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Jean Pastureau (Traducteur)Marie-Noëlle Pastureau (Traducteur)
EAN : 9782070382521
561 pages
Gallimard (22/05/1990)
4.21/5   109 notes
Résumé :
Des sources en Forêt-Noire à son delta en mer Noire, Claudio Magris descend le fleuve.. En touriste : il visite les paysages et les maisons, s'arrête, à Vienne, devant un simple escalier de bois. En érudit : il découvre les sites majeurs, les rites de la Mitteleuropa ; il croise, semble-t-il, Kafka, Canetti, Lukacs, Joseph Roth..., de passage, eux aussi. En homme : il s'émeut, s'émerveille, s'interroge. Sous la plume d'un grand écrivain, le voyage au gré du fleuve d... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (28) Voir plus Ajouter une critique
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Claudio Magris, qui a connu la célébrité avec ce livre publié en Italie en 1986 et en France en 1989, peu avant que le mur de Berlin ne fût renversé, nous invite à un long voyage dans une Europe danubienne qui a encore connu bien des transformations depuis la fin des régimes communistes en Europe orientale. de sorte que ce qui ne se voit pas au début, parce que nous partons bien sûr de l'Allemagne occidentale où le Danube prend sa source, saute aux yeux du lecteur dès que l'on parvient dans la zone qui était sous contrôle des gouvernements de l'Europe de l'est ayant adhéré au Pacte de Varsovie : le manque de recul de l'auteur ne lui a pas permis de deviner les grands craquements et bouleversements qui allaient se faire sentir en Roumanie, en Hongrie et dans l'ex-Yougoslavie.
Mais la culture de l'auteur pallie tout cela, et nous ne pouvons faire une halte avec lui, le long du Danube, sans qu'il n'évoque au passage un grand écrivain, un événement historique, une tradition locale, et qu'il ne les fasse vivre sous nos yeux, en leur donnant mille couleurs, et en nous livrant ses propres réflexions. Les sujets et personnages dont il nous entretient à chaque étape répondent à des choix personnels mais nous les rendent familiers et symbolisent finalement assez bien sous sa plume les régions traversées. L'auteur choisit dès le début, et ce jusqu'à la fin, de nous montrer que rien ne peut se réduire à de simples équations, et que toutes les certitudes par trop ancrées dans nos têtes sont comme des constructions qui reposeraient sur le sable, car L Histoire est complexe, tout comme les hommes qui la font, et la géographie elle-même n'est pas aussi nettement dessinée qu'on l'a parfois pensé, tant les choses sont mouvantes. Ainsi, pour l'auteur, tout comme les origines de peuples qui ne devraient pas se croire les propriétaires de telle ou telle terre ont quelque chose de mythique et ne sont pas faciles à conter, les sources du fleuve Danube, si elles se situent bien en Allemagne, et précisément en Forêt Noire, non loin de la France si l'on y réfléchit un instant, ne semblent pas pouvoir être situées en un seul lieu identifiable, l'observation et l'opinion pouvant les rendre multiples sans que l'on puisse scientifiquement trancher, même s'il existe des versions officielles. A cette difficulté de départ correspond exactement celle qui consisterait à essayer d'établir où situer vraiment l'embouchure du fleuve, en réalité démultipliée au moment de se jeter dans la mer Noire.
Ce livre est beau et puissant, reflet des tumultes de l'Histoire et du cours parfois accentué de cette grande voie fluviale, et parfois il est savoureux et apaisant comme le suggèrent certains lieux ou certains travaux techniques ou tranquilles et patientes activités humaines répétées au long des jours sur les bords du Beau Danube, qui n'a de bleu que le reflet du ciel, mais dont les eaux ont souvent d'autres couleurs. du rêve à la réalité, c'est un chemin qui n'est pas moins intéressant à emprunter que celui de Compostelle.
