela à personne, car qui aurait compris ? En effet, je trouvais que le parti, c'était comme mon père, pour qui sa femme avait toujours raison, et nous, jamais : " Vous ne la comprenez pas."