Marcel Brion écrivait dans son quadriptyque "Allemagne Romantique" :
« Le voyage qui s'accomplit de l'ignorance, même docte, à la haute connaissance, que ce soit sur les routes du vaste monde ou sur les tracés des cartes symboliques, le long des puits qui descendent jusqu'au coeur de la roche ou à travers les espaces de l'imagination, voilà en définitive le véritable Grand Oeuvre, et la totale transformation de la sensibilité et de l'intelligence de l'homme qui s'ensuit, voilà le vrai but, le chemin réel. »
Voilà une définition qui sied à merveille à ce récit d'Éric
Emmanuel Schmidt. L'auteur s'est accordé une parenthèse", dans l'écriture de son cycle romanesque "La Traversée des Temps" pour répondre à l'invitation du Vatican d'être un « pèlerin parmi les pèlerins ».
De ce voyage, dans lequel d'autres auteurs - et pas des moindres si l'on pense à Loti,
Chateaubriand,
Flaubert ou Renan - est né ce récit, où plutôt ce "défi de Jérusalem".
Dans ce texte, pas de chapitres, juste un récit formant un tout cohérent d'un point vue chronologique, temporel, spirituel,....
Lui qui a écrit deux ouvrages qui pourraient entrer en résonance avec ce récit "
La part de l'autre" et "l'évangile selon Pilate" tout le désignait pour faire ce "voyage"
On suit l'auteur dans un cheminement tout ce qu'il y a de plus touristique, encadré, jusqu'à la saturation par moment
"Je trépigne. L'envie de déserter cette mascarade me ronge. Je ne m'estime ni en résonance ni en sympathie avec ceux qui m'encerclent, j'aspire à récupérer ma liberté, ma rationalité, mon autonomie. Maillon de cette chaîne de bigots, moi ? Quelle prison ! Je vais m'extraire de ce rituel imbécile"
Et peu à peu l'armure se fend jusqu'à ce que :
"Brusquement mon tour. Je m'agenouille, me penche en avant et...
Et…
Et je suis saisi.
Je respire soudain l'odeur d'un corps.
Je sens subitement, physiquement, tout près de moi, sa chaleur.
Un regard puissant me couvre. Il vient de là.
Je tressaille. Impossible ! Pour me débarrasser de ces impressions, je ferme les yeux, je m'ébroue, j'inspire un bon coup. Vite, reprendre mes esprits. Je rouvre les paupières. le regard pèse toujours sur moi, lourd, attentif, tendu dans ma direction, inévitable. L'odeur se précise : frémissante, tiède, elle est bien celle d'un humain, un effluve de chair, de peau, pur, sans parfums artificiels ni arômes contemporains. Et la chaleur émane d'un être qui se tient à quelques centimètres une personne invisible dont je perçois la vie organique. Me voici éjecté du rôle que je m'apprêtais à jouer, dissocié de la scène bruyante à laquelle j'appartenais, tandis que mes sens, arrachés au monde ordinaire, s'ouvrent à une autre dimension. le temps se suspend. Quelque chose m'absorbe. Ou plutôt quelqu'un."
Inconsciemment ou pas l'auteur construit un pont : "L'histoire humaine se résume à une tension entre deux éléments d'architecture : le mur et le pont. Ils fonctionnent à l'inverse. le mur sépare, le pont rapproche. le premier interdit, le second permet. L'un exprime la méfiance, l'autre la confiance. À l'évidence, les deux ont leur nécessité. Mais je préfère les ponts aux murs."
Reste malheureusement, que les murs sont plus simples à construire que les ponts....
L'auteur pose à de multiples reprises la question" Pourquoi partir ? " et bien les réponses se trouvent dans ses mots, dans ses lignes dans ses constats - qui semblent tellement évidents - que tout le monde a fini par les oublier :
" Les combats auxquels se livrent Israël et la Palestine depuis soixante-quinze ans se révèlent donc une guerre fratricide. le même sang coule des deux côtés. du point de vue de l'humanité, toutes les guerres le sont, fratricides, comme les mythes s'échinent à nous le rappeler, opposant Seth à son frère Osiris, Caïn à Abel, Étéocle à Polynice, Rémus à Romulus. Quelle cruelle ironie de constater qu'ici aussi l'Histoire défait ce que la nature a fait ! Les péripéties des conquêtes, des conversions, des exils, des retours ont séparé ce qui était uni. La conscience d'une fraternité originelle parviendrait-elle à modifier les esprits, à induire de nouveaux comportements ? Un tel savoir aidera-t-il à diminuer les tensions ? "
Et d'étayer son propos à l'aune des Écritures :
« Je ne crois que ce que je vois », s'exclama Thomas, le disciple qui doutait de la résurrection de Jésus. Ce sceptique ne céda que lorsqu'il posa ses mains sur l'empreinte des clous, ses doigts dans les plaies du revenant.
Je l'ai toujours contredit : « Tu ne vois que ce que tu crois. » Nous avons appris à regarder le monde à travers des concepts, des savoirs, des idéologies, en plus de nos attentes et centres d'intérêt singuliers. Personne n'appréhende la réalité pure, chacun la discerne avec les lunettes qu'il a chaussées, lesquelles apportent leur précision autant que leurs limites. Ce qui paraît prodigieux à telle époque change de catégorie quand la science l'élucide. Voilà pourquoi les miracles se raréfient de siècle en siècle…"
Et tout en s'inscrivant dans les respect de chacun, loin de tout prosélytisme, posant un constat tellement évident :
" Au-dessus de la rivière Cédron qui entaille les reliefs se profilent des remparts crénelés sur une muraille de roche naturelle. Les toits qui en dépassent sont couverts de tuiles, d'or, de nickel, pointus ici, arrondis là, aplatis plus loin, rivalisant d'aspects variés, clochers, tours, donjons, minarets, miradors, terrasses, coupoles, bulbes, mêlant les styles, ceux des croisés, des Sarrasins, des Byzantins, des Templiers, des Ottomans, des Franciscains, des orthodoxes russes ou grecs, à droite un peu d'arabe, à gauche du turc, au centre du colonial. L'architecture assemble des monuments juifs, chrétiens, musulmans, et pourtant une harmonie paradoxale se dégage de cette profusion. le disparate s'efface, comme si les bâtiments qui se dressent vers le ciel parvenaient, en quittant le sol, à trouver un espace de concorde. Les pierres réussissent quelque chose que n'arrivent pas à réaliser les hommes : coexister."
Ce livre est à l'image de son auteur il laisse la place l'intuition, la sensation, l'imagination, l'ouverture d'esprit, la bienveillance on omettant pas de poser des pistes de réflexions et des constats qui poussent à exercer notre droit à la vigilance.
Ultime précision ce livre est postfacé par
Le Pape François qui conclut, en reprenant le titre de l'ouvrage « le défi que Jérusalem pose encore aujourd'hui au monde est d'éveiller dans le coeur de chaque être humain le désir de regarder l'autre comme un frère dans l'unique famille humaine ».
Et pour conclure à l'instar de l'auteur qui fait référence à
Dante. Je dirais que par certains égards ce livre me fait penser au Chant II du Paradis
"On verra là ce en quoi nous croyons
par foi, sans preuve, et que nous connaîtrons
ainsi qu'on croit aux vérités premières."