François Sarindar
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Le Danube, fleuve-dieu (Istros pour les Grecs, Danubius pour les Latins). Ses 2.888 km (ou 2848 km, selon qu'on considère que ses sources sont localisées dans la commune de Donaueschingen ou dans celle de Furtwangen, ces dernières se disputant toujours farouchement cette prérogative). Près de trois mille ans d'histoire attestée (les Grecs le remontaient déjà au VIIe siècle av. J.-C., depuis la mer Noire). Mémoire vivante de la mosaïque inextricable des peuples de l'Europe centrale et des Balkans, cours d'eau emblématique du mythe d'une harmonie possible entre les dix pays qu'il traverse - huit à l'époque de la rédaction du livre, achevé en 1986, avant la chute du Mur et l'implosion de l'ex-Yougoslavie. Un bassin colossal (817.000 km²), deux cents milliards de mètres cubes d'eau déversés chaque année dans la mer Noire…
L'entreprise littéraire titanesque que Claudio Magris, essayiste et romancier, germaniste reconnu très attaché à l'apport légué par la Mitteleuropa, consacre au "fleuve des superlatifs", relève elle-aussi du prodige. Inclassable et irréductible comme son modèle grandeur nature, DANUBE, à la fois récit de voyage et de rencontres, exercice d'autofiction et recueil de méditations personnelles, vogue libre dans l'espace littéraire, générant en permanence divagations savoureuses et digressions savantes entre histoire et géographie, hydrologie et cabotage, civilisations et géopolitique, histoire des idées, art et architecture, littérature et mouvements culturels d'Europe centrale.
Parmi l'ensemble des sujets abordés d'une plume où l'érudition et l'excellence sont omniprésentes, j'aurai été en tant que lecteur particulièrement impressionné par l'acuité, la sensibilité, la poésie et la beauté des très nombreux passages que l'auteur consacre à la littérature et à la critique littéraire. En connaisseur averti de la littérature de chacun des pays traversés, chaque étape du périple sera en outre l'occasion d'évoquer, directement ou via différentes associations symboliques avec les lieux visités, un nombre important d'autres écrivains européens. Ainsi, par exemple, lorsque Magris visite le château de Sigmarigen où Céline avait suivi le gouvernement de Vichy dans sa débâcle, on peut lire: «Céline s'est laissé aveugler par la révélation du mal. Il a écouté la voix de l'abjection, disait Bernanos, comme un confesseur dans un quartier misérable; toutefois il n'a pas été capable, comme le sont parfois les vieux confesseurs, de s'assoupir entre un pénitent et un autre, lassé par la répétition de péchés prévisibles, il n'a pas vu la banalité stéréotypée du mal. Comme d'autres écrivains français de sa génération, qui croyaient pouvoir dire avec Gide «J'ai vécu», lui aussi cherchait à «vivre», sans soupçonner la mégalomanie d'une telle prétention». Puis, évoquant, par contraste, et associant de près le lisboète Pessoa et Kafka : «Kafka et Pessoa font un voyage au bout, non pas d'une nuit ténébreuse, mais d'une médiocrité incolore encore plus inquiétante, dans laquelle on s'aperçoit qu'on n'est qu'un portemanteau de la vie, et au fond de laquelle il peut y avoir, grâce à cette conscience, une ultime résistance de la vérité».
Imperturbable face à la raison pure confinant l'entendement en compartiments étanches, la barque de Magris navigue indifférente aux limites imposées aux catégories de l'esprit et aux genres. Tel le fleuve impassible devant l'hybris de ses peuples riverains qui depuis la nuit des temps essaient d'instaurer sur ses marges des frontières, y établir des territoires dont ils réclament la souveraineté avant d'en être tôt ou tard déchus, à chaque fois que la tentation se présente à lui, l'écrivain veille à abandonner toute ambition totalisante, faustienne, préférant prendre alors le parti de «s'identifier à cet écoulement, au présent infini du verbe, qui est mouvement et permanence, temps et éternité", s'astreignant à «descendre la pente vers la mer Noire, accepter le courant, jouer avec ses remous et ses vagues, avec les rides qu'il dessine sur l'eau et sur le visage».
