Voilà ce que dit Vasari dans son ouvrage, paru en 1550, "Le Vite de' più eccellenti architetti, pittori et scultori italiani, da Cimabue insino a' tempi nostril" (Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes), couramment abrégé en le Vite ou Les Vies, à propos de Masaccio :
"Distrait, rêveur, comme un homme dont toutes les pensées et la volonté étaient tournées uniquement vers les choses de l'art, il s'occupait peu de lui-même et encore moins des autres. Comme il ne voulut jamais penser, en aucune manière, aux choses de ce monde, dont il ne se souciait pas plus que de son costume, il fallait qu'il fût réduit au plus extrême besoin pour réclamer quelque argent à ses débiteurs. Il se nommait Tommaso, mais on le surnommait Masaccio, non pour sa méchanceté, car il était la bonté même, mais à cause de ses étrangetés ; d'ailleurs toujours prêt à rendre service à qui que ce fût."
Et c'est bien se portrait que nous dresse
Sophie Chauveau dans son nouveau livre" "
La fièvre Masaccio" dans la continuité de ses 2 précédents ouvrages consacré à la Renaissance italienne : "
La passion Lippi", "
Le rêve Botticelli" et "
L'obsession Vinci".
Masaccio c'est avant tout une oeuvre restreinte 27 oeuvres, et une vie éclair, il nait en 1401 pour mourir à Rome en 1428 à.... 27 ans
27 ans.... 27 oeuvres
À croire que les génies sont "abonnés" aux coïncidences des chiffres
Raphaël naît le 6 avril 1483 et meurt... le 6 avril 1520.
Parmi ces oeuvres il y a cette crucifixion, dont un détail orne la couverture. Crucifixion dont
Paul Veyne dira dans son livre "
Mon musée Imaginaire" :
"Ne serait-ce pas un instantané ? le Christ vient au moment même de rendre le dernier soupir. Alors
Marie Madeleine, vue de dos au pied de la croix (cette croix qu'un instant auparavant elle étreignait encore entre ses bras, comme elle fait sur tous les tableaux), ouvre grand les bras, en poussant un cri de désespoir. On s'expliquerait alors la sérénité surprenante du visage du supplicié : la quiétude de la mort vient de s'étendre sur lui."
Et si on ouvre le champ au delà de ce détail car l'oeuvre est reproduite dans l'ouvrage :
" On s'expliquerait aussi la position bizarre de la tête du Christ : la tension vitale vient de cesser en lui ou plutôt en sa part humaine, et sa tête vient de s'enfoncer entre ses épaules, jusqu'à la hauteur des clavicules. Mais elle ne s'est pas inclinée en avant : le Sauveur de l'humanité, la victime divine de l'injustice humaine, est mort la tête haute. L'intention du peintre a été rendue avec un peu de maladresse, ce qui la rend peu claire."
Mais revenons à Masaccio qui débarque en 1418, à Florence.
4 ans plus tard on nage en pleine «felicissima estate». "Florence entrée dans ce qu'on appelle immédiatement « un état très heureux". Et ça se voit à la mine de ses habitants. Moins de pauvres et de Peste, l'air est meilleur. On fait des projets, on commande des oeuvres d'art. Dehors, les jeunes gens se groupent en brigades pour le plaisir d être ensemble durant les douces nuits de printemps. Ies nuits sont courtes et le printemps dure longtemps.
Une nouvelle joie de vivre prend racine dans la capitale toscane.
Sorte d'enchantement, de réenchantement de la vie et des heures
Demain, on l'appellera « Renaissance», oubliant qu'elle a pris sa source dans les rouges de Masaccio, les opalines de l'Angelico, les acrobaties spatiales de Brunelleschi, les coups de griffe à la laideur que s'acharne à tailler dans le marbre l'ami Donato."
Car c'est bien de ceux là qu'il s'agit ici, ces artistes qui vont casser les codes, jouer à surprendre, changer de regard, insuffler un renouveau à l'Art, introduire la perspective. Leur oeuvre fait de Florence la capitale d'une civilisation sous le joli mot d'Italie.
Et l'oeuvre principale de Masaccio sera la Chapelle Brancacci qui a lui demander au moins deux années de travail : "Masaccio doit être à la hauteur, mais c'est un peu sa maladie « être à la hauteur». À chaque seconde, il doit franchir l'obstacle qu'il place lui-même trop haut.
