Je vois
Les travaux du royaume comme un exercice litteraire tres reussi. Comment elever un gang de narcotrafiquants au rang de legende pour mieux detruire cette legende. Comment mettre l'esthetique au service de l'ethique.
Un jeune chanteur de rues, petit troubadour misereux, enchante un roi par sa musique et est admis a sa cour. Il habitera le palais et sera promu l'Artiste. Il y cotoiera la compagne du Roi, aux dons malefiques, que tout le monde appelle la Sorciere, ainsi que
L Heritier, le Gerant, le Joaillier, le Journaliste, et d'autres, prenommes d'apres leur origine, le Chicano, le Gringo. Il chantera les prouesses du Roi et de son monde et en remerciement on lui donnera une jeune fille presque pubere, la Fillette. Ebloui en un premier temps par les fastes de la Cour et le courage de ses composants, il finit par discerner les intrigues souterraines qui se trament. Peu a peu l'Artiste passe de l'admiration au doute, pour finir dans de la deception. Il se rend compte qu'il n'y a nulle grandeur dans le Roi mais seulement recherche egoiste de pouvoir et cruaute non contenue. Aucune loyaute non plus parmi les courtisans, qui se pietinent les uns les autres pour arriver en haut de la pyramide et peut-etre, comme l'Iznogoud d'un autre conte, devenir Roi a la place du Roi. Chacun voit son prochain comme un Mort en vie, et justement pour ca est terrorise par son prochain. Ayant ecrit une derniere chanson qui laisse supposer les faiblesses du Roi, l'Artiste devra fuir, comme la jeune femme qu'il a commence a aimer, la Quelconque.
Nous ne trouverons pas en ces pages les mots crus de gangs, de cartels de narcotiques, de trafiquants de drogues, ni les noms crus de Mexique, ou de USA, ni de villes comme Tijuana ou Ciudad Juarez, on ne parle que de la ville, et de la frontiere. Mais tout est clair, et les trafics, et les guerres de gangs. Et derriere l'ecran de la fable, la “vida narca", la vie des gangs, autour des chefs, des sicaires, des courtisans et courtisanes, des rivalites internes et des conflits externes, est refletee plus crument que dans nombre de rapports journalistiques, plus durement que si l'auteur s'etait exprime en une veine realiste. L'esthetique sert l'ethique.
L'esthetique des noms surtout. Dans le Palais il n'y a pas de noms propres, que des noms de fonctions, d'attributs. On ne peut retrouver son nom que si on en sort, que si on abandonne le gang. le chanteur de rues s'appelle Lobo. Il perd son nom en s'engageant, pour devenir un prototype interchangeable, l'Artiste. Il ne reprend son nom que quand il fuit, quand il quitte la bande. Et avec lui la femme qu'il aime, la Quelconque, qui deviendra une fois dehors Elle. Il ne connait pas son nom, il ne l'a jamais connu, mais elle n'est plus quelconque, elle est devenue sa moitie feminine, Elle, la seule Elle.
Un autre pari esthetique est la concentration sur ce que disent les personnages, sur leurs comportements, et sur ce que comprend le heros, plutot que sur une action trepidante. le chanteur de rues composait toutes sortes de chansons, des boleros et des corridos pour des passants. L'Artiste n'ecrit plus que des corridos, des chanson de geste a l'eloge du Roi ou des Grands de la Cour. Il devient le bouffon de la Cour et ne voit plus en son entourage que du materiel pour des corridos. Il se deshumanise. Meme la Fillette le chapitrera: “Que veux-tu que ce soit, petit con ? dit-elle avant que l'Artiste ne sorte, eux, ce sont des fils de pute, et toi, tu es un clown. […] Tu ne t'es pas entendu parler ? Tu parles deja comme n'importe lequel de ces salauds qui font des bijoux.” Mais selon les canons de la fable, il doit etre sauve. L'auteur fait sortir l'Artiste du Palais juste avant que tout se degrade, donnant a l'histoire une saveur de bildungsroman, de roman d'apprentissage: “L'Artiste vit le dernier garde s'en aller et il sentit qu'avec le battement des portes il imprimait une derniere marque sur le mur. Desormais aucun roi n'aurait le pouvoir de baptiser les mois de sa vie. […] Il etait maitre de chaque morceau de lui-meme, de ses mots, de la ville qu'il n'avait plus besoin de chercher, de son amour, de sa patience et de la decision de retourner à son sang a Elle, ou il avait senti, comme dans une source vive, son propre sang.”
Oui, j'ai pu voir dans ce livre un conte allegorique sur la vie des narcogangs, et un roman d'apprentissage ou se font face l'art, le pouvoir, et la violence. Un livre sur les relations entre l'art et le pouvoir.
Mais c'est surtout un livre admirablement ecrit. Pour rester dans son sillage je devrais dire princierement ecrit.