La pensée de Magris semble ainsi aspirer à fusionner avec son objet d'observation, à acquérir les propriétés qui lui seraient intrinsèques : écoulement continu, fluidité, horizontalité, liberté totale de forme sur les surfaces qu'elle parcourt. Quoique possédant son volume propre, à l'image de l'élément aquatique qui l'inspire, elle s'autorise souvent à prendre provisoirement la forme des différents récipients qui l'accueillent. Qu'elle aborde les horreurs de la guerre et la banalité du mal lors de la visite de l'auteur au camp de Mauthausen ou, évoquant les fissures de plus en plus flagrantes constatées dans l'équilibre précaire entre les revendications nationalistes en Europe centrale, qu'elle exhale alors le parfum nostalgique du mythe habsbourgeois d'un Danube «bleu» supranationale, elle excellera dans l'art de la fugue, refusant tout jugement hâtif, toute verticalité idéologique, toute hiérarchie dans ses raisonnements, jamais abrupte ou péremptoire. Dans ce sens, Danube constitue pour le lecteur un véritable havre de lecture où il pourra abreuver sa soif d'humanisme et trouver un refuge contre les idées qui «célèbrent la ligne de feu comme heure de vérité» dont, hélas, notre humanité ne semble toujours pas prête à se départir…
En ouvrant cet essai-fleuve dont l'érudition abondante pourrait par moment lui faire frôler la noyade (pas la moindre note de bas de page pour nous servir de bouée de sauvetage!), il serait à mon avis vivement recommandé de s'inspirer et se laisser pénétrer par la temporalité et l'état d'esprit avec lesquels Magris souhaite lui-même parcourir le Danube. le lecteur sera ainsi amené, comme l'auteur, à s'exercer à cet art délicat de la «persuasion», («harmonieuse et indissoluble union avec l'écoulement du fleuve»), à s'abandonner aux déambulations de l'esprit (sans recourir excessivement à l'aide d'un tiers-savant - merci tout de même à Wikipédia.. !), l'entendement devant savoir aussi naviguer à vue et céder parfois les commandes à l'intuition, à l'imagination ou tout simplement à la beauté enivrante du texte. Qu'il sera plaisant alors de partager avec l'auteur «un voyage qui sillonne et retrouve sans cesse, tout au long de son cours, les lieux et les moments de notre propre odyssée».
Mais enfin, diriez-vous , se persuader de quoi au juste ? Rassurez-vous, en tout cas, cette adhésion à la persuasion à laquelle nous invite l'auteur, n'a strictement rien à voir avec la vieille méthode Coué ou avec ces recettes développement personnel dont, par un phénomène insidieux d'hybridation, la littérature contemporaine nous inonde et nous gave. Il s'agirait, au contraire, de pouvoir «faire l'école buissonnière» face au réel, face à un savoir organisé par une «rhétorique» qui la plupart du temps nous berce d'illusions, face à une temporalité linéaire qui «consume l'être dans l'attente d'un résultat qui doit toujours venir, et qui ne vient jamais» ; il s'agit en l'occurrence d'envisager la réalité plutôt comme «un jeu d'emboîtements» par-delà «l'engrenage temporel» et l'énorme «engrenage culturel» qui nous fixent lourdement à terre.
Il y a tant de voyages potentiellement divers dans Danube qu'il me paraît en fin de compte quasiment impossible d'isoler un lit principal de lecture. Impossible de résumer cette épopée aux trajectoires multiples, «germano-magyaro-slavo-judéo-romanes» tissées autour du fleuve-dieu. Impossible de recenser tous ces lieux, atmosphères et personnages représentatifs de l'immense héritage culturel laissé par la Mitteleuropa. En paraphrasant Virgile, l'on peut dire que de ses sources en Forêt Noire, jusqu'à son delta en Mer Noire, le Danube entier «sort par la bouche de Claudio Magris»!
La pensée allemande n'est jamais aussi séduisante que lorsqu'elle se laisse guider par le désir d'exactitude, la pensée française par celui de la nuance, la pensée italienne, me fait songer Magris, par la volupté dont elle s'empare quelquefois… Danube est un torrent aux méandres innombrables, aux ramifications élégantes, à l'érudition pulpeuse, au verbe coloré, voluptueux, comme seuls les grands essayistes italiens en ont le secret (tels Eco, ou encore Ciotati par exemple, pour ne citer que deux des plus grands compatriotes contemporains de Magris). Ivresse à raisonner tels les grands maîtres maniéristes italiens figurant la carnation du divin, recherchant cet accord parfait entre fond et forme, entre vérité et beauté. Fougue à percer une brèche sensuelle dans le mur infranchissable séparant l'impermanent et l'immuable.
Sous la plume de Magris, le fleuve se pare très souvent de teintes susceptibles d'apparier le transcendant et l'immanent, le Danube historique et l'Istre original, fils d'Océan et Thétis, rivière-idéale aux tourbillons insondables dans laquelle Héraclite et Parménide, apaisés, auraient pu enfin se baigner ensemble et, par la même occasion, nous soustraire momentanément à l'imperfection de l'existence humaine, à ce goutte à goutte temporel qui nous assoiffe d'absolu.
