Qui était Jung ? Que voulait-il, que cherchait-il, à travers quoi se définissait-il ? du gnostique, il en a tout le caractère hérétique, se faisant rejeter aussi bien par les théologiens que par les psychologisants. N'oublions pas toutefois qu'une partie non négligeable de ses lecteurs et non-lecteurs s'en foutait, que certains n'y comprenaient rien, et que d'autres trouvaient ça génial.
« Ils me critiquent comme si j'étais un philosophe ou un gnostique qui prétendrait posséder quelque savoir surnaturel. »
Soulevant l'indignation des théologiens de son temps, Jung semblait ressusciter d'antiques hérésies, ce qui ne devait pas totalement déplaire à son esprit frondeur. Prolongeant l'hérésie par la provocation, il a toujours renié être cependant un gnostique. C'est sur cette petite énigme que
Françoise Bonardel va plancher pour nous offrir un développement qui relève avant tout de la philosophie, et après tout de la psychologie des profondeurs, ce qui signifie que c'est aux contradictions apparentes dans les écrits et les propos de Jung, dans les paradoxes de ces observations et de ses raisonnements, dans les sources contradictoires auxquelles il se réfère, que la réflexion se développe.
Première question : qu'est-ce que la Gnose ? Si on peut penser à certaines sectes gnostiques dont le nom a réussi à traverser les époques – les mandéens, les nicolaïtes, les carpocratiens, etc. –, ce qu'elles matérialisent sous la forme d'une cosmogonie et d'un mode de vie n'est qu'une hypostase de la Gnose, « savoir qui sauve parce qu'il va directement à l'essentiel », « connaissance qui prend sa source dans l'expérience intérieure ». La Gnose se présente alors comme un archétype dont les différentes sectes seraient l'incarnation manifeste, différenciée mais partielle.
Ce qui intrigue Jung, c'est que la Gnose serait selon lui « une science psychologique dont les contenus sont issus de l'inconscient ». Jung s'est souvent montré très critique vis-à-vis du christianisme qu'il juge inachevé. le christianisme aurait perdu un truc en chemin et son avènement réel ne saurait dater que du jour où il réintégrera le mal autrement que sous cette forme pléonastique de la privatio boni. La Gnose, au contraire, ne niait pas l'existence du mal comme tel, et en ce sens elle accompagnait la réflexion de Jung sur l'origine du mal et la nécessité de son intégration.
Ce mal implique une destitution. C'est peut-être l'idée de la Chute originelle. Il existerait alors un Plérôme que l'on pourrait rejoindre et c'est par l'insurrection du gnostique contre ce monde et toutes ses « puissances qui dérobent à l'homme la liberté de découvrir qui il est, et le privent ainsi de la plénitude psychique à laquelle il peut légitimement prétendre » qu'il s'en approchera. La psychologie des profondeurs de Jung est une forme de révolte contre le monde puisqu'elle encourage à se distancier de son masque social, à ne s'appuyer sur aucun guide ni modèle et à accueillir les aspects de soi qui ne sont pas approuvés par la vie sociale. Qu'est-ce qui distingue alors Jung des gnostiques ? S'il se sent très proche des expériences visionnaires des gnostiques, s'il se sait « plus ou moins consciemment relié à eux par une forme de sensibilité bipolaire et fortement contrastée », il évite cependant leurs excès (dualisme, refus péremptoire du monde) car il a « très tôt envisagé d'intégrer ce que les gnostiques se contentèrent d'opposer : l'effroi devant le monde et les hommes tels qu'ils sont, et une aspiration à la lumière à nulle autre pareille ».
Cette intégration fut l'histoire de la vie de Jung et on peut la retrouver – ou tout du moins la deviner – dans ceux de ses textes qui laissent transparaître le plus clairement leur influence gnostique : Les Sept Sermons aux Morts et le Livre Rouge. Jung réussit à ne pas commettre une répétition du système gnostique en se détachant du représentant de la représentation, en remarquant que le gnosticisme « projetait la perception interne subjective du processus de modification d'attitude sous forme de système cosmogonique et croyait à la réalité de ses figures psychologiques ». Ce qui signifie que « les gnostiques auraient donc pris l'image-archétype pour l'archétype auquel ils auraient reconnu une identité substantielle, à laquelle ils auraient été d'autant plus portés à s'identifier qu'ils édifiaient entre l'une et l'autre « les ponts irisés des hypostases » ».