Ce qui l'anime, même Donato ne l'a pas percé à jour. Brunelleschi dira plus tard, quand ils auront le malheur de lui survivre, qu'il était hanté par la mort, pressé comme un condamné. Mais c'est si facile à dire après coup !"
Pour qui a eu la chance de pénétrer dans cette Chapelle de l'église Santa Maria del Carmine de Florence, c'est tout bonnement l'un des plus grands chefs-d'oeuvre de la Renaissance florentine !
La chapelle a été peinte peu après le 1423 par Masaccio et Masolino avec des fresques représentant des scènes de la vie
De Saint Pierre. le travail a ensuite été complété par Filippino Lippi en 1485. le cycle de fresques se compose de douze scènes représentant le péché originel (Expulsion d'Adam et Eve dans le jardin d'Eden) et l'histoire de la vie
De Saint Pierre avec lequel il explique l'histoire du salut accompli par l'Église par Pierre.
On y trouve cette scène, que l'on connaît tous consciemment ou inconsciemment, d'Adam et Ève chassés du Paradis : Ces deux malheureux ancêtres de l'humanité transpirent d'une force dramaturgique inouïe, l'image même d'un désespoir sans issue. Leurs corps absolument nus de premiers pécheurs sont exécutés avec autant de concision que de violence, les arrière-plans y sont d'autant plus dépouillés : la dispute de l'ombre et de la lumière illustre celle du bien et du mal. Adam cache son visage mélodramatiquement dans ses mains : sa douleur est telle qu'on ne peut pas la représenter. Ineffable. Ève est grimaçante de malheur, de culpabilité. Sa honte est incommensurable, son chagrin absolu.
Cette oeuvre sera d'ailleurs en 1670 "retouchée" car des feuilles seront ajoutées pour cacher la nudité d'Adam et d'Ève, jusqu'à ce qu'elle retrouve son état originelle vers 1990.
l'Adam et l'Ève de Masaccio projettent une ombre sur le sol. Pour la première fois dans l'histoire de l'art, les figures d'un peintre ont une ombre. Réalisme, "naturalisme" ! Enfin une peinture "ressemblante" ! Au temps des académies de peinture et de l'anatomie artistique, du XVIIe au XIXe siècle, on en louera Masaccio, dont c'est le moindre mérite.
Il en va de même pour une autre oeuvre de Masaccio "Saint Pierre guérit des malades avec son ombre", les personnages de Masaccio peuvent être dignes et même impassibles : ils n'en donnent pas moins le sentiment de la réalité, ils ne vivent plus dans le monde féerique ou mystique des Siennois ou du gothique Ce qu'accomplit ici saint Pierre est miraculeux mais lui-même n'est pas plus merveilleux que la rue dans laquelle il marche ni que les autres passants. "Le sol sur lequel il projette son ombre est notre sol empirique" comme l'écrit
Yves Bonnefoy.
En tout cas l'écriture de
Sophie Chauveau arrive à merveille à retranscrire cette période de foisonnement culturel, cette vie brève lui permets de trouver les mots pour nous toucher, donner vie à ce Masaccio méconnu, à le contextualiser avec ses contemporains et sur l'héritage qu'il laissera à ses succeseurs.
Là où s'attaquer dans deux de ses précédents ouvrages, je pense à de Vinci ou Botticelli, pouvait donner lieu à des longueurs qui dérangeraient certains, ici ce n'est a mon sens nullement le cas.
Pour clore cette critique, la parole d'un contemporain de Masaccio est d'or.
On dit qu'en apprenant sa mort,
Filippo Brunelleschi s'écria : « Nous avons fait une perte immense en Masaccio ! » et ressentit une profonde douleur, d'autant plus qu'il s'était appliqué longtemps à lui enseigner quantité de problèmes de perspective et d'architecture. Il fut enterré dans l'église del Carmine, l'an 1443, et comme, pendant sa vie, ses concitoyens l'avaient peu apprécié, on ne prit pas soin alors de rappeler sa mémoire par quelque inscription sur son tombeau.
Sophie Chauveau lui rend un vibrant hommage qui pourrait sonner comme un épitaphe :
" Masaccio ne cherche pas à chercher les yeux mais à plaire à l'esprit [...] On dirait de la musique avec des vagues, une légèreté à vous donner une envie de pleurer."