«Le simple plaisir réclame du tangible, du fini, il n'aime pas l'ailleurs. Mais si dans ce plaisir vient aussi se glisser le plus fugitif prélude, le moindre éclair de «perditio», alors il ne se tourne plus que vers ce besoin d'ailleurs, il aime le mystère de ce qui est encore en devenir, cette incomplétude rétive à nos côtés, l'élan impétueux et la ligne droite.»
Tout simplement magistral.
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Claudio Magris raconte son voyage le long du Danube, du début, aux sources controversées, à la fin, Sulina, où il n'oublie pas de mentionner Jean Bart, alias Eugeniu Botez et son roman, Europolis. Avant tout, Magris est pour moi un germaniste érudit et je confesse avoir découvert à sa lecture certains auteurs allemands, comme Jean Paul ou Marieluise Fleisser. L'histoire de Marianne Willemer, auteure inconnue de plusieurs poésies de Goethe est très intéressante. Beaucoup de considérations historiques également, sur les Habsbourg, sur Sissi, sur certaines minorités ethniques, sur l'indépendance bulgare ou hongroise, voire politiques (la CSU est par exemple évoquée ou de manière générale le communisme). La colonne vertébrale de l'ouvrage reste littéraire et il serait trop long d'évoquer tous les auteurs cités, de toutes nationalités: Bulgares (il est beaucoup question de Canetti), Yougoslaves (encore à l'époque, avec Vasko Popa entre autres), Slovaques et Hongrois (j'y ai appris pas mal de noms, citons: Zsigmond Kemeny, Svantner ou Novomesky). En Roumanie, la part belle est faite à la minorité germanophone, avec une mention particulière à Gregor von Rezzori, installé en Italie, que Magris appelle Grischa et qui lui a dédicacé un de ses livres. Il faut dire qu'il illustre assez bien le concept de Mitteleuropa, cher à l'auteur: ce mélange de cultures le long du Danube et ailleurs. Un petit chapitre est consacré à Robert Flinker, entre autres Adolf Meschendörfer, Herta Müller, Arnold Hauser, Alfred Margul-Sperber, Peter Barth ou Oscar Walter Cisek sont aussi mentionnés. Parfois, les débats m'ont semblé un peu spécieux comme: qui d'Eugène Ionesco ou de Ion Luca Caragiale est le plus grand? La question de la grandeur ou de la valeur sont souvent problématiques en soi, mais là, en plus, les deux auteurs n'ont au mieux que des liens éloignés (entre autres, Ionesco est plus français que roumain dans son oeuvre). Hors de la communauté germanophone ou parfois magyare, les auteurs de langue roumaine ne sont pas forcément très nombreux. On retrouve néanmoins Mihai Eminescu, Mihail Sadoveanu, Panaït Istrati, Stefan Banulescu, Zaharia Stancu ou Vintila Horia. Tout compte fait, un livre plein de découvertes, essentiellement culturelles, parfois un peu touristiques, de plusieurs pays à la fois de surcroît, et de lecture très agréable.
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Traduit de l'italien par jean et Marie -Noelle Pastureau. Ils chevauchent jusqu'au Danube. L'architecture du voyage Venise. Tentations de l'ailleurs ( Benn)l'Odyssee . Accepter un conseil ne prenez aucun engagement pour le we prochain. Faites des provisions. Ne répondez plus au telephone. Toute expérience est le fruit d' une méthode tenace comme le tractatus de Wittgenstein. Voyage pour connaître ma geographie. Aux portes de fer, ce fleuve bisnominis Ovide Holderlin. le fleuve est un vieux maître taoïste . le voyage danubial,la peur invente des noms pour se distraire. le Journal d'un voyage sentimental. La mitteleuropa est belle. Vaincre n'est rien, le tout est de survivre ( Rilke). L'homme est vicitude.( Herodote ). Dans la bille de Passau, régnait un évêque . le monotone battement qui rythme le temps. Il a aimé, il a vu. Est-ce que j'ai eu mon jour ? Tout véritable viennois vient de Bohème. Éternellement sauf du laisser vivre du moi je sais qui je suis. Rejette loin de toi cette soif de livres, si tu ne veux pas arriver à la mort en murmurant. Ce que fait le fleuve personne ne le sait. Je sais et je crois. Tête courbée, ne peut être coupée. de qu'épela signe es tu ?
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Patiemment, depuis sa publication, loin des raz-de-marée douteux de l'actualité du livre, le Danube de Claudio Magris creuse son lit de lecteurs. Je ne croyais pas qu'un jour je tiendrais dans mes mains un livre contemporain qui puisse soutenir la comparaison avec Les promenades dans Rome de Stendhal. Et pourtant, le Danube de Magris est de cet acabit. le journal d'un voyage (plus ou moins imaginaire) dans lequel l'auteur, accompagné d'un groupe d'amis ou seul, se permet un grand nombre de digressions sur divers sujets, avec la plus grande liberté, dans le but de donner une image – un instantané en mouvement – de toute une civilisation : la civilisation danubienne ou la Mitteleuropa.
Peut-être n'est-ce qu'une lubie de ma part, car les différences entre l'ouvrage de Stendhal et celui de Magris sont plus visibles que cette commune base de départ. L'attention de ce dernier est davantage portée sur l'Histoire et la politique ; il ne parle quasiment jamais d'art, malgré quelques belles descriptions et une large part du livre dévolue à la littérature. Mais je veux croire que Magris, un Italien passionné par cette culture de l'Europe centrale, s'est en partie inspiré de l'ouvrage de Stendhal, dont il cite le nom à plusieurs reprises parmi une multitude d'autres références. Et c'est un ouvrage savant, car toutes ces références (des plus grandes aux plus modestes, de Musil à un anonyme écolier), sont le reflet d'une admirable culture personnelle, avec laquelle chaque lecteur aura forcément ses affinités et des différends.
Deux ou trois choses ont retenu particulièrement mon attention. D'abord ce livre a été écrit au milieu des années 1980 et il est étonnant de se rendre compte à quel point ce « Danube » qui symbolise « l'écoulement du présent dans le passé », vieux de seulement trente ans, aux préoccupations toutes contemporaines, paraît si proche et si lointain. L'Union européenne n'existait pas, les grandes migrations avaient à peine commencé, la chute de l'Union soviétique et la guerre de Yougoslavie n'avaient pas encore eu lieu. On sent que Magris appelle de ses voeux une véritable union de l'Europe, se lamente des totalitarismes, du repliement sur soi et de l'étouffement des minorités. En ce qui concerne la guerre de Yougoslavie, il est désolant de constater - quand Magris évoque une certaine Mémé Anka, personnage attendrissant et fort mais prise aussi dans le jeu fatal des rivalités ethniques - que les haines étaient très ancrées dans le coeur des Yougoslaves et que la guerre civile semblait déjà couver depuis longtemps. Avec un optimisme, auquel on peut reprocher un trop grand aveuglement sur l'orgueil humain, il écrit au sujet des préjugés haineux : « Derrière ces présupposés absurdes, il y a peut-être une once de vérité, du fait qu'aucun peuple, qu'aucune culture – non plus qu'aucun individu – n'est totalement innocent sur le plan historique ; le fait de se rendre compte impitoyablement des défauts et des obscurités de tous et de soi-même peut-être une fructueuse promesse de convivialité et de tolérance civile ». Et que penser, pour nous qui connaissons l'histoire des années 1990, du grand espoir que représentait aux yeux de Magris la Yougoslavie : « A la ressemblance de celle des Habsbourg, la mosaïque yougoslave est aujourd'hui à la fois imposante et précaire, elle joue un rôle très important dans la politique internationale, et elle se consacre à endiguer et à gommer ses propres poussées destructrices internes ; sa solidité est aussi nécessaire à l'équilibre européen, avec ce qu'aurait de catastrophique son éventuelle désagrégation, que l'était celle de la double monarchie pour le monde d'hier. »
Magris montre une admiration marquée mais lucide vis-à-vis de la maison des Habsbourg. Il admire l'unification des divers peuples maintenue pendant des siècles grâce à cette dynastie, mais se demande si un trop grand repliement sur soi, les peurs d'interactions avec l'étranger ne sont pas une cause de sa décadence. Et il faut quand même évoquer ici Kafka, et son intériorité, qui nous accompagne tout le long de ce voyage ; car de tous les écrivains, il représente le mieux cet esprit danubien, cosmopolite, tiraillé entre recherche d'identité et universalisme supranational. Deux quêtes sans fin, vouées à l'échec, une corde raide tendue au-dessus du gouffre des totalitarismes. Magris se définit lui-même comme « un pathétique épigone de Kafka ».
Les guerres mondiales, les totalitarismes, ont évidemment une place importante dans ce livre, tout comme dans l'Histoire de l'Europe centrale. L'auteur semble en particulier avoir été très influencé par la banalité du mal théorisée par Hannah Arendt, mais plutôt que de banalité il préfère évoquer la bêtise du mal. Il y a certes du mépris dans ce terme, comme toujours lorsqu'on évoque la bêtise, mais je crois que Magris ne tenait pas à rendre ce Mal méprisable ou négligeable. Bien au contraire, la bêtise est lourde, pesante, dévastatrice, sourde et indestructible. Tant qu'il est encore temps, la bêtise du mal ne s'attaque pas de front. Elle s'érode, patiemment. Et en commençant par sa propre bêtise, en lisant ce livre qui a la rare amabilité de considérer son lecteur comme autre chose qu'un vulgaire consommateur d'imbécilités.
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Citations et extraits (66) Voir plus Ajouter une citation
Quelle que soit l'opinion ou la foi professée par les hommes, ce qui les distingue avant tout c'est la présence ou l'absence, dans leur pensée et leur personne, de cet au-delà, et le sentiment d'habiter un monde achevé et épuisé en lui-même, ou bien incomplet et ouvert sur l'ailleurs. Le voyage est peut-être toujours un acheminement vers ces lointains resplendissants, rouges et violets dans le ciel du soir, au-delà de la ligne des mers et des monts, dans ces pays où se lève le soleil qui chez nous se couche. Le pèlerin avance dans le soir, chacun de ses pas le rapproche du couchant et le mène au-delà de la ligne de feu en train de s'éteindre. (...) Sa route est longue, même s'il ne fait que se déplacer de sa cuisine à la pièce qui donne à l'ouest, et sur les vitres de laquelle l'horizon a des lueurs d'incendie, car une maison est un royaume vaste et inconnu et une vie ne suffit pas à l'odyssée entre la chambre d'enfant, la chambre à coucher, le couloir dans lequel les enfants se poursuivent, la table de la salle à manger sur laquelle les bouchons sautent comme les salves d'un ban d'honneur et le secrétaire avec ses quelques livres et ses quelques papiers, qui cherchent à dire le sens de ce va-et-vient entre la cuisine et l'office, entre Troie et Ithaque.
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Pour son roman « Le vieil homme et l'officier » Mircea Eliade est descendu dans les caves de la vieille ville, à Bucarest, cave dans lesquelles ses personnages disparaissent inexplicablement, de la même façon que les flèches qu'ils lancent en l'air ne retombe jamais plus. La police secrète de l'État, dans le roman, cherche à interpréter la signification politique de ces récits fabuleux de disparition et de magie, en s'égarant toutefois dans les méandres de la narration mythique ; le vieux maître Zaharia Farâma, qui raconte ces histoires, survit aux hautes autorités qui l'interrogent dans l'espoir de lui arracher les secrets d'État – et à la redoutée Anna Pauker qui le convoque pour qu'il lui rende compte de ces élucubrations.
Pour Mircea Eliade l'authentique et immortelle mythologie populaire s'oppose à la fausse mythologie technocratique du pouvoir. Il se pourrait que le grand spécialiste des mythes ait tort, qu'il idéalise le passé ; tout mythe archaïque, qui nous apparaît aujourd'hui comme parfaitement authentique, a sans doute été au départ trucage et coup de force des technocrates, arcane élaboré par le pouvoir, mystère dont s'enveloppe toute police secrète. Les siècles effacent les polices secrètes et leur puissance, si fait qu'il ne reste que le récit –mythos – de ce qu'elles ont d'énigmatique, récit pur et authentique comme toute fable qui ne se propose aucun but autre que celui de raconter. Quand ce qu'il faut de temps se sera écoulé, la réémergence à l'air libre et la descente aux abîmes provoquées par les travaux que Ceaușescu a ordonnés deviendront peut-être une source de poésie et de mythe, tout autant que les destructions des époques anciennes.
(p. 525-526)
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L'instant de Faust ou le chapelet de Stifter? Devant l'église de Saint-Florian, Madeleine, en train d'acheter des cartes postales, se penche pour les examiner avec cette légère moue qu'elle a toujours quand elle se concentre sur quelque chose. Le sillon que la moue dessine sur sa joue se creuse un peu plus, et l'or de ses cheveux est légèrement terni -comme pour nous rappeler que la vie n'est pas garantie inoxydable. C'est que ces cheveux blonds -encore blonds- sont eux aussi un grain du chapelet, une goutte d'oubli. Qui a raison, de Faust ou de Stifter, faut-il vouloir suspendre l'instant, l'or inaltérable, ou égrener en paix son chapelet sans en faire une maladie que les perles défilent?