On ne sait jamais si Jung dévitalise les textes qu'il étudie ou s'il leur donne une nouvelle vie. Il ignore leur portée métaphysique pour ne se consacrer qu'à leur interprétation psychologique, imaginant ainsi, à tort ou à raison, éliminer l'erreur catégorielle qui fut celle des gnostiques et se préserver de certaines illusions, dont celle de reporter ailleurs les mouvements d'un processus qui se passe dans l'âme. Jung écrivait ainsi :
« Je limite mon propos – ce qui me place en opposition nette avec le gnosticisme et la théologie – à une psychologie des représentations anthropomorphes et à leurs fondements archétypiques, et je n'ai jamais prétendu posséder ne serait-ce qu'une once de connaissance métaphysique. »
Le domaine que Jung se propose de défricher, c'est celui de son âme dans les limites où elle se reconnaît dans le mystère gnostique, reconnaissant à cette âme le droit – ou la nécessité – de n'être jamais totalement sue, mais d'être crue, ce qui implique l'abandon d'une poussée totalisante parfaite comme l'imaginaient les gnostiques lorsqu'ils voyaient l'âme déchue remonter vers le Plérôme pour retrouver son intégrité perdue. A la place, Jung propose « la reconquête de sa propre essence rendue possible par la différenciation de la Créature d'avec le Plérôme ». Il n'existe donc pas de science universelle de l'âme mais seulement la possibilité de la rendre particulière à l'égard de ce bain universel de signifiants dans lequel nous pataugeons, nous éclaboussons, batifolons et nous noyons parfois.
« Comment pourrais-je enseigner ce que je crois ? Qui me donnerait le droit d'avoir pareille croyance ? C'est cela que je sais dire, non pas parce que je le crois, mais parce que je le sais. Si je savais quelque chose de meilleur, j'enseignerais quelque chose de meilleur. Il me serait facile de croire quelque chose de meilleur. Mais dois-je enseigner une croyance à ceux qui ont rejeté toute croyance ? »
On ne passe donc pas d'une illusion de plénitude à une autre puisque, « contrainte de se différencier pour continuer à exister en tant que telle et réaliser ses potentialités, la Créature perd nécessairement en plénitude ce qu'elle a gagné en efficacité ». C'est à ce niveau peut-être que Jung glisse subtilement du gnosticisme à l'alchimie car, comme il l'écrivait lui-même, « dans l'alchimie, les petites étincelles sont rassemblées pour former l'or, tandis que dans les systèmes gnostiques les atomes lumineux sont réintégrés dans la divinité ». Les gnostiques semblaient n'en avoir rien à foutre de faire croître la Création immature – ils rêvaient à un retour au paradis originel - contrairement aux alchimistes, qu'on s'imagine davantage soucieux de participer à l'histoire du Salut. « Disons que si Jung se sent « alchimiste » quant au mode opératoire qui est celui de la pratique analytique et au symbolisme qu'elle met en oeuvre, sa vision de la connaissance salvatrice acquise par l'être individué fait davantage de lui un « gnostique » […] ». Pour autant, les alchimistes ne représentaient pas encore la démarche analytique de Jung car, s'ils n'ont pas commis l'erreur des gnostiques de céder à l'inflation psychique en hypostasiant leurs visions et en s'identifiant à l'archétype du Soi, ils n'ont toutefois pas réussi à se débarrasser des projections inconscientes qui les liaient aux images-archétypes pour les concrétiser au cours de ce que Jung appelait le processus d'individuation.
C'est avec la publication de Réponse à Job et les cris de pucelle effarouchés de
Martin Buber que le scandale du supposé gnosticisme de Jung éclate au grand jour. Dans ce bouquin flamboyant écrit au cours des dernières années de sa vie, alors qu'il s'en foutait pas mal de ce qu'on pourrait dire et penser de lui après ça, Jung interprète le Livre de Job en postulant l'hypothèse que Yahvé n'est pas figé et immobilisé dans sa perfection mais que son évolution, telle que présentée dans les textes, traduit le passage d'une moindre conscience à une plus grande conscience, d'une totale inconscience (pléromatique, absolue) à une inconscience amoindrie par la discrimination. Job infléchit en Yahvé ce processus de discernement qui lui fait prendre conscience de la différence entre les opposés pour, peut-être et à terme, se conduire vers un état où les opposés tendront à se rejoindre dans une conjonction. Pour le dire plus courtement, ce livre poserait la question de savoir « comment guérir son dieu, apparemment puissant mais malade d'être délaissé des hommes, tout en se guérissant soi-même de son indifférence ou de son hostilité vis-à-vis du divin ? ». Yahvé et l'être humain sont gagnants dans cette dialectique, chacun poussant le pas vers une « conscience plus haute » qui pourrait bien être une gnose.
« C'est donc bien la « gnose » - rejetée en tant que gnosticisme, réhabilitée en tant que conscience supérieure – qui unit secrètement Réponse à Job au long débat avec les théologiens chrétiens. »
Françoise Bonardel dépiaute pour nous ce problème apparemment si anodin de l'affiliation de Jung à la gnose, telle que le lui reprochaient certains théologiens, ou de sa liberté par rapport à la gnose, telle que la proclamait Jung lui-même, dans un foisonnement de références et dans une lecture très serrée des textes les plus divers, qu'il s'agisse d'écrits gnostiques, d'écrits de spécialistes ou d'écrits de Jung lui-même. Il est souvent très tentant de se détacher de Jung pour son rejet de toute métaphysique (j'en suis parfois).
Françoise Bonardel, en se détachant à son tour de ces questions, soutient implicitement la posture idéologique de Jung et nous réconcilie au moins momentanément avec lui sur ces questions.