Diderot, le génie débraillé/
Sophie Chauveau
D'une lecture très agréable, cet ouvrage de plus de 500 pages, tel un thriller se dévore littéralement. Il faut dire que la vie de
Denis Diderot dépasse largement toute fiction : un personnage méconnu et hors du commun, sympathique, voltairien, forte tête mais grand coeur. Séducteur dès son plus jeune âge, « il conquiert qui et quand il veut. Frondeur mais jamais assez révolté pour être pris en défaut, il semble la parfaite illustration de la pédagogie jésuite. »
Sa boulimie de savoir et son insatiable curiosité de toutes connaissances est à peine imaginable ; elle épouse toutes les formes : latin, grec, théologie, philosophie, mathématiques, anglais, italien, physique, théâtre, opéra, jeu d'échecs ; en tout il brille et toujours premier de la classe. Sans pour cela négliger les plaisirs de la chair au cours d'amours voluptueuses et multiples. Sa vie est un tourbillon incessant d'enthousiasme et de gourmandise, d'exaltation et d'émerveillement. Esprit universel, curieux de tout et doué d'une largeur de vue peu commune,
Diderot est compétent dans toutes les matières.
Grand admirateur
De Voltaire et
Montesquieu dont il dévore les écrits, il a
Homère et Horace à son chevet ; et
Marivaux pour se distraire.
Affecté d'un pyrrhonisme latent, « il affirme péremptoirement que Jésus n'est pas né d'une vierge. Vierge est une mauvaise traduction, une traduction fautive du latin « virgo », qui veut simplement dire « jeune fille ». » Il fait scandale évidemment. Et ce n'est qu'un début !
D'un physique imposant, il est bagarreur ce qui lui vaudra de quitter le lycée jésuite Louis le Grand pour aller chez les jansénistes. Il fréquente également la Sorbonne.
A 28 ans, il fait la rencontre de
Jean Jacques Rousseau : c'est le coup de foudre intellectuel. La même année il séduit une jeune couturière, Toinette. La liaison est rendue difficile par la famille de Denis qui ne voit pas la chose d'un bon oeil. Victime du stratagème de Lysistra (grève du sexe comme dans la pièce d'
Aristophane) mis en oeuvre par Toinette pour qu'il la présente à sa famille, alors qu'il vient de l'épouser clandestinement, Denis se réfugie dans le travail, écriture et traductions.
Il fait alors la connaissance de D'Alembert et de
Condillac. Avec Rousseau, ils vont s'atteler à la rédaction d'une encyclopédie collectant toutes les connaissances actuelles.
Par ailleurs, il adresse ses premiers écrits personnels publiés anonymement en raison de la censure, à
Voltaire qui le félicite et le nomme expressément son rival. Mais ses écrits sont jugés subversifs et il est emprisonné au donjon du château de Vincennes durant 102 jours : cette détention lui fait une publicité notable inattendue.
De son union avec Toinette vont naître trois enfants qui vont tous trois mourir en bas âge. Il sera très affecté par ces malheurs successifs. Plus tard, il aura une fille qui vivra et à l'éducation de laquelle il consacrera beaucoup de son temps.
Sa passion pour la musique va l'entrainer dans la querelle qui sévit alors entre les défenseurs de la musique française et ceux de la musique italienne. Pour
Diderot, « la musique, c'est à la fois le plaisir et la rigueur de la pensée, l'imagination et l'ordre mathématique, la science mâtinée de sensibilité, la théorie plus la pratique, outre une réflexion métaphysique, esthétique, morale, sociologique, pédagogique et même politique. »
«
Diderot aime à parler et s'y adonne avec éloquence. du talent, de la grâce, et parfois du génie. Il règne sur la communauté dispersée des encyclopédistes dont
Voltaire est le grand maître,
Montesquieu l'inspirateur,
D Alembert l'intendant, d'Holbach le trésorier, Rousseau le prieur. »
Diderot est l'élément fédérateur et tous travaillent de façon solidaire pour
Diderot.
Peu à peu
Diderot verse dans l'athéisme –(« Seule la matière régit le monde » )- et il écrit sans publier, comptant sur des publications posthumes. Il a vendu sa bibliothèque à
Catherine II de Russie et donc n'a plus de soucis financiers. Tandis qu'il est éperdument amoureux et amant de Sophie Volland et de ses deux soeurs, et qu'il n'a toujours pas rencontré
Voltaire en chair et en os, il continue « d'opter pour une gloire posthume. C'est moins risqué ! Il a paradoxalement davantage confiance dans la postérité que dans ses contemporains pour reconnaître ses talents. Et sa modernité. »
Il écrit : « Je suis homme aujourd'hui je serai poussière demain et après-demain la matière qui me constitue sera associée à d'autres formes matérielles. » Avec de tels propos il n'en fallait pas plus pour être emprisonné en ces temps où la religion d'état faisait loi.
Âgé de 60 ans il part pour la Russie ; passant par la Hollande, il voit la mer pour la première fois. Il va passer plusieurs mois à la cour de
Catherine II la tsarine qui a besoin de ses conseils politiques éclairés et aime la compagnie du philosophe.
Ce n'est qu'en 1778 qu'il rencontre son idole
Voltaire ; cela se passe au théâtre
De Voltaire, et la querelle concernant
Shakespeare paraît inévitable ;
Shakespeare que
Voltaire traite de faquin dont « l'oeuvre ne recèle que quelques perles dans un énorme tas de fumier ! »
Puis il s'enthousiasme de la naissance du grand pays démocratique que Jefferson et Benjamin Franklin portent sur les fonds baptismaux avec l'aide de Lafayette.
Diderot travaille à son oeuvre posthume jusqu'à son dernier jour au cours duquel il déclarera : « Moi encore vif, je ne crois ni au Père ni au fils ni au Saint Esprit, ni à personne de la famille. » Et : « le premier pas vers la philosophie c'est l'incrédulité. »
Au terme de cet ouvrage passionnant de bout en bout qui fourmille d'anecdotes conférant in fine un caractère de bon vivant totalement hédoniste à
Diderot, il faut noter le travail considérable de
Sophie Chauveau et la grande connaissance qu'elle a de toute l'immense correspondance de
Diderot qui a écrit des milliers de lettres à ses nombreux amis.
On peut juste regretter comme l'ont noté certains lecteurs, quelques longueurs surtout dans la seconde partie du récit.
« L'homme n'est ni le tout, ni le maître de tout. C'est un maillon, tardif sans doute, éphémère certainement, infime et fragile en tout cas. »(
Diderot)