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De cet observatoire, la vie apparaît comme une perte de temps, une machine fragile. Comme l'horloge qui en marque le rythme, la réalité est un engrenage, une organisation du goutte à goutte, une chaîne de montage orientée toujours et uniquement vers la phase successive. Celui qui aime la vie doit peut-être aimer son jeu d'emboîtements, s'enthousiasmer non seulement pour un voyage vers des îles lointaines, mais aussi pour les démarches administratives relatives au renouvellement de son passeport. La persuasion, qui répugne à cette mobilisation générale quotidienne, c'est l'amour pour quelque chose d'autre, qui est plus que la vie et ne luit que par éclairs pendant les pauses, les interruptions, quand les mécanismes sont arrêtés, que le gouvernement et le monde entier sont en vacances - au sens fort où "vaquer" évoque le vide, le manque, l'absence -, et que n'existe plus que la lumière haute et immobile de l'été.
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À Sulina arrivent maintenant tous les débris que le Danube transporte. Dans son roman Europolis, qui date de 1933, Jean Bart, alias Eugen P. Botez, voit les destinées humaines elles-mêmes aborder à Sulina comme les épaves d'un naufrage ; la ville, comme le dit le nom qu'il lui a inventé, vit encore dans un halo d'opulence et de splendeur, c'est un port situé sur de grandes routes, un endroit où se rencontrent des gens venus de pays lointains et où on rêve, en on entrevoit, on manie mais surtout on perd la richesse.
Dans ce roman la colonie grecque, avec ses cafés, est le décor de cette splendeur à son déclin, à laquelle la Commission du Danube confère une dignité politico-diplomatique, ou du moins un semblant. Le livre, toutefois, est une histoire d'illusion, de décadence, de tromperie et de solitude, de malheur et de mort ; une symphonie de la fin, dans laquelle cette ville qui se donne des allures de petite capitale européenne devient bas-fond, rade abandonnée.
(p. 533)
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Videos de Claudio Magris (6) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Claudio Magris
Lors de l'émission “Hors-champs” diffusée sur France Culture le 16 septembre 2013, Laure Adler s'entretenait avec l'écrivain et essayiste italien, Claudio Magris. « L'identité est une recherche toujours ouverte, et il peut même arriver que la défense obsessive des origines soit un esclavage régressif, tout autant qu'en d'autres circonstances la reddition complice au déracinement. » Claudio Magris (in “Danube”)
Claudio Magris, né à Trieste le 10 avril 1939, est un écrivain, germaniste, universitaire et journaliste italien, héritier de la tradition culturelle de la Mitteleuropa qu'il a contribué à définir. Claudio Magris est notamment l'auteur de “Danube” (1986), un essai-fleuve où il parcourt le Danube de sa source allemande (en Forêt Noire) à la mer Noire en Roumanie, en traversant l'Europe centrale, et de “Microcosmes” (1997), portrait de quelques lieux dispersés dans neuf villes européennes différentes. Il est également chroniqueur pour le Corriere della Sera.
Il a été sénateur de 1994 à 1996. En 2001-2002, il a assuré un cours au Collège de France sur le thème « Nihilisme et Mélancolie. Jacobsen et son Niels Lyhne ».
Ses livres érudits connaissent un très grand succès public et critique. Claudio Magris a ainsi reçu plusieurs prix prestigieux couronnant son œuvre, comme le prix Erasme en 2001, le prix Prince des Asturies en 2004, qui entend récompenser en lui « la meilleure tradition humaniste et [...] l'image plurielle de la littérature européenne du début du XXIe siècle ; [...] le désir de l'unité européenne dans sa diversité historique », le prix européen de l'essai Charles Veillon en 2009, et le prix de littérature en langues romanes de la Foire internationale du livre (FIL) de Guadalajara, au Mexique, en 2014. Claudio Magris est également régulièrement cité depuis plusieurs années comme possible lauréat du prix Nobel de littérature.
Thèmes : Arts & Spectacles| Littérature Contemporaine| Littérature Etrangère| Claudio Magris| Mitelleuropa
Sources : France Culture et Wikipédia
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