Fin février, en chemin vers une rencontre chez les éditions Gallmeister, Florence m'a entrainée dans la librairie "Le Dilettante" (place de l'Odéon à Paris), une librairie avec un fonds d'occasion particulièrement riche et de qualité. Ayant en tête le thème en cours du bookclub @prixbookstagram, la littérature de la Mitteleuropa, j'ai exploré la partie consacrée à l'Europe de l'Est et je suis tombée sur ce livre au titre provocant. le nom de Gregor von Rezzori m'étais jusqu'alors totalement inconnu. Pourtant, son oeuvre, qu'elle soit directement autobiographique ou qu'elle passe par la fiction, apparaît comme un témoignage important sur cet espace européen et ses profonds bouleversements historiques entre 1914 et 1945. Si son nom révèle les racines italiennes anciennes (de Sicile) de sa famille, Gregor Armulph Herbert Hilarius von Rezzori d'Arezzo, de son nom complet (le héros de "
Mémoires d'un antisémite" choisit ironise sur le fait qu'il possède une quinzaine de prénoms; on peut voir ici un jeu sur les hétéronymes et le début d'une réflexion sur le "je" de l'écriture autobiographique) est né le 13 mai 1914 à Czernovitz en Bucovine, alors province austro-hongroise (aujourd'hui en Ukraine). Il est issu d'une famille aristocratique , son père est architecte, fonctionnaire dévoué à la monarchie des Habsbourg. von Rezzori est donc né autrichien et de langue allemande, mais, suite à la disparition de la double monarchie en 1918, il devient citoyen roumain; puis, au moment de la seconde guerre mondiale et du pacte germano-soviétique, la Bucovine devenant soviétique, il est expulsé vers l'Allemagne et devient apatride; il s'établira finalement en Toscane, où il mourra en 1998. Son itinéraire partagé entre les capitales européennes Vienne, Bucarest, Berlin, puis Rome, reflète ainsi le destin d'errance et d'exil de nombreuse minorités d'Europe centrale et de l'Est.
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Mémoires d'un antisémite", publié en Allemagne en 1979, est composé de cinq récits (le premier "Skoutchno" est dédié à
Claudio Magris). Ceux-ci, fortement autobiographiques, ont tous en commun deux thèmes récurrents : d'une part les préjugés antisémites inculqués au narrateur par sa famille et sa culture, d'autres part les femmes et le goût de la séduction. La langue adoptée est celle d'un allemand classique, auquel se mêlent souvent expressions yiddish. le narrateur adopte souvent un ton ironique : lorsqu'il se moque de ses parents qui refusent de reconnaître leur déclassement social à la suite de la chute de la monarchie des Habsbourg et se réfugient dans le passé et le mythe du Saint Empire romain-germanique, se berçant d'illusions sur une harmonie entre les différentes nations de cette périphérie de l'ancien empire avec une paix et un ordre réglés par le colonisateur autrichien qui serait resté au sommet de la hiérarchie. Mais c'est aussi souvent de lui-même que se moque le narrateur : de son attitude avec les femmes et ses velléités de séduction (
Gregor von Rezzori a reconnu qu'il avait traversé une bonne partie des évènements historiques de l'époque tel un dandy), de ses échecs à devenir un artiste (dans le deuxième récit, il gagne sa vie à Bucarest comme commis d'une entreprise de cosmétiques chargé de confectionner les étalages des vitrines des commerçants). Il analyse surtout ses propres contradictions quant à son comportements envers les juifs. En effet, tout à la fois pétri des préjugés antisémites largement répandu en l'Autriche, il ne cesse de rechercher la compagnie des personnes, qui comme lui sont à la périphérie de la société : jeune adolescent, il noue une amitié avec le fils d'un docteur juif; plus tard, à Bucarest, il aime errer dans les quartiers populaires, se lie avec un commerçant arménien, a une liaison avec une veuve juive et loge dans la pension Löwinger tenue par des juifs; une fois, à Vienne, il décrit son entourage d'amis juifs, sa liaison plutôt platonique avec la belle juive intrépide Minka. Une scène importante a lieu, lorsque de retour à Vienne en 1938 après quatre années à Bucarest, il se retrouve mêlé à une manifestation de partisans de l'Anschluss alors qu'il cherche à rejoindre une femme mariée. On voit le narrateur porté par le mouvement de l'Histoire, ne reconnaissant manifestement plus la ville qu'il avait quitté, mais finissant par rejoindre sa maîtresse :" Nous partîmes tous les deux d'un rire hystérique; "Tu t'imagines ! nous dîmes-nous. Toute cette manifestation pour célébrer nos retrouvailles !""
Gregor von Rezzori aura regarder
L Histoire se dérouler de façon extérieure sans s'engager (après l'Anschluss, il propose certes à son amie juive Minka de l'épouser afin que celle-ci obtienne plus facilement un visa pour Londres, sachant sans doute que celle-ci refusera sa proposition). J'ai rarement lu un tel récit lucide sur sa propre attitude, ses préjugés, ses manquements. "
Mémoires d'un antisémite" est un témoignage éclairant sur les errances d'un individu au coeur du jeu complexe entre ces multiples identités, qu'elles soient nationales ou religieuses, présentes au coeur de l'